vendredi 9 février 2007

Anissa, le cri bleu des bourgeons

Noëlle De Smet

Je remercie les inventeurs et responsables du Cien ainsi que les organisateurs de la journée de m’avoir invitée à ce 4eme colloque.
Le Cien vient au confluent de mon histoire personnelle revisitée et de mon histoire professionnelle orientée.
Orientée depuis les années 70 par ma découverte de la pédagogie institutionnelle et d’un de ses pieds, l’orientation psychanalytique, appuyée sur les enseignements de Jacques Lacan.
Cette orientation-là, je n’aurais pu ni la prendre de façon décidée, dans mon travail d’enseignante, ni la déployer, si je n’avais pas été soutenue dès les années 80 par des collègues de l’Ecole de la Cause, travaillant dans une institution d’enfants, en Belgique. J’ai pu compter sur eux, apprendre avec eux, me soutenir d’eux. Au milieu des impasses scolaires, j’ai choisi comme partenaires ceux-là mêmes qui se sont faits partenaires de mon intuition floue devenue demande : transformer les moments dits de formation des enseignants, en réunions cliniques où suivre chaque élève à la trace ( à un moment où ce n’était vraiment pas de mise ou de mode). Ce fut, alors déjà, l’ouverture d’une clairière. Ces mêmes ont mis des lumières sur les petits laboratoires modestes initiés dans la suite avec d’autres enseignants dans mon école, puis ailleurs, et proposé à notre travail la mise en perspective capitonnante du Cien,. C’est de ce chemin et d’un merci que je parle aujourd’hui.
Que je parle d’une petite feuille prise dans les pages du chemin.

Elle s’appelle Anissa et elle est tout un peuple.

Par elle, je souhaite exemplifier ce qui me tient à cœur comme enseignante : avoir une pratique éclairée par la psychanalyse, pratiquer une pédagogie qui ne soit pas sans le sujet, me mettre dans ses pas, me mettre à l’affût de ce que cache son « non » aux apprentissages, tenir à mon désir de lui faire une place, sans jamais le lâcher.

Anissa avait 14 ans. Elle criait, mordait, frappait, fusillait du regard et de la voix, abîmait les travaux affichés en classe à coups de griffes ou de crachats, maltraitait ses compagnes.
Les enseignants la trouvaient dangereuse. Ils disaient qu’elle allait pourrir la classe, qu’il ne fallait rien lui laisser passer, qu’il fallait la mater et lui montrer qu’on n’avait pas peur d’elle.
Mais moi, j’avais peur d’elle ! Je ne savais jamais comment elle allait réagir à mes propositions de travail, aux regards, aux actes, aux mots des uns et des autres. La sentant fragile, je ne pouvais faire autrement, malgré les directives de mes collègues, que d’aller vers elle avec beaucoup de douceur.
Elle me rendait interrogative. Sur sa tête, elle gardait toujours un bonnet rasta. Elle voulait en fait s'appeler Jennifer, ou Jenny… et l'écrivait à sa façon : GENI, en rouge, vert, jaune, noir rasta sur le mur qui bordait son bureau, avec petits fils de laine aux mêmes couleurs, jusqu’à sa chaise…même que la laine, je la lui avais fournie

Une ennemie en classe

Un jour, Maria avait pris la chaise d’Anissa et bousculé tout son agencement personnel
Anissa entre dans une rage rouge, elle plaque Maria dos au mur, la griffe au visage et… sort un couteau. Maria se met à pleurer sans bruit.
Je n'en menais pas large. Je me suis approchée doucement, ai dit très fermement : « Géni, cette chaise est à toi et à personne d'autre » puis plus bas , « mais le couteau, il est à qui ? ».
Anissa se retourne d'un coup et dit avec force : « À mon frère ». Elle met le couteau dans sa poche et rit de façon assez satisfaite en disant à Maria « Connasse, tu sais que pleurer toi ».

Une classe partenaire

J’ai alors demandé à tout le monde de regarder si chaque chaise était bonne assez pour s'asseoir. La classe devenait ainsi sujet, elle aussi, interlocutrice et non juge ou arbitre. Maria, encore pleurante a dit qu'elle en avait marre de sa chaise, qu'avec les clous qui dépassaient, elle s'y déchirait les bas ou le pantalon. J’ai arrêté le cours en disant que ça n'était pas possible qu'il n'y ait même pas une chaise convenable pour chacune. Une élève a proposé de mettre ce point à l’ordre du jour du Conseil : « réparer la classe ». En attendant, j’ai proposé pour les 10 minutes de cours restantes, d'aller par deux, chercher dans chaque local des chaises convenables qui seraient inutilisées. Le soir même, il y avait une « vraie » chaise pour chacune dans la classe et cela me semblait vital pour la vie du lendemain. Malgré ma peur et ma tentation d’y aller en direct dans l’altercation entre Maria et Anissa, ce passage par les chaises semblait avoir fait sens, mais je ne voulais quand même pas laisser les choses en l'état.

Réparer des chaises mais en suivant une trace

Maria pleurait très vite c'est vrai. Elle se présentait comme fragile. Elle avait souvent un air triste. Elle m’avait raconté un jour que petite, elle avait passé 2 ans en Belgique puis 2 en Sicile puis était revenue en Belgique et avait perdu la lecture. Elle ne savait pas (plus) lire. Elle en était honteuse. Elle avait assez vite peur des autres. Pas pour rien sans doute son besoin de bonne chaise.
En cette fin de journée, la classe s'en va. Anissa file très vite. Maria est encore là, lente à rassembler ses affaires. Je lui demande si elle n’a pas mal à la joue, si elle veut un peu de crème. Oui. Avec la crème et les doigts sur la joue, s'étend toute une parole et entre autres autour de « C'est pas ma faute si je pleure vite … et on se moque toujours de moi ! ». Maria rassérénée s'en va. Elle n'a même pas l'air d'en vouloir à Anissa. Mais elle me dit « Dites-lui, vous, que c'est pas ma faute si je pleure », comme si c’était plus important que les griffes et le couteau. Il m’importe de prendre le tout au sérieux, les chaises, les griffes, le couteau, les mots de Maria… de me mettre à l’école de chacune

Dans la bande du métro

Tracassée par les griffes, le couteau et aussi par les menaces d’exclusion définitive qui pesaient sur Anissa, je décide d'aller à sa recherche. Il était 17 heures. Je savais qu'elle prenait le métro et restait souvent traîner dans les couloirs de la station CdF. J’y vais. Je la trouve en pleine effervescence, entourée de cinq garçons assez malabars, rouleurs de mécaniques dont elle imitait l'allure! Je n’étais quand même pas très à l’aise ! J’y vais sur la pointe des pieds. « Excuse-moi de venir te déranger. Je t'ai cherchée parce que j'ai quelque chose d'important à te dire »
Anissa laisse les copains et me tire dans un recoin comme si on allait faire le buisines du jour. Je lui demande : « Est-ce que tu sais ce que veut dire « Génie » ?
- Ben, le nom que je veux…
- Tu sais, c’est beaucoup plus que ça !
Je lui explique que des génies sont des gens qui savent et font des choses extraordinaires. Anissa n'en revient pas : « Ah bon. J'aime ce nom ! »
Elle s’est adoucie. Il est venu une lueur tendre dans ses yeux. Je ne lui ai jamais vu ce regard, ce sourire et ces égards pour moi.
Je lui demande si je peux lui dire quelque chose qui resterait "entre nous".
Elle se rapproche et est toute oreille. « C'est Maria. Elle pleure souvent. Elle a un problème dur, grave même je pense »
Réponse: « C'est où l'Italie ? C'est loin ? »
Et puis, très vite: « Moi, j'ai aussi un "entre nous" mais j'ai pas le temps maintenant, je dois rentrer sinon mon père va me battre »
- Tu habites de quel côté?
- Chicago
- Si tu veux, un jour je viens… pour ton "entre nous"
- Tu vas venir à Chicago toi ? Mais tout le monde a peur d'aller là. C'est tous des voyous là-bas. Et t'auras pas peur qu'ils te volent ton sac ? Et ils te feront un œil bleu… Mais toi, tu as déjà les yeux bleus ! J’aimerais bien avoir des yeux bleus.
Le lendemain Anissa en classe avait repris son air dur, mais avait vite glissé dans mon plumier un bout de papier avec son adresse: "Anissa-Génie, rue…" .
Par elle j’allais me mettre aussi à l’école du quartier-ghetto mal considéré

Au cœur de la ségrégation

Quand je suis allée chez elle, Anissa m’a d'abord reçue sur le pas de sa porte en me disant « Je ne croyais pas que vous alliez venir ». Voilà qu’elle me vouvoyait[1]
Puis m’a fait monter, présenté à sa mère, sa sœur, avec une délicatesse jamais vue à l'école.
Très vite elle m’a fait regarder les photos qui remplissaient les murs : un jeune garçon.
« C'est mon frère. On l'a tué dans un parc. »
La maman raconte comme elle peut, pleure.
Anissa me dit tout bas. « C'est ça mon "entre nous". Et je dois toujours avoir son couteau pour me défendre. » Toute la famille parle avec amertume de Chicago, de la police qui n’a pas fait son travail, de ce logement social qui n’est pas bien, du Maroc…Et il m’importait de me mettre à l’école de cette famille

Dans les tranchées

En classe, entourée de ses photos de Rastas et du mot GéniE (elle avait ajouté un grand E !), Anissa a commencé à agir un peu plus calmement. J’ai proposé un travail sur les rastas et sur l'Italie. Elle s’y est fort intéressée, a lu des revues pas si faciles à propos de Bob Marley.
Des moments violents ont continué à se pointer parfois. Une exclusion d'une semaine a même été demandée par un éducateur (pour racket chez les petits), en plein pendant les examens… Je ne voulais pas que cette exclusion l’écrase sans plus et casse le début de chemin entamé. J’ai dû me battre. J’ai obtenu l'accord des collègues et des travaux d’examens. J’ai donné rendez-vous chaque jour de 16h à 18 heures à Anissa et à sa co-racketteuse. Elles recevaient les matières du lendemain et faisaient l’examen du jour. Elles ont réussi. Au vu de leurs résultats, Anissa m’a dit « On a fait la guerre » ! Une guerre pas finie…Pendant les vacances, elle et sa copine ont dû préparer, en réparation du racket, une activité pour les petits de maternelles. Anissa leur a raconté une histoire avec des bons et des mauvais génies. Elle est revenue radieuse en disant qu’elle voulait « faire prof » …
Comme si elle voulait aussi suivre une trace. Elle ne sait sans doute pas qu’en voulant occuper la place de prof, elle veut aussi descendre aux tranchées. Elle a capté une autre version de prof, pas celle du savoir mais celle d’un suivre à la trace et d’une présence au front. Son front à elle, se trouvait-il peut-être à la ligne d’une guerre d’ amour ? Peut-être à partir de ce qu’au départ elle avait pris dans les mains, de façon coupante et frontale, l’amour de son frère ?
Noëlle De Smet

[1] Dans cette école, quand les élèves les plus dures tutoyaient les enseignants c’était pour dire, comme l’a traduit un jour l’une d’elles un « vous n’êtes rien et sûrement pas plus que moi ». Dans les conflits ouverts et les bras de fer, c’étaient des « tu » crachats (ils s’en accompagnaient d’ailleurs). Étrangement, c’était le « vous » qui manifestait une plus vraie proximité… respectueuse.

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