vendredi 9 février 2007

Broder un point d'extimité

«L'inquiétante proximité » dont parle Jean-Pierre Denis pour pointer le fait que les enseignants sont de plus en plus confrontés aux symptômes des adolescents ; indique en quoi l'institution scolaire n'est pas pensée pour permettre aux enseignants de prendre le temps de parler de ce qui se passe dans leurs classes.
La plupart d'entre nous avons été formés pour transmettre des connaissances avec comme postulat que la communication existe.
Le transfert des connaissances aux autres relève donc d’"un jeu d'enfants". On nous offre des formations sur comment construire des leçons et éventuellement des recettes pour "gérer" des classes "difficiles"en étiquetant les élèves mais depuis que je travaille dans une école, il a été extrêmement rare que nous nous réunissions pour parler de ce que nous rencontrions "réellement" en classe et de notre malaise face à cela.
L'institution scolaire offre un paradoxe de taille: elle est détentrice du "savoir" et a la fonction de le transmettre, mais n'offre aucune possibilité aux collègues d’échanger. Or n'est-ce pas de cette façon qu'un savoir peut se construire? À défaut de trouver ce qui "nous" lierait de la bonne façon, nous nous liguons contre les.....élèves, voilà "notre" façon de tenir ensemble. Cette "ligue", me semble-t-il, est aussi une façon de masquer la faille dont nous souffrons tous dans nos classes.
Lorsque les directions n'ont plus à la bouche que le mot "gestion" et qu'il faut coûte que coûte que « ça marche », comme l'évoquait Jean-Luc Mahé, chacun équivaut à l'autre.
Le discours universalisant qui met ainsi les élèves et les professeurs aux pas de l’efficacité, de la rentabilité rend les choses encore un peu plus acrobatiques. Ce qui aurait pu faire de fonction de garant, à savoir un questionnement pédagogique, est réduit aux simples résultats obtenus sans tenir compte des impasses rencontrées. L’écart existant se creuse entre un tel type de discours et la réalité de terrain ce qui les laisse encore plus disjoints. Dans ce contexte tous les caprices sont permis.
« L'accumulation », pointée par Jean-Luc Mahé comme une jouissance qui se cumule n'est-elle pas la conséquence de deux faits; d'une part, comme le souligne Philippe Lacadée, la position de l’adolescent qui s'adosse à son S1 et refuse le savoir de l'Autre, tout en se rassasiant de "a"; d'autre part la position de l'enseignant en S2 qui est de plus en plus mal assurée,— la position du sujet supposé étant mis à mal partout. Le corps enseignant n'est-il pas un des derniers bastions de ce sujet-supposé-savoir, souffrant peut-être plus encore du fait de sa formation initiale, laquelle le pousse à endosser le fardeau de «la communication [qui] implique la prédominance de l’Autre »[1] à une époque où ces valeurs se désagrègent?

Dans ce qui suit, je tenterai d'exposer deux initiatives où l'on tente de répondre à ces impasses par l'élaboration de lieux d'extimité.

La première s’appuie sur le récit d’un participant du labo-Cien Maître passe-désir, la seconde est tirée de ma pratique en classe.
Depuis quelques années, l’école où travaille ce collègue a changé de direction. L’un des effets fut, nous dit-il, l'accentuation des scissions au sein même de l’équipe enseignante. Un effet donc de division malgré le discours de la direction qui visait à souder l’équipe autour d’un mot d’ordre « il faut que ça marche le mieux possible». Or ce type de discours prônant la transparence qui accompagnait ce mot d’ordre obturait d'un tour supplémentaire le lieu où auraient pu s'élaborer des formules nous permettant une relance dans le travail.
D’autres collègues et lui-même voulurent trouver une façon d'y parer. Ils décidèrent alors de se réunir ouvrant ainsi les portes à ceux qui ne se satisfaisaient pas de « la ligue ». Ces réunions furent appelées « barricades ».
Grâce à ces dernières, lors d'un conseil de classe réuni d'urgence pour une classe très difficile, les enseignants parvinrent à ralentir le processus d’exclusion à l'oeuvre pour certains élèves et à offrir un lieu d'élaboration où chacun est venu dire à mi-mot ce qui l’affectait et trouer aussi, le discours du maître dont certains de leurs collègues se soutenaient.
Le moment de cette réunion d’urgence fut aussi celui de chercher ensemble comment prendre position et cette recherche permit que résonne autrement une forme de cohérence dans l’équipe où il fut possible que le « faire tous pareil » cède sa place au savoir faire de chacun qui peut trouver écho auprès des autres.

Par ailleurs, cette année j'ai entrepris avec les élèves de septième professionnelle d’écrire une pièce de théâtre. Le théâtre offre la possibilité de dire quelque chose de soi et en même temps de l'habiller, de le travestir via un personnage que les élèves se construisent.
La classe avec laquelle j’avais engagé ce travail, classe aux allures «amorphes» a décidé d'écrire sur la vie d'une classe. Le titre, «La septième a l'étincelle», trouvé en fin de parcours, a fait résonner autrement les choses: Les élèves ont joué de la langue puisque que l'établissement scolaire de la pièce porte le nom de L'Étincelle.

Par cette expérience, certains — voire l'ensemble des élèves — ont pu, me semble-t-il, entrevoir ce qui constitue un des noyaux de la relation pédagogique: Par exemple, nous avons cherché une chanson pour le professeur de musique de la pièce qui doit l’apprendre à ses élèves en vue de la fête de l’école de fin d’année. Les élèves ont proposé «Les copains d'abord» mais après avoir lu le texte de Brassens, ils se rendirent compte que le thème ne correspondait pas à ce que nous cherchions. Fut alors proposé la chanson «Charlemagne» de France Gall mais nous restions quelques peu mitigés car il n'était pas question dans notre pièce de mettre en question le pourquoi de l'école, mais de questionner ce qui nous permet d'apprendre? La chanson « La Maîtresse d'école» de Brassens a fait l'unanimité. Cette chanson relate simplement qu'on n'est pas cancres par essence et qu'il suffit d'être touché par l'amour (et le désir puisqu'il est question de recevoir un baiser de cette jeune maîtresse) pour se mettre au travail.
Avec ce choix, les élèves ont pris en compte que la relation pédagogique se danse au moins à deux mais qu'elle est toujours brouillée de malentendus qui y foisonnent. Ainsi, dans notre pièce, une élève arrive en retard à un nouveau cours. Le prof l'interpelle et lui demande son nom; elle lui répond qu'elle ne le connaît pas (parce qu'elle est adoptée), le prof prend cela pour de l'insolence. Ou encore, un élève jouant un prof m'explique en quoi le "symptôme" d'une élève ( le stress de ne pas pouvoir réussir) ne questionne pas l'enseignant car l'élève en question réussit et ne dérange pas outre mesure la classe.
Nous avions ficelé la quasi-totalité des dialogues pour chaque acte et scène de la pièce quand un élève proposa « qu’une fois le rideau tombé », un personnage (inexistant à la pièce) viendrait dire au public-lecteur ce qu’étaient devenus les différents personnages de cette pièce. La proposition fut acceptée. Quand je les interrogeai sur le devenir des personnages, à mon grand étonnement, chaque élève avait repris son « travers » qui lui avait servi à construire son personnage. Ce trait singulier avait trouvé à se loger dans une profession. Par exemple, le personnage de la commère devient la rédactrice en chef de la revue des stars, le personnage de la fille adoptée qui roule des mécaniques pour donner le change à sa sensibilité devient assistante sociale, le personnage du professeur chez qui « tout part en couille » décide de quitter l’enseignement pour les farces et attrapes etc.
Ne peut-on pas dire qu’ici chacun a perçu le « tous pareils »comme une grande comédie et a su trouver pour chacun des personnages à faire avec la particularité la plus singulière ?
Il me semble que le jeu théâtral, la façon d'avoir pris corps dans un personnage a offert la possibilité de trouver le ressort pour que la langue devienne un jeu et non pas un corps mortifié. Sans doute parce que l'authenticité de l'être a trouvé le lieu du jeu, qui, par le truchement du « costume » langagier, offre une certaine distance où chacun peut déambuler à la recherche de la formule.
Pour conclure : Deux lieux où quelque chose a pu se remettre à circuler.
Broder un point d’extimité est donc une ouverture vers un extérieur, de part et d’autre, qui a permis un temps de respiration grâce auquel le mur d’acier de la « ligue » a trouvé à s’effriter quelque peu.

[1] Jacques-Alain Miller, « pièces détachées », la Cause freudienne, 61, 2005, p.148

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