jeudi 8 février 2007

Contre la « banalité du mal », l’exigence de penser

Danièle Le Dantec

A l’heure où paraît aux éditions du Seuil – trente ans après la mort d’Hannah Arendt – la traduction française de son Journal de pensée, il n’est pas inopportun de rappeler que la philosophe n’a jamais cessé de voir dans l’exigence de penser, précisément, la première réponse opposable à la « banalité du mal ». H. Arendt avait forgé ce concept à l’occasion du procès Eichmann, auquel elle avait assisté en 1961 en tant que correspondante du New Yorker, et cette expression de « banalité du mal », mise en exergue dans le sous-titre de son Rapport fameux de 1963[1], suscita le scandale que l’on sait. On alla jusqu’à reprocher ni plus ni moins à son auteur de disculper Eichmann, ce criminel nazi qu’on jugeait à Jérusalem pour sa contribution de premier plan à la « solution finale ». Qu’en 1966, Le Nouvel Observateur ait pu oser ce titre : « Hannah Arendt est-elle nazie ? », suffit à donner l’idée de la violence de la controverse internationale dont elle fut alors le centre.

Or, la mise en cause de la formule d’Hannah Arendt ne repose que sur le plus absolu contre-sens : ce qu’elle écrit – lisons-la – est, sur ce point, on ne peut plus clair. Les Considérations morales (1971)[2], dont l’Introduction de La vie de l’esprit[3] est comme l’écho posthume, ne laissent aucun doute. Il ne s’est jamais agi, d’aucune manière, pour la philosophe, de banaliser les actes d’Eichmann, ni d’atténuer sa responsabilité : c’est exactement le contraire. Ce qu’elle dit, c’est ceci : « Aussi monstrueux qu’aient été les faits, l’agent n’était ni monstrueux, ni démoniaque, et la seule caractéristique décelable dans son passé comme dans son comportement durant le procès […] était un fait négatif : ce n’était pas de la stupidité mais une curieuse et authentique inaptitude à penser ».[4] Il était « tout à fait ordinaire, comme tout le monde »[5] !

La journaliste philosophe avait voulu couvrir ce procès pour « voir ces gens en chair et en os », et ce qu’elle avait alors constaté, c’est qu’Eichmann n’était pas cet être inhumain qu’il aurait été plus rassurant d’ imaginer, qu’il était plutôt trop humain – un fonctionnaire spécialement zélé ayant accompli ce qu’il croyait être son devoir – et que le seul trait inquiétant qu’il présentait était de parler par clichés et phrases toute faites, d’ignorer toute forme d’interrogation, pour s’abriter plutôt sous l’adhésion à des codes d’expression et de conduites standardisés.

L’abdication de la pensée, l’arrêt de tout examen devant ce qui embarrasse, le fait de reculer face au moindre questionnement – sur soi-même, ou bien sur ce qui se donne comme la « norme » - tout cela, note H. Arendt, peut s’observer chez des personnes très intelligentes, et / ou très savantes. Et sa thèse, c’est justement que cette non-pensée recèle les dangers les plus graves, et qu’il n’est pas nécessaire d’être un bourreau sanguinaire pour produire de grands maux.
Si l’on a pu tellement récuser le concept de « banalité du mal », en déplorant dans le meilleur des cas qu’il prête au malentendu, n’est-ce pas qu’il est en réalité tout simplement inaudible pour les sourds, insupportable aux oreilles qui ne veulent pas davantage (ou encore moins) entendre le message freudien : que du « fâcheux » nous habite de manière très ordinaire, que l’inhumain gît potentiellement au cœur même de l’humain[6], et que l’éthique de résistance consiste d’abord à le savoir. Hannah Arendt écrivait en 1953 à Jaspers : « Si seulement j’en savais un peu plus sur le mal ! ». N’est-ce pas ce à quoi donne une chance, ou une chance de plus, la rencontre avec l’éthique de la psychanalyse ?

[1] Hannah Arendt, Eichmann à Jérusalem, traduction française aux éd. Gallimard, 1966.
[2] Hannah Arendt, Considérations morales, en français dans la collection Rivages, 1996.
[3] Hannah Arendt, La vie de l’esprit, Tome 1, en français, aux éd. des PUF, 1981.
[4] Considérations morales, Rivages poche, Petite Bibliothèque, p. 25-26.
[5] La vie de l’esprit, éd. des PUF, tome 1, p.19.
[6] Entre beaucoup d’autres références possibles chez Freud ou chez Lacan, cf. l’admirable Neuvième Conférence, dans les Conférences d’introduction à la psychanalyse, trad. F. Cambon, éd. Gallimard, p. 186-190.

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