jeudi 8 février 2007

Dans le fil de la lecture

Ariane Chottin

Depuis quelques mois je me rends au CNA CEFAG pour rencontrer des groupes de jeunes adultes. Je leur propose un temps de « conversation », où résonne l’écho vivant du « pari de la conversation » qui, le premier, m’a engagée à pousser la porte du Cien.Au CNA aussi il s’agit d’un pari. Même si cette heure que je partage avec eux fait partie de leur emploi du temps, et qu’elle est inscrite au parcours de la journée, très vite, à ma grande surprise, la dimension du pari a dépassé celle d’une simple présence requise, la dimension du pari où chacun y va de sa mise.
Ce thème de l’insécurité langagière qu’a inventé Joseph Rossetto et autour duquel se cristallise le travail de notre non-laboratoire, m’a poussé à écrire parce qu’il éclaire pour moi aussi cette expérience singulière.
Ces groupes de « jeunes » qui ont entre 16 et 15 ans et qu’on appelle « SAS, FLE, 93, EPP » rassemblent soit des jeunes hommes et des jeunes femmes qui ont quitté la scolarité très tôt, souvent avant la 3ème, et qui ont ensuite erré plusieurs années avant que la mission locale de leur secteur les adresse à cette association dans laquelle ils effectuent un parcours de quelques mois pour parvenir à s’insérer dans un itinéraire professionnel ou de formation. Soit de jeunes étrangers arrivés récemment en France, qui ne parlent pas le français et qui doivent l’apprendre tout en effectuant des étapes de formation vers un parcours professionnel.
Si maintenant les sigles me sont connus, les arcanes de l’institution plus familières, les étapes d’une formation plus faciles à décoder, je me suis présentée à eux n’en sachant rien et m’appuyant sur ce non-savoir pour les inviter à m’en dire quelque chose… me dire quelque chose d’eux.
Cette invitation m’a été possible parce que j’y avais été moi-même invitée par Pepita Jodar d’abord, avec qui je parlais souvent du travail et de l’orientation du Cien et qui m’a fait l’offre de venir au CNA. Et ensuite par Céline Flaczyk qui organise les emplois du temps des groupes et des formateurs et marque toujours une attention soutenue aux jeunes qui fréquentent ce centre. Chez l’une comme chez l’autre je n’ai rencontré à aucun moment une volonté de savoir ce qui se disait dans ces conversations, mais un désir de savoir si quelque chose s’y inventait. Désir qui, de ce fait, a permis que l’institution consente à se décompléter — pour reprendre l’expression de Danièle Dumeaux qui parlait de la façon dont elle avait, elle-même, ouvert son école maternelle, afin que, dans ses murs, des conversations du Cien puissent avoir lieu avec les enfants.

Ce qui, de ces conversations s’ébauche de recherche m’a très souvent surprise et enseignée.
En voici un temps : Pas la même langue
Dans un groupe « SAS», l’un des jeunes gens, J, qui faisait « noyau dur » du groupe avec quelques autres lance, sur un mode provocateur « mais, madame, comment vous voulez qu’on parle avec vous, on parle pas la même langue! Comment vous voulez qu’on aille voir un patron pour un travail, on sait plus parler cette langue », et suscite ainsi, à son insu, une conversation dans laquelle même les plus bourrus s’élanceront. Car il s’agit d’un véritable élan qui les saisit devant l’intérêt que je manifeste à l’instant de cette déclaration : oui ça m’intéresse et même beaucoup et j’aimerais apprendre d’eux ce que c’est ce « pas la même langue ». Elan qui s’intensifie encore lorsqu’après m’avoir expliqué les différents niveaux de langue, du verlan au jargon, du familier à l’argot pour arriver jusqu’à la « langue soutenue » celle qu’ils ne parlent plus, l’un d’eux ajoute à la leçon « et vous savez d’où ça vient ? le verlan c’est les prisonniers qui l’ont inventé en prison, c’était pour parler entre eux, pour que les surveillants comprennent pas, pour pas être compris ». Lorsque je souligne qu’il est en effet tout à fait important de vouloir « ne pas être compris », les sourires larges qui éclairent plusieurs visages, signent pour moi un accusé de réception : la conversation est engagée, rendez-vous est pris.
Ce ne pas être compris et la surprise que mon accueil a suscitée ont été, dans l'après-coup, éclairé par le texte de Jean-Luc Nancy Manque de repères et par le travail conduit par Agnès Giraudel à partir de ce texte.
Travail dans lequel entrent en résonance cette articulation entre communication/ contrôle continu/ le « on n'en finit jamais avec rien » de Deleuze et l'analyse de Foucault de la construction d'une « société de surveillance » où la sanction vise à normer.
Ne s'agissait-il pas justement ici d'inscrire cette langue qui garantit de n’être pas compris dans une histoire où la surveillance est visée pour être déjouée, où l'hégémonie du contrôle se trouve contredite et de rendre ainsi à la langue son caractère subversif, pour rouvrir, en y faisant dos, un espace où le vivant, le corps, la rencontre soient à nouveau en jeu. Ne pas être compris brisait ce « quelque chose qui n'en finit jamais » de la communication. Etait-ce là l’invention d’une « des vacuoles de non-communication » proposées par Deleuze, un « interrupteur pour échapper au contrôle »?
La métaphore électrique me semble une vraie trouvaille. L’interruption commandée par un interrupteur donnant sa valeur la plus forte à la lumière sur fond d’ombre. Ombre dont la conversation participe et sans laquelle, dépourvue du « sens obscur » et du « malentendu » qui s’y abritent et où le sujet de l’inconscient trouve refuge, elle se réduirait à un instrument pauvre et sans âme, à une errance plate, comme celle qu’endura Peter Shlemihl,le héros d’Adelbert von Chamisso, après avoir vendu son ombre au diable.

Freud dans son article « sur le sens opposé des mots originaires », extrait de l'inquiétante étrangeté[1], remarque à propos de l'origine de la langue égyptienne comment « la pratique du rêve coïncide avec une particularité propre aux langues les plus anciennes ». La langue égyptienne, au caractère hiéroglyphique, est en effet bien différente des langues prises dans « l'univocité du vocabulaire moderne ». En elle se lient les opposés, fourmillent les double sens et l'ambiguité au point de se demander « de quelle manière l’Egyptien primitif a fait connaître à son prochain quel versant du concept hybride il envisageait chaque fois ». Se faire comprendre était donc un art fort difficile et chaque mot un outil à plusieurs usages… Dans cette langue, l'énigme scintillait dans l'hybride et, pour servir de guide dans ce qu’on pourrait appeler une « insécurité langagière antique », pour ouvrir son déchiffrage, à l’écrit l’image « déterminative » précisait le sens du mot, tandis qu’à l’oral c’était le geste ou la modulation phonique qui donnait « au mot prononcé la valence souhaitée ».
Les langues que nous connaissons en conservent quelques vestiges, comme coquillages fossiles, et souvent les contraires plongent leurs racines à une même source, certains se font même encore entendre (ainsi le without anglais ou l’allein allemand), par delà l’univocité de leur usage. Pour Freud, l'homophonie, l'inversion des mots, sont le point de croisement de l’ancien égyptien et du rêve, de la langue archaïque et de celle de l’inconscient.
Comment se saisir aujourd’hui du vif de ce croisement dans ce que disent ces jeunes de la confection du verlan, du jargon, de ces langues parlées à quelques-uns dans lesquelles une part vivante du sujet trouve refuge ? Appelle-t-elle un déchiffrage ?

Les conversations qui suivirent avec ce groupe ont constitué en soi un véritable voyage au pays du langage, voyage dans lequel j’étais décidée à me laisser conduire et dont je me contentai souvent de marquer les haltes, les stations, les étapes. Voyage au cours duquel se sont dessinés, à chaque fois, à partir d’une parole singulière, et dans un mouvement d’une vivacité surprenante, les figures de cette « langue à quelques-uns », avec d’abord sa force identitaire au travers des points d’appui qu’elle permettait, à la façon d’un jeu collectif avec ses règles en mouvement — et qui m’évoque l’Ultimate dont parle Jean-Félix Montagne —, avec aussi son histoire construite ou « rêvée », l’origine dont ils se réclamaient pour la fonder dans ses modalités d’existence et dans sa plasticité — et qui m’ont conduite à relire cet article de Freud « sur le sens opposé des mots originaires » —, avec aussi l’univers de création qu’elle sustente — le rap, le hip hop – et, enfin, dans ses entours, les modalités de jouissance qui s’y fixent jusqu’à la figer dans un étui, si étroit que le sujet l’éprouve comme une gangue (pour reprendre l’expression de F. Labridy) — « vous savez madame, ce truc c’est un piège », « madame, si on reste là, c’est fini, c’est foutu, on s’en sortira plus », « le patron si je lui parle, il va pas comprendre, même un mec d’une autre cité des fois il me comprend pas », « madame, mon fils, il a deux ans, je veux pas qu’il parle comme moi » – et s’y trouve corseté dans une forme de court-circuit. L’abri d’une langue devient alors une citadelle close, l’ « assignation à résidence du poète » dont parle Claude Millet, dans laquelle le secret désiré se transfigure en exclusion, et où le prix payé par le sujet pour ne pas être compris est de ne plus pouvoir se faire comprendre.

L’attention très fine de François Bon à la langue et à l’énonciation particulière de ceux avec qui il fait des ateliers d’écriture en prison, telle que nous l’a rapporté Sonia le Hir en reprenant les phrases de Brulin, ouvre à la question de la position du sujet à partir de son énonciation. Et cela m’a reconduite à la phrase que m’avait lancée J, au début de cette conversation : On parle pas la même langue. Et à la façon dont cette phrase se sépare On parle / pas la même langue, du fait de l’absence du premier élément de négation — le « ne ».
Que cette suppression soit devenue très courante dans la langue parlée, n’efface pas, à chaque fois que je la rencontre, la surprise face au léger déplacement qu’elle opère, déplacement qui se donne à lire dans ce qui se dit. Le sujet allégé du premier terme de la négation qui sinon, en encadrant le verbe fait la paire pour menotter l’action, parle. Et le pas, conservé, dans cette nouvelle construction, bouge à son tour, se décolle du groupe nominal pour s’éloigner d’un pas. On parle est bien la position du sujet qui s’engage en effet dans la parole et engage aussi la conversation, on parle court le risque, le « beau risque » comme le dit Valérie Guidoux, de l’insécurité langagière, prend l’élan du langage qui l’engage (YFM), même si le sujet on reste indéfini – façon d’emporter une part du groupe avec soi ou de s’y appuyer, de souligner la position de leader ou de forte tête de J qui ne se déplace pas sans son public. On parle donc et ce qu’on parle c’est pas la même langue. Ce pas la même langue a fait sonner (pour moi cette joie qui traverse) tous les « pas » inventés par Lacan : du célèbre pastout- pastoute, au pas-sans, au passibête, au passifou, au pas-plus-d’un (papludun et papludune) jusqu’au pas de sens : « le pas de sens, comme on dit le pas de vis, le pas de quatre, le pas de Suse, le Pas de Calais »[2] .
Ce pas mis dans l’entrebaillure de la phrase n’empêchait-il pas qu’une porte se ferme sur la même langue ? N’ouvrait-il pas, du pas, comme à Calais ou à Suze, le passage par où les langues menacées d’être closes chacune sur le même pouvaient s’adresser une invitation ?
Le pas la même langue exigeait de se pencher, une fois encore, sur le menu, le détail, l’infime, l’expression de biais (que l’attention de Sébastien Dauguet à ses élèves marque comme le mode sur lequel les élèves témoignent « du souhait d’être responsables de leur désir et d’assumer leur sentiment d’insécurité langagière ») de l’adopter et de s’y engager comme on prend le pas, avec pour boussole le malentendu et l’enseignement qu’en a tiré Philippe Lacadée[3] pour qui malentendu et détail, sont le gîte du sujet et « accompliraient la fonction de le révéler ».
Travaillé par le sens opposé de l’affirmation et du refus, ce pas la même langue porte en lui l’ambiguïté du mot d’esprit, sa construction n’est pas univoque, elle laisse deviner un objet qui, comme celui du mot d’esprit « nous réévoque la dimension par laquelle le désir, sinon rattrape, du moins indique tout ce qu’il a perdu en cours de chemin, à savoir, d’une part ce qu’il a laissé de déchets au niveau de la chaïne métonymique, et, d’autre part, ce qu’il ne réalise pas pleinement au niveau de la métaphore ». Dès lors, le désir continue de circuler « sous la forme de déchets du signifiant dans l’inconscient » et ainsi « dans le cas du trait d’esprit, par une sorte de forçage, passe l’ombre heureuse, le reflet de la satisfaction ancienne ».
De ce tout premier temps, reste cela : une ombre heureuse au seuil de la conversation qui s’engageait, et dans le manque de repères, un « rien » dont tirer parti…

[1] FREUD, L’inquiétante étrangeté, « sur le sens opposé des mots originaires », p 46.
[2] Lacan, J. Les formations de l’inconscient, p 98.
[3] Lacadée, Ph. Le malentendu de l’enfant p. 10.

Aucun commentaire: