vendredi 9 février 2007

DANS LES MOTS SOMMEILLENT DES UNIVERS ENGOURDIS


« Ca t'apprendra à te cacher dans les ombellifères ! »

Je suis un enfant de cinq ans. Je marche dans une prairie, parmi les hautes herbes sur les tiges desquelles glissent les gouttes d'une rosée tombée du soir qui vient déjà....
Des chiens se parlent...
Je vais vers la rivière. Je sais que je n'ai pas le droit. Je sais qu'on m'attend, et mon chemin de peurs et de délices se fraie parmi ces hautes demoiselles pas encore fauchées.... qui m'envoient sur les joues, une pluie infime et fraîche.
J'entends la voix de ma mère, un peu angoissée, me semble-t-il, qui crie mon nom.
J'entends la rivière, toute proche... J'entends mon enfance.
Je regarde ces bouquets vivants, je les caresse, je les respire. Et j'oublie soudain la rivière.
Ils me semblent que ces plantes majestueuses dont j'ignore encore le nom, me protègent,... que la vie sera là, ce bonheur d'être dans un creux de beauté végétale, entre le délice de retrouver les bras aimants et la peur de les perdre à jamais, dans la suspension de ce qui peut advenir et qui ne demande pour ce faire que notre assentiment.

Une fessée aussi violente qu'imprévue vint interrompre ma rêverie et les mots qui l'accompagnèrent, ceux de ma mère, venaient de me donner le nom de ces merveilles : mon petit cul me cuisait, mais j'étais heureux sous les pleurs.

Depuis, il m'arrive souvent, même dans des situations incongrues, de le dire pour moi seul, ce nom, à voix très basse. Tout me revient alors, l'univers de mes cinq ans et de mes songes, les visages qui en étaient les phares et les voix à peine assourdies par le temps. Il m'a toujours paru que dans les mots sommeillaient des univers, non pas perdus, mais simplement engourdis et qu'un rien -notre désir, le fait de les dire ou de les tracer- suffit à éveiller de nouveau. C'est un exercice simple, une magie qui ne demande aucune adresse, un opium légal. Je dois confesser que j'en abuse de façon immorale. Je n'en éprouve d'ailleurs aucune honte.C'est peut-être pour cela que j'écris, pour retrouver dans les mots que j'assemble la part de rêverie qui échappe au sens, qui ne se trouve en fait que dans l'entre-deux de la logique et du réel....

Et je vas dans les livres comme j'allais dans les champs, attiré par une rivière qui s'éloigne à mesure que j'avance. Je ne la vois jamais. J'entends seulement son murmure.

Philippe CLAUDEL, Ombellifères, Circa 1924


NOMINATION

Mes élèves n'étaient pas des monstres : c'étaient des enfants qui avaient peur de tout et riaient sans raison. On m'avait confié la petite classe, non pas la plus petite, mais le cours élémentaire ; ça faisait beaucoup de petits corps semblables : j'apprenais à les nommer, à les reconnaître, courant sous la pluie vers le trou venteux des préaux, pendant les récréations, tandis que derrière les hautes fenêtres, je les observais et puis tout à coup, je ne les voyais plus, rencognés sous un auvent, derrière le corps multiple et cavalier de la pluie. J'étais seul dans la salle d'école. Je regardais sur tout un rang de patèresleurs cabans pendus qui fumaient encore des pluies du matin, comme sèchent dans un bivouas les paletots d'une armée naine ; je nommais aussi ces petites défroques, je les attribuais, avec un peu d'émoi.

Et bien sûr il y avait aux murs de grands tableaux avec des lettres, des syllabes, des mots et des phrases flanqués de dessins, de coloriages, toute l'imagerie naïve qui flatte les esprits enfantins, les ferre et leur fourgue des conjugaisons qui font pleurer sous le leurre de garçonnets obèses qui font rire, de fillettes à nattes et de petits lapins.

Les enfants bougent les pieds quand ils pensent, quand ils pleurent : je voyais sous les tables la trace de cette danse appliquée, triste, un peu de boue en rond ; et de gros pâtés sur le bois blanc témoignaient du même rythme, de la même piété. Oui, cela m'émouvait ; c'est que je n'en était pas si loin, avec mes vingts ans ; surtout je m'en éloignais, je n'y étais plus.

Pierre MICHON, La grande Beune, p.14-15

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