jeudi 8 février 2007

De l’insécurité langagière à l’école

Sébastien Dauguet

D’une certaine façon, il n’est de bonheur que dans l’échec-à-dire [1]

Que faire lorsqu’au sein de l’Ecole l’élève laisse transparaître, derrière son incapacité à dire, un vouloir-dire qui ne peut que déstabiliser une institution déjà fragilisée par les contradictions qui la traversent ’ Que dire à un élève qui, tout en découvrant sa propre aliénation à l’Autre du langage, cherche à mettre des mots sur sa jouissance, pour que cette dernière, une fois civilisée, favorise son ouverture sur le monde et les autres, et ne soit plus un handicap ’ Comment réagir pour que ce jeune sujet vise à mettre à nu le point de non-savoir qui gîte au cœur de son être et constitue son originalité plutôt qu’il ne se détourne de son malaise au profit des alibis de la vie quotidienne que cultive notre société de consommation, ou ne tente de se protéger derrière des masques prescrits par un milieu éducatif qui ignore trop souvent les enjeux subjectifs qui peuvent f aire surface dans la parole des élèves ’
Tirant la légitimité de sa pratique d’un concours, l’enseignant est conscient qu’il n’a acquis son poste qu’après avoir été comparé à d’autres candidats. S’il n’est pas d’Autre de l’Autre, l’enseignant risque toujours de le dénier. Autorisé par une institution, il est tenté de la faire consister dans l’espoir qu’à défaut de garantir son statut définitivement, elle réaffirme son droit d’enseigner. Alors même qu’une vaste majorité des jeunes enseignants débutent leur carrière dans des établissements où les repères culturels des élèves tranchent avec les leurs, le désir de suturer le manque de réponse dans l’Autre conduit au ressassement d’un discours universalisant qui n’a souvent d’autre fondement que le rapport particulier de l’enseignant au secondaire. Dans une telle perspective, il ne peut que méconnaître les pulsions surmoïques qui le traversent, justifiant sa pratique à l’aide du discours institutionnel. Identifié au savoir, il risque de considérer le non-savoir uniquement en tant que faille dans le savoir, et non comme un moyen de produire un nouveau savoir. S’explique ainsi le fait que l’élève, alors réduit au statut d’objet, s’exclue progressivement de tout lien social et se complaise dans un symptôme dont l’Ecole aurait pourtant pu tirer profit pour modifier sa propre structure. Paradoxalement, dans le lieu même où il est supposé risquer sa parole, l’élève voit ses assises langagières ébranlées plus encore. La formation des professeurs, qui privilégie la psychologie à la psychanalyse, ne permet guère à l’univers enseignant de s’interroger sur une insécurité langagière qui, de structure, est le lot de tout sujet, et non pas seulement d’élèves en difficulté dans des banlieues socialement défavorisées. Du manque de confiance de nombre d’enseignants, lié à une formation et à un concours inadéquats dans une société en pleine mutation, découle finalement une perte de confiance plus grande de la part d’élèves qui n’ont aucune perspective.
L’expérience prouve que les élèves sont pourtant bien en quête de figures de l’Autre, et n’adressent pas leurs interrogations aux enseignants à n’importe quel moment. Est généralement privilégié le temps de l’intercours, lorsque l’identification de l’enseignant à sa fonction vacille et le regard des autres élèves s’efface. Parler à partir d’un point de non-savoir est alors plus aisé pour l’enseignant et souvent plus efficace : l’élève prend davantage en considération sa division subjective, et se laisse subvertir par son inconscient, là où, pendant le cours, la barrière de l’imaginaire fixe la position de chacun. Par leur brièveté, ces instants de transition protègent les divers acteurs de l’introduction, sans voile aucun, d’un réel qui serait insoutenable, mais laissent transparaître des besoins d’élèves non pris en compte. Professeur principal d’une classe de seconde dont je n’ai pas tous les élèves en cours d’anglais, je note que, parmi les élèves qui me sollicitent en dehors du temps de cours, plusieurs ne m’ont jamais vu en position d’enseignant. L’absence d’enjeu éducatif direct dans la relation ainsi instaurée paraît favoriser le questionnement des élèves. Un élève que je rencontrais avec sa mère m’affirma à cet égard : « Si je vous avais eu comme prof, je ne vous aurais probablement pas aimé. En plus, vous donnez du boulot. » Il n’appréciait aucun de ses enseignants, et pourtant réclamait des « heures de vie de classe », heures auxquelles les élèves peuvent faire part de leurs interrogations, notamment au sujet de leur scolarité, et qui permet au professeur principal de favoriser l’intégration des élèves de seconde au lycée. Comme a pu le souligner, au sujet de l’enfance, Jean-Luc Nancy lors de son intervention du 14 juin 2003, « s’il est un trait fondamental [de l ‘adolescence] c’est le besoin de confiance », et notamment le besoin de « confiance dans la confiance ». Les élèves, en effet, sont souvent en quête d’un enseignant qui ne serait pas seulement là pour les juger, mais prendrait en considération leur symptôme. Au-delà de leur souffrance et des identifications qu’ils méconnaissent bien qu’elles les déterminent, les élèves témoignent généralement de biais du souhait d’être responsables de leur désir et de leur réponse à leur propre symptôme. Paradoxalement, ils sont prêts à assumer leur sentiment d’insécurité langagière si les adultes qui les encadrent les soutiennent en ce sens, et s’abstiennent de juger les dires qui surgissent du fond de leur solitude. C’est ce que nous enseigne en particulier Onur, un élève de seconde dont l’incapacité à communiquer clairement a été relevée par plusieurs enseignants de l’équipe pédagogique dès le début de l’année.
Onur fait partie de la classe de seconde dont je suis le professeur principal. Ayant choisi l’anglais comme deuxième langue vivante, il n’est pas l’un de mes élèves en classe d’anglais. Je ne le rencontre donc qu’épisodiquement, au cours de l’« heure de vie de classe » quasi hebdomadaire en début d’année. Comme d’autres élèves qui ont des difficultés à s’exprimer, Onur interroge directement le système éducatif, qui, de structure, contribue à effacer le sujet derrière le savoir, et, parallèlement, remet en cause les enseignants, qui se trouvent confrontés à la question du positionnement de tout sujet dans le symbolique, de son rapport à l’Autre au-delà de l’autre, et de l’absence de signifiant dernier qui viendrait garantir son énonciation.
Absent lors de la rentrée, je rencontre Onur pour la première fois alors qu’il arrive en retard en « heure de vie de classe ». Le premier contact se fait sous le signe du malaise et de l’équivoque : je suis surpris de voir que l’élève que je cherche, « Onur », est un garçon, et suis étonné à la fois par sa taille et par son apparente maturité. Je crois d’ailleurs, dans un premier temps, qu’il s’agit d’un élève d’une autre classe venu jouer les trouble-fêtes dans un cours auquel il n’est pas censé assister, comme j’ai pu en voir dans des établissements plus difficiles. Après avoir évoqué la rentrée avec les élèves et les attentes que l’on a d’eux, je leur demande de compléter une fiche signalétique et les interroge sur leur orientation. J’indique par ailleurs que chacun peut ensuite ajouter toute observation qui lui semble nécessaire en bas de page, observation dont je ne jugerais pas le contenu. Onur écrit alors : « Monsieur, vous parlez trop vite et les gens qui parlent vite ça me stresse heureusement j’ai changé mon option qui était LV1 Anglais et LV2 Espagnol. Excusez-moi. Heureusement je ne vous ai pas longtemps. Excusez-moi d’avance. » Lorsque je croise à nouveau l’élève dans les couloirs, je lui signale que sa remarque est fondée, insistant toutefois sur l’idée qu’elle est acceptable parce qu’elle s’inscrit dans un cadre délimité.
Je vois peu l’élève les deux semaines suivantes, et les échos que les collègues me rapportent sont plutôt positifs. Ils insistent sur sa maturité. Seul l’avis de la collègue de Français tranche pour des raisons peu claires. Lors d’une « heure de vie de classe » où j’interroge les élèves sur leur début d’année, ils évoquent leurs difficultés à prendre des notes en cours de Français, ce à quoi je réponds qu’il faut en parler avec l’enseignante, qui adaptera probablement ses méthodes. La conversation que j’ai avec la collègue confirme mes premières impressions, plutôt négatives à son sujet : elle me dit qu’elle dicte encore ses cours, et que ce qu’elle considère comme une prise de notes est un exercice plus exigeant. Plutôt que de remettre en question ses cours en fonction des besoins réels des élèves, elle se protège finalement derrière les instructions officielles, et plus encore, derrière une vision de l’école biaisée par un regard empreint de nostalgie. Titulaire en Zone de Remplacement, elle rédige parallèlement sa thèse, avec pour objectif d’enseigner ensuite à l’Université. Son attitude vis-à-vis de moi-même et des collègues est souvent hautaine, et à partir du moment où, par le détour d’une conversation, je lui dis que je rédige moi-même une thèse, elle semble prendre davantage en compte mon point de vue, et vérifie mon assentiment avant de s’avancer sur certains thèmes dans la salle des profs.
Quelques jours après leurs premières remarques au sujet de cette enseignante, des élèves, dont Onur, viennent me parler du cours précédent de français, où la collègue a refusé six élèves en retard, dont un élève qui marche avec des béquilles. Je signale aux élèves que je refuse moi-même les élèves en retard et que ceci est en accord avec le règlement intérieur de l’établissement. Les élèves néanmoins semblent vouloir parler de leur désarroi, car ils pressentent que leur retard n’a été qu’un prétexte pour les exclure. Onur évoque par ailleurs le zéro que l’enseignante lui a infligé, dès le premier cours auquel il a assisté, pour ne pas avoir rattrapé les cours qu’il n’avait pu suivre en début d’année. Il sait que, pour ma part, je polycopie mes cours pour les élèves qui arrivent en cours d’année. Ne sachant comment me positionner, j’indique que dans de telles situations, le mieux est d’a ttendre de voir comment la situation évolue, et d’éviter tout conflit avec l’enseignante, que les mauvaises notes liées à des travaux non faits, si elles baissent les moyennes consignées dans le livret scolaire, ne sont pas prises en compte dès qu’il s’agit du passage en classe supérieure. Après avoir insisté sur le fait qu’ils doivent communiquer davantage avec leur professeur de français, je leur promets de discuter avec elle, conscient qu’elle évite toute question d’élève.
Suite à ces épisodes, je décide de consulter une collègue de Sciences Economiques et Sociales, qui partage ma vision, et s’étonne que la collègue de Français soit si peu sensible à la maturité d’Onur. Elle ajoute ensuite que la collègue de Français reproche surtout à Onur de mal construire ses phrases, ce que je n’ai pas eu le temps d’observer. Il semble donc que le conflit qui l’oppose à Onur est lié au rapport qu’elle entretient elle-même avec l’Autre symbolique, et à son incapacité à négocier avec les semblants sur lesquels repose un sentiment de sécurité langagière à l’évidence entamé. J’aborde plus tard avec l’enseignante de français certaines interrogations d’élèves, faisant par ailleurs référence à mes propres relations conflictuelles avec une classe qui viennent de se résoudre par le dialogue. Elle accepte l’idée de discuter avec les élèves.
À la fin de « l’heure de vie de classe » suivante, je décide de parler avec Onur, afin de constater l’ampleur de ses difficultés à communiquer, l’interrogeant sur ses cours de français. L’élève m’indique ne pas comprendre les réactions de l’enseignante, et ne pas savoir comment la prévenir de son absence le jour suivant, pour raison médicale, alors qu’une évaluation de français est prévue. Ne souhaitant ni me désolidariser de ma collègue ni feindre de ne rien entendre, je suggère que la collègue se pose peut-être beaucoup de questions au sujet de la progression qu’elle souhaite mettre en place avec sa classe, et qu’elle est probablement déstabilisée de découvrir qu’un certain nombre d’élèves n’ont pas acquis au collège ce qu’elle considère comme des bases. Progressivement, la conversation dévie. L’élève me parle de son rapport au langage, qu’il ne cerne pas, mais dont il a trouvé des résonances dans ma manière de parler. Il ajoute que cela l’a déstabilisé le premier jour, car, généralement, il ne peut communiquer avec quelqu’un qui parle vite comme lui. Il abrège ses paroles, de peur que ses interlocuteurs ne soient pas intéressés. Je lui demande alors si parfois, il n’abrège pas parce qu’il s’imagine que les autres savent à l’avance ce qu’il veut dire, ce à quoi il acquiesce. Je lui dis que, pour ma part, mon élocution s’est améliorée grâce à une psychanalyse en cours, parce que mon rapport au langage est probablement lié à mon passé. La conversation dévie à nouveau, et je suis amené à parler du complexe d’œdipe et de la fonction du père à Onur, qui semble intéressé par l’idée que tout sujet est en partie déterminé par ses antécédents. Il me parle de son enfance chez ses grands-parents à une époque où il ne voyait ses parents que deux fois par an. Il évoque son père qui ne lui prête aucune attention, et sa mère qui suit de près sa scolarité. Je souligne que cela n’est probablement pas sans lien avec son rapport au langage, même s’il est difficile de tirer des conclusions aussi rapidement. J’insiste sur l’idée que chacun construit différemment son rapport au langage. Onur m’indique que, jusqu’à présent, il a toujours préféré penser seul aux questions qui le travaillent. Il craint que le rôle d’un psychanalyste soit de le rassurer au lieu de le confronter à ses malaises. Il refuse de ne pas affronter ce qu’il est. Je lui dis qu’à mon sens, s’auto-analyser permet souvent de se voiler la face. Onur me demande alors si cela signifie que l’on a peur de la vérité. Je lui dis que c’est probable. Je lui demande s’il a parfois l’impression d’en dire trop devant ses proches et d’en apprendre alors sur lui-même. Il acquiesce, confiant ensuite qu’il ne comprend pas tous ses actes. Incertain quant à la position que je suis censé tenir, je décide de m’engager en tant que sujet face à un élève qui ne me semble pas s’adresser à un enseignant mais à un adulte. Je lui dis alors que ma propre analyse m’aide à comprendre d’anciens actes que je me reproche, et pour lesquels je n’ai plus l’impression d’avoir à chercher d’excuses. Je conclus en indiquant qu’une analyse permet de changer son rapport au monde, et de se détacher d’un passé qu’on comprend mal. Il me demande si l’on change en bien. Je lui dis que dès le début d’une analyse, il y a de gros changements, mais que, si je suis convaincu qu’ils sont bénéfiques, je ne ressors pas toujours avec le sourire d’une séance. Il me demande alors une adresse où il pourrait se rendre. Je lui dis que ce n’est pas forcément pour l’immédiat, mais qu’il y a des centres gratuits où il peut parler le jour où il en ressent le besoin, que je lui donnerais l’adresse du CPCT la semaine suivante.
Pour me protéger, je vois la conseillère d’éducation de l’élève à qui je raconte le dialogue. J’en parle également le lendemain à la collègue d’économie, qui est ravie de voir Onur se confier et être prêt à rencontrer un spécialiste. La collègue évoque alors les quelques séances qu’elle a pu faire chez un analyste. Nous parlons de notre rapport au langage, de notre difficulté à terminer nos phrases, de nos parents qui emploient un mot pour un autre. Les réactions de l’enseignante de français, avec qui je décide de parler pour m’assurer qu’aucun conflit ne vienne perturber davantage Onur, sont nettement moins positives. Si elle semble d’abord soulagée qu’Onur songe à rencontrer un spécialiste, je décèle surtout sa satisfaction à l’idée qu’Onur ait un statut à part, ce qui nous ôterait toute responsabilité. Elle insiste, dans un second temps, sur la nécessité de relancer Onur en cours, ma is il semble rapidement que ce qu’elle appelle « relancer » n’a d’autre sens qu’imposer son savoir à l’élève sans prendre en considération son positionnement subjectif. L’enseignante se situe bien du côté du discours de l’Université, choisissant de méconnaître l’impératif qui se loge sous un savoir apparemment au poste de commande : « Continue à savoir ». Elle rejette l’idée de laisser Onur dans son coin, mais, au travers de la manière dont la collègue s’adresse à moi-même, à mes collègues, et aux élèves, je reste persuadé qu’il s’agit d’un alibi qui la soutient dans une position de maîtrise qu’elle refuse de remettre en cause. Elle me rappelle qu’Onur a interprété, en cours de français, un tableau de la vierge à l’enfant comme l’image d’une femme battue qui se protège d’une figure masculine absente du tableau, ce qui entre chez moi en résonance avec ce que l’élève a pu me confier. Les positions de l’enseignante de français et les miennes s’avèrent d onc incompatibles : alors que je considère qu’Onur doit affronter un savoir inconscient, déjà-là, pour modifier son rapport au langage et à la culture, et permettre, dans un second temps, à de nouveaux savoirs de s’articuler aux acquis préalables, l’enseignante de français considère que les difficultés de l’élève sont liées à un manque de savoir qu’elle doit lui apporter. Ma position me paraît justifiée par le fait qu’Onur se soit adressé à moi alors qu’il me situe du côté du manque dans le savoir et de l’insécurité langagière. L’enseignante de français m’indique enfin ce qui lui pose problème : elle est la seule enseignante avec qui Onur entre en conflit. Je souligne qu’il s’agit du cours de français, et que le questionnement sur le rapport au langage qui s’y opère est probablement violent pour lui. Je lui signale qu’Onur serait absent au devoir surveillé de l’après-midi, en raison d’un rendez-vous chez l’ophtalmologiste qu’il avait eu des difficultés à obtenir. E lle répond que s’il n’a pas pour justificatif un certificat médical, il aura 0/20, qu’il aurait au moins pu la prévenir. (Elle ne tient pas compte du fait qu’elle-même a été absente pour maladie pendant 10 jours, que les élèves se sont déplacés à deux reprises pour rien.) Progressivement, nous entrons en conflit. L’enseignante me dit que le problème de l’analyse, c’est qu’on ne sait comment l’élève réagira, que cela peut le fragiliser, ce qui aura des conséquences dans nos cours. J’essaie d’abord d’apaiser les interrogations, rappelant que nous avons peu d’élèves dans cette classe, et que si l’élève est suivi, les risques pour nous seront plutôt réduits. Progressivement, elle tente de mettre en question ma position sur la cure analytique. Je me sens déstabilisé, je crois qu’il s’agit pour moi de prouver que j’en sais peut-être un peu plus qu’elle sur les effets d’une analyse, je me sens pris dans un conflit imaginaire dont je ne sais comment me dépêtrer. Lorsqu’elle évoque s es proches qui ont eu du mal à vivre leur analyse, je soupçonne que c’est l’enseignante elle-même qui a mal vécu une cure. Je crois pouvoir mettre un terme au conflit en lui demandant si finalement, elle a elle-même suivi une analyse. L’enseignante se braque, note que cela ne me regarde pas, dit qu’elle m’a bien entendu sur le fait qu’Onur est dans une situation critique. Je décide alors de changer de sujet, persuadé que l’essentiel est qu’elle tienne compte de ce dernier point.
En quittant l’établissement, je rencontre Onur. Nous parlons du cours de français auquel il ne peut assister. Il me demande s’il doit voir la prof pour s’excuser. Compte tenu des remarques de l’enseignante quelques minutes auparavant à ce sujet, je lui dis d’attendre le prochain cours, puis lui dis de ne plus réagir face aux remontrances de l’enseignante. Il me répond que ce n’est pas dans ses habitudes de se taire s’il ne comprend pas ce qu’un enseignant a contre lui. Je lui dis qu’elle est probablement déstabilisée, que le mieux, c’est qu’il continue de travailler, qu’il participe autant qu’il peut, mais qu’il ne s’insurge pas contre les sanctions qui pourraient lui être infligées. Je conclus en lui disant qu’en cas de besoin, il peut s’adresser à moi, mais aussi, par exemple, à sa prof d’économie. Quelques jours plus tard, je revois Onur, qui me demande s’il peut assister à mon cours d’anglais de seconde LV1 au lieu d’aller en permanence, ce à quoi je consens. À la fin de l’heure, je lui donne la date de son premier rendez-vous au CPCT. Il me dit espérer que cela lui sera bénéfique. Je lui indique que cela dépend en partie de s’il se retient de parler de certains sujets. Je lui dis qu’un analyste a lui-même effectué une analyse, qu’il n’est pas là pour juger, et qu’il s’est probablement posé le même type de questions. J’ajoute que s’il est surpris par la manière dont une séance est interrompue, ce n’est pas forcément une mauvaise chose, que cela peut l’aider à se remettre en question. Il me fait remarquer que c’est lorsqu’on passe pour un idiot qu’on en apprend le plus sur soi. Je lui demande alors s’il a des amis avec qui parler ensuite, au cas où il serait déstabilisé, et s’il veut mon numéro de téléphone en cas de besoin. Il me dit que ça devrait aller, me remercie, puis quitte la classe.
Assez rapidement, des changements sont notables dans le comportement d’Onur qui rend ses devoirs de français. La collègue d’économie m’indique en outre qu’Onur semble être en train de se repositionner : il a changé de place en classe pour s’installer au dernier rang, mais elle y voit un signe positif. Elle considère qu’« il faut laisser l’élève faire son chemin, maintenant qu’il sait qu’il a des choses à régler avec lui-même ». Le conflit entre les élèves et la professeur de français, par contre, a pris une nouvelle dimension : l’enseignante chronomètre apparemment l’arrivée des élèves en classe et fait respecter le règlement à la lettre. Les élèves demandent une nouvelle « heure de vie de classe » pendant laquelle je les laisse parler sans les censurer. Progressivement, les élèves se mettent à rire de la situation et à vouloir me faire rire, ce qui n’est d ‘ailleurs pas sans rappeler ce que soulignait Freud au sujet du rôle de l’humour :

[l’attitude humoristique] consiste en ce que la personne de l’humoriste a retiré l’accent psychique de son moi et l’a déplacé sur son surmoi. Or, à ce surmoi ainsi grossi, le moi peut apparaître minuscule, tous ses intérêts futiles, et il se peut que du fait de cette nouvelle répartition de l’énergie, le surmoi n’ait aucune peine à réprimer les possibilités de réaction du moi [ 2].
A la fin de l’heure, les élèves repartent, sans s’être véritablement interrogés sur le problème exposé. Je décide d’attendre la rentrée de novembre pour tenter de résoudre les questions qui se poseraient alors. Deux jours plus tard, deux élèves m’indiquent que le cours de français de la veille s’est très bien déroulé, et que l’enseignante n’a jamais été aussi agréable. Avec le recul, l’enseignante s’était-elle repositionnée grâce à une remise en question personnelle ’ Les élèves, soulagés d’avoir pu s’exprimer et rassurés que le monde des adultes ne les exclue pas d’office, étaient-ils arrivés plus détendus en classe, favorisant la mise en place d’une autre relation avec l’enseignante ’ Dans tous les cas, l’évolution de la situation prouve que les élèves ne peuvent apprendre tant qu’ils ressentent comme une frontière infranchissable la barre qui, dans le discours de l’Université, sépare sujet et s avoir. Aussi rejettent-ils toute pratique enseignante qui ne prendrait pas en compte leur insécurité langagière et qui refuserait d’impliquer l’insécurité langagière de l’enseignant lui-même. Il est cependant facile de tomber dans le piège qui mène l’enseignante de français à refuser de se laisser diviser par la parole de l’élève. Dans une position de pouvoir incertaine, tout enseignant connaît quotidiennement la tentation de se situer en tant qu’exception hors-la-loi et de tenir le savoir comme allant de soi. A l’inverse, l’appréhension du sentiment d’insécurité langagière, qu’il s’agisse de celle des élèves ou de la sienne, oblige à faire le constat de l’absence de signifiant qui puisse dire le tout de la jouissance, à admettre la particularité du rapport de chacun à la jouissance, et donc l’inéluctable solitude de tout sujet. Ceci ne peut donc que questionner l’Institution, qui croit disposer d’un bagage nécessaire à tout sujet.
L’exemple d’Onur en particulier nous conduit à percevoir que si l’être humain, de structure, est confronté à l’absence de garantie, il existe une autre voie qu’un pessimisme radical. Certes, du fait du décalage, intrinsèque au désir humain, entre une demande qui ne parvient pas à se formuler et sa satisfaction, l’insatisfaction est la règle plutôt que l’exception. Mais comme le souligne Jacques-Alain Miller, reste qu’il se produit parfois le miracle de la satisfaction qui a lieu au moment où, dans votre propre échec-à-dire, dans votre message toujours insuffisant, toujours à côté, l’Autre arrive à entendre ce qu’il y a au-delà, c’est-à-dire qu’il arrive à vous entendre jusque dans votre échec-à-dire. D’une certaine façon, il n’est de bonheur que dans l’échec-à-dire ‘ quand l’Autre vous interprète dans votre échec-à-dire, dans votre lapsus, dans votre trébuchement, dans votre limite, et vous entend au-delà, à l’horizon [3]. Alors qu’il semblait en train de se définir en opposition à la loi de l’Ecole, Onur révèle son souhait de nouer un rapport à la loi puisqu’il n’est en quête de rien d’autre que la reconnaissance de son symptôme par l’Autre. Par le biais de ses interrogations, Onur témoigne d’une volonté d’être responsable de son dire, et signale que ce n’est qu’à partir de la parole que le sujet peut prendre la mesure de sa responsabilité. Encore faut-il, pour qu’il consente à interroger son statut d’objet dans le désir de l’Autre, qu’une figure de l’Autre soit capable de dire « oui » à son échec-à-dire et à son symptôme pour qu’il puisse accepter ensuite de le travailler. Le monde des adultes est-il prêt à le lui accorder ’ L’Ecole, pour sa part, n’est guère adaptée pour aider les élèves face à leur symptôme, et c’est surtout le hasard qui a permis de tenir compte des questions d’Onur.

1] Jacques-Alain Miller, du nouveau ! Introduction au Séminaire V de Lacan, Paris : Rue Huysmans, 2000, p. 35.
2] Sigmund Freud, L’inquiétante étrangeté et autres essais, Paris : Gallimard, 1985, p. 326.
3] Jacques-Alain Miller, op. cit., p. 35.

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