lundi 26 février 2007

Éducation au « BIEN VIVRE ENSEMBLE » ?

Danielle Hafner
Suite à un audit réalisé en 2006 par l’équipe de recherche « Education à la santé à l’école » sous couvert de l’Inspection d’Académie et de l’Institut Universitaire de Formation des Maîtres, le collège de C* a fait l’objet d’une action concertée entre le ministère de la santé et celui de l’éducation nationale sur le thème du « Bien vivre ensemble », financée en partie par le Comité Régional Exécutif des Actions de Santé. Cette action prend sa place dans une étude internationale de l’OMS sur la santé et le mode de vie des élèves : Health Behaviour in School-Age Children (HBSC).
Fin juin 2006 cette action a été présentée en assemblée plénière au personnel éducatif et pédagogique du collège comme une action de dépistage et de prévention des comportements à risques (violence et addictions) et de développement de compétences psychosociales. Vingt écoles primaires y participaient déjà.
A la prérentrée 2006 une nouvelle journée a été consacrée à cette action. Un dossier présentant les actions déjà menées dans les écoles primaires du secteur depuis quatre ans a été remis à certains. Ce dossier contient des projets pédagogiques, éducatifs, réalisés autour du thème ainsi que leurs évaluations.
Si le thème du « Bien vivre ensemble » recueille d’emblée l’adhésion, je comprends en lisant ce dossier et en découvrant les évaluations proposées que l’on entend nous emmener là où beaucoup d’entre nous ne souhaiteraient pas aller – en tout cas pas moi. Car ces évaluations sont une succession de questionnaires, Q.C.M., qui visent à rendre compte du comportement des élèves, des familles, des enseignants et chefs d’établissement, et ce, de manière anonyme. Mais quelle est la garantie réelle de cet anonymat ? Et jusqu’où va-t-il ? Cet anonymat appliqué à nos élèves de collège ne peut que favoriser le déchaînement de ceux qui souffrent à l’école et ailleurs.
Il est demandé aux élèves dès la maternelle d’évaluer leurs relations avec leurs camarades, leurs enseignants, le directeur, la directrice.
Il est demandé aux parents d’évaluer de même leurs relations avec l’école et celles de leurs enfants.
Il est demandé aux enseignants, d’évaluer le comportement de chaque élève, ceci sous forme d’items à cocher, plus d’une quarantaine.
Il est demandé aux enseignants d’évaluer leur adhésion au projet. À noter deux items, le 2 et le 18 : l’un demande à l’enseignant s’il pense « que l’éducation au Vivre ensemble concerne autant les enseignants que les parents »; l’autre si « l’éducation au Vivre ensemble pose de sérieux problèmes éthiques ». Retenons cet item 18 comme un aveu pour qui sait le lire…, comme un avertissement réservé aux avertis.
Car il faut être averti pour voir derrière le masque du « Bien vivre ensemble » se profiler peut-être d’autres intérêts moins généreux au service d’une cause moins noble. Ces questionnaires, Q.C.M., rappellent en effet les méthodes des thérapies cognitivo-comportementales (T.C.C.) qui rentrent dans une politique globale, laquelle vise à légiférer, réglementer par le biais de l’Etat, sur la santé, la santé mentale entre autre.
Rappelons qu’en 2003, il a fallu toute la mobilisation du monde « psy », en particulier des forums organisés à Paris par Jacques-Alain Miller, pour qu’au terme d’un long débat et d’incessantes attaques de l’INSERM et de l’ANAES, le ministre de la santé de l’époque Philippe Douste-Blazy conclue que la souffrance humaine est « inévaluable ». L’enjeu était alors d’évaluer les thérapies. Les psychanalystes, les psychothérapeutes d’orientations diverses n’entendaient pas obligatoirement se soumettre ainsi au rapport des experts qui, ayant conclu à l’efficacité des seules TCC (évaluées, évaluables), pourfendaient les thérapies d’orientation analytique. L’idée était que l’état légifère sur la question et nomme un « préfet » de la santé mentale responsable de désigner tel thérapeute pour telle thérapie, pour tant de séances pour tel sujet lequel en tant que sujet, paradoxalement, n’avait plus son mot à dire…
Or, on le sait, les TCC s’orientent du DSMIV qui substitue la notion de trouble à celle de symptôme, traite chaque trouble par une molécule spécifique et /ou par un programme à partir duquel le sujet est conduit à rectifier son comportement inadapté. Sont évacués la rencontre du sujet avec un autre, le transfert, les dires du sujet. Il suffit de cocher et diagnostic et traitement sont établis, non pas au un par un, mais de façon universelle, à partir de standards qui font norme.
Avec ces questionnaires arrivent à l’école ces mêmes méthodes et pratiques. Ces mêmes préoccupations et intérêts ? L’individu auquel on a affaire est-il normal ? Lui, sa famille ? Et nous, enseignants ? Il faut donc être conforme, se conformer, veiller à ce que chacun soit dans la norme, sinon gare…
Chacun sait les effets du behaviorisme (comportementalisme) auquel se réfère ce projet. Hannah Arendt dans Les Origines du totalitarisme démontre que « la scientificité de la propagande de masse est d’un usage tellement universel dans la politique moderne qu’on l’a interprété comme un signe plus général de cette obsession de la science qui caractérise le monde occidental depuis l’essor des mathématiques et de la physique au XVI siècle ; ainsi, le totalitarisme semble n’être que la dernière étape d’un processus en vertu duquel “la science[ est devenue] une idole qui guérira magiquement les maux de l’existence et transformera la nature de l’homme. ”[i] Il est vrai qu’il y eut, très tôt, un rapport entre le progrès scientifique et l’essor des masses. Le “collectivisme” fut salué par ceux qui souhaitaient l’apparition de “lois naturelles du développement historique”, susceptibles d’éliminer le caractère imprédictible des actions et des conduites individuelles. »[ii]
L’air du temps veut en effet que l’on se préoccupe de sécurité. Philippe Mérieu dans l’US magazine du 16 septembre 2006, supplément au numéro 641, déclarait que « tout devient une question de « sécurité », ou plutôt de sécuritarisme… On met en œuvre des logiques d’enfermement … le seul problème, c’est comment se débarrasser de ceux qui font problème… Il faut travailler sur les causes et pas seulement tenter d’en faire oublier les effets ».
Laurent Ott, éducateur, enseignant, docteur en philosophie et militant associatif, dans le livre Quand les banlieues brûlent[iii], montre qu’ « au nom des problèmes de sécurité, l’espace est de plus en plus cadré, surveillé selon un modèle où chacun est virtuellement en faute. C’est insidieux, mais on assiste à une “ pénalisation douce ” des individus et des familles. Les questions de sécurité et de surveillance prennent le pas sur les missions éducatives. Un modèle “ doucement ” policier serait-il en train de changer le regard que nous portons sur la société ? » (Extrait d’un article de Dominique Louise Pélegrin paru le 3 novembre 2006 dans Télérama : « Le système policier français attise-t-il les violences policières ? »)
Si l’école et ses enseignants, élèves et parents d’élèves, évaluent, s’évaluent, veillent et se surveillent, l’on sait bien que plus nombreux nous serons, plus forte sera la norme, c’est à dire plus notre seuil de tolérance baissera. Plus nous trouverons de déviance. Plus nous entrerons dans une logique répressive.
De quel « Bien » s’agit-il ? Qu’est ce qui ne doit pas se dire ? Se faire ?
A qui profitera ce « Bien vivre ensemble » ?
Ne s’agit-il pas au fond de faire taire les souffrances que ne cessent d’engendrer une société tournée vers les seuls profits pour le bien de quelques uns au détriment de tous les autres ?

Voegelin E., The Origins of Scientism, Social Research, décembre 1948, cité par Hanna Arendt.
[ii] Arendt H., Les origines du totalitarisme, Paris, Gallimard, 2002, p. 663-664.
[iii] Le Goaziou V. et Mucchielli L., Quand les banlieues brûlent… : Retour sur les émeutes de novembre 2005, La Découverte.

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