jeudi 8 février 2007

Frappés de « bon-heur »

Agnès Giraudel

« Quand une mère ou un père ont un message fort à faire passer à leur fils, il faut qu’ils le disent dans la langue de leur choix. » C’est ainsi que, comme Françoise Labridy le met en exergue, Monsieur Benisti – revenant sur le rapport de la commission parlementaire relatif au repérage et au suivi des difficultés et des troubles du comportement de l’enfant – reconnaît son erreur première concernant la langue. Ce faisant, il nous présente ce que parler dans une famille peut signifier, dans la perspective de ce rapport. Il ne s’agit nullement de s’apercevoir qu’à travers la parole, un espace de rencontre peut se dessiner, que quelque chose est susceptible de se déposer, d’être entendu, ou encore qu’un champ peut s’ouvrir pour ce qui se faufile et nous échappe. Ce qui est en jeu, dans cette approche, est d’un ordre tout autre : transmettre des « messages forts », des messages qui frappent… un peu comme à la « télé ». Transposée dans le domaine du rapp, cette logique – aujourd’hui envahissante – n’autorise la saisie de certaines chansons que dans une dimension de pure « incitation à la violence ». Comme détachées de toute subjectivité, ces dernières – ne pouvant être perçues comme porteuses de paroles à entendre – ne méritent dés lors qu’une seule réponse : être frappées d’interdits. De type publicitaire, le message, tel qu’il se dégage de ces deux exemples, ne peut être qu’approuvé et intégré ou rejeté. Nul besoin de l’interroger, ni de se questionner. Ne sommes-nous pas ici en présence à la fois d’une utilisation et d’une promotion du « parler par clichés et phrases toutes faites », que Danièle le Dantec évoquait dans le dernier numéro de Terre du CIEN ?

Dans le journal « Libération » des 5 et 6 novembre derniers, deux jeunes de 18 et 19 ans, vivant dans une cité – Warren et Ludwel – expliquaient : « On a tendance à dire « la racaille » alors qu’il y a des gens qui vont bien, qui n’ont pas de problèmes. ». Ces quelques mots – frappants, à mon sens, en ce qu’ils véhiculent le destin tragique d’une assignation, intenable, au bonheur – ne devraient-ils pas conduire, chacun d’entre nous, à s’interroger ? Que fabrique-t-on, chaque jour – que frappe-t-on – à coups de signifiants qui « scintillent », aveuglent et bâillonnent ? Comment concevoir, comme semblent l’impliquer ces quelques mots, qu’il pourrait y avoir une légitimité à recourir au terme de « racaille » pour nommer des gens qui vont mal ou qui ont des problèmes ? Comment concevoir que celui qui ne va pas bien puisse être marqué du sceau de « rebut de la société » ?

Dans son texte[1], qui figure dans l’ouvrage édité à l’occasion de l’exposition sur la mélancolie, qui a actuellement lieu au Grand Palais, Laura Bossi évoque « la pensée collective qui aujourd’hui nous impose d’être toujours jeunes, beaux, minces, sains, en forme, actifs, « positifs » et de bonne humeur ». « Nous refusons », souligne-t-elle, « les êtres non conformes au cahier des charges utopique d’une santé obligatoire pour tous ». C’est à l’aune de ce constat, me semble-t-il, que doivent être appréciés les propos de Warren et Ludwel. L’espace du malheur, de même que le temps de la douleur, de l’indicible et des pleurs, sont pour chacun aujourd’hui, de plus en plus comptés, encadrés, voire même totalement « écrasés ». S’agissant du tout récent décès, par électrocution, de ces deux jeunes, à l’origine des révoltes, Françoise Labridy attire précisément notre attention sur le fait qu’« il n’y a pas eu publiquement la coupure d’un temps reconnu pour penser « l’impensable » », mais « d’emblée assignation à la chaîne signifiante de la délinquance ».

Derrière la pensée collective « positive », Laura Bossi identifie le possible reflet d’une grande peur : celle de la « dégénérescence » ; concept qui avait fait le succès de Nordau, à la fin du XIXème siècle, et dont on connaît le destin. Nordau avait notamment proposé, dans un ouvrage dédié à ce sujet, la création d’une « Commission pour la culture éthique ». Si celle-ci, composée des « meilleurs hommes du peuple, après un examen sérieux et en parfaite conscience de sa lourde responsabilité, déclarait d’une œuvre ou d’un auteur : « c’est une honte pour notre pays », alors l’œuvre et l’auteur seraient anéantis : aucun libraire respectable ne proposerait le livre ainsi condamné, aucun journal honnête ne le mentionnerait ou n’ouvrirait ses colonnes à son auteur, aucune famille respectable ne lirait l’auteur ainsi stigmatisé. »[2] Le « respectable » et « l’honnête » s’érigeaient alors en références face à l’horreur et à la peur que pouvait inspirer la dégénérescence.

En 1915, dans les « Considérations actuelles sur la guerre et sur la mort ». Freud s’intéressait à un symptôme surprenant et effrayant : le « manque de jugement, qui se manifeste chez les meilleures têtes… la crédulité qui leur fait accepter sans esprit critique les affirmations les plus contestables ». Il affirmait, alors : « Notre intellect ne pourrait travailler de façon sûre que soustrait à l’action de fortes motions affectives ; dans le cas contraire il se comporterait simplement comme un instrument entre les mains d’une volonté et il produirait le résultat qu’elle l’a chargé d’obtenir. » Si en 1915, Freud jugeait ce phénomène « plus aisé à expliquer et beaucoup moins préoccupant » que celui du déclin particulier, en temps de guerre, de la grandeur morale, il se pourrait qu’aujourd’hui, il soit devenu – travaillé dans le cadre de recherches sur les émotions, soutenu et amplifié par l’effet des médias – beaucoup plus inquiétant. La peur, qu’évoque Laura Bossi, ne fait-elle pas partie de ces « fortes motions affectives » qui conduisent à préférer la simplicité d’un discours prêt-à-porter, directement fourni par l’Autre, à la consultation de sa propre boussole intérieure, celle qui – si l’on accepte de s’y référer – peut, seule, permettre de faire un petit pas de côté ?

Agnès Giraudel.

[1] Laura Bossi - « Mélancolie et dégénérescence » - p.398 à 411 – « Mélancolie. Génie et folie en Occident », sous la direction de Jean Clair. Gallimard, Paris, 2005.
[2] M. Nordeau – « Dégénérescence », Paris, Félix Alcan,1894. Cité par Laura Bossi « Mélancolie et dégénérescence ».

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