vendredi 9 février 2007

LE MANGER RIEN DE L’ANOREXIQUE

CAROLE DEWANBRECHIES

J. M. Nous évoquions hier avec Marie-Hélène Brousse, la clinique de l’angoisse et c’est justement dans son Séminaire sur l’angoisse que Jacques Lacan évoque la question de l’anorexie. On verra avec vous que l’anorexie mentale est une clinique de l’angoisse, expression de vous, celle de la malade et celle de son entourage et c’est la structure de l’angoisse qui nous met sur la voie de la compréhension, donc du traitement de cette grave affection psychique. Prenons la mesure de l’ampleur du problème qui touche un nombre croissant de jeunes filles, plusieurs centaines en meurent chaque année.

Carole : Dans les sociétés occidentalisées depuis 1970, on voit augmenter le nombre des anorexies mentales au point que ça devient une référence obligée du discours des adolescents, ils ont par exemple dans leur classe, une jeune fille anorexique qui les inquiète beaucoup. Nos patients adultes ont souvent une nièce, une fille qui les inquiète beaucoup. On a crée en France des lieux de soins, pour l’anorexie mentale et la médecine, la psychiatrie, la psychanalyse sont sollicitées pour répondre à cette question.

J.M. il est vrai que depuis longtemps l’anorexie était considérée comme un symptôme d’hystérie.

Carole : on ne peut pas dire que ça n’existe pas comme symptôme hystérique puisqu’il y a un idéal de minceur dans nos sociétés à quoi se plient toutes nos jeunes filles dont la majorité vont bien ou sont hystériques ce qui est une façon d’aller bien. Etre hystérique est une façon de donner au manque dans sa vie une très grande importance, appuyer son désir sur le manque et faire apprécier ce manque au partenaire. Se faire soi même manquante…. Cela normalement, une jeune fille apprend cela dès la maternelle, à la puberté, cela redevient au devant de la scène quand le rapport à l’Autre sexe va prendre une autre consistance.

J.M. Pourtant les distinctions que vous effectuez, il y a cette forme d’anorexie hystérique, il y a aussi une anorexie psychotique et puis l’anorexie mentale qui est en soi une affection psychique qui n’est pas le symptôme d’autre chose, que Lacan a souligné.

Carole : vous avez tout à fait raison de dire qu’il faut différencier, par exemple l’anorexie dans les psychoses, celle d’un délire d’empoisonnement : je ne mange pas, parce que vous voulez me tuer, c’est l’anorexie d’un patient mélancolique, je ne mange pas parce que je suis au dernier degré du goût de la vie.. L’anorexie quant au mental, dit Lacan, l’anorexie mentale vraie, celle de la jeune fille, décrite depuis la fin du 19e qui se définit à partir de la triade des 3 A : anorexie, amaigrissement, aménorrhée, qui s’institue pour les jeunes filles soit au début de l’amaigrissement, soit après plusieurs mois (perte de 15 kgs). Nous voyons des jeunes filles qui ont perdu plus de 30 % de leur poids, or la médecine considère que 30 % de perte de poids, c’est difficilement récupérable. Elles présentent également un état mental particulier sur fond de déni des troubles, état qui ne manque jamais, l’amaigrissement est un facteur important qui va permettre de surveiller l’état de la jeune fille, on peut la peser, mais il ne faut pas se focaliser, sur le poids, car ça n’est pas l’entièreté du problème, elle présente un état mental tout à fait particulier qui la met en très grand danger, c’est une clinique de l’absence d’angoisse. Quand on la rencontre, elle n’est pas angoissée, elle est accompagnée d’un entourage affolé, les parents, un entraîneur en gymnastique.
J. M. Vous évoquez Charles Lasègue, qui le premier a établit le tableau soit l’atmosphère de menaces et de prières qui règne dans la famille autour de l’anorexique

Carole, c’est toujours actuel, comment peut-on faire manger quelqu’un qui ne veut pas manger.

J.M. L’anorexie mentale permet d’avoir l’aperçu le plus direct sur l’attachement d’un sujet à son symptôme.

Carole : on a à faire à une jeune fille qui ne veut en aucun cas prendre du poids, ni guérir, qui va se trouver face à nous, dire en même temps sa bonne volonté, et mettre en place une stratégie pour que rien ne change. Il y a là une force de la volonté dans le sens du symptôme qui est très frappante pour le clinicien.

J. Munier : on va parler avec vous du diagnostic, mais puisque vous évoquiez le séminaire de Lacan sur l’Angoisse, voici un texte qui montre la relation directe entre angoisse et anorexie :
« L’angoisse a été choisie par Freud comme signal de quelque chose, ce quelque chose ne devons nous pas en reconnaître le trait essentiel dans l’intrusion radicale de quelque chose de si Autre à l’être vivant humain que constitue déjà le fait d’être passé dans l’atmosphère, qu’en émergeant à ce monde où il doit respirer, il est d’abord littéralement étouffé, suffoqué. C’est ce qu’on a appelé le trauma, il n’y en a pas d’autres, le trauma de la naissance qui n’est pas séparation d’avec la mère, mais aspiration en soi d’un milieu foncièrement Autre. Bien sur le lien n’apparaît pas clairement de ce moment avec la séparation du sevrage, cependant je vous prie de rassembler les éléments de votre expérience d’analyste et d’observateur de l’enfant sans hésiter à reconstruire tout ce qui s’avère nécessaire pour donner un sens à ce qui s’avère du sevrage. Disons que le rapport du sevrage à ce premier moment n’est pas un rapport simple, le rapport de phénomènes qui se recouvrent, mais bien plutôt quelque rapport de contemporanéité. Pour l’essentiel, il n’est pas vrai que l’enfant soit sevré, il se sèvre, il se détache du sein, il joue. Après la première expérience de cession dont le caractère déjà subjectivé se manifeste par le passage sur sa face des premiers signes ébauchant rien de plus que la mimique de la surprise, il joue à se détacher du sein et à le reprendre. S’il n’y avait déjà là quelque chose d’assez actif pour pouvoir l’articuler dans le sens d’un désir de sevrage ; comment même pourrions nous concevoir l’effet très primitif, très primordiaux dans leur apparition de refus du sein, l’anorexie dont notre expérience nous apprend tout de suite à chercher une corrélation au niveau du A. »

Carole : C’est un très bel extrait qui fait référence à l’anorexie du nourrisson, qui montre bien le rapport au désir de l’Autre de l’anorexique. Pour le petit enfant l’Autre c’est sa mère. Pour la jeune fille de 15 ans, de quel Autre s’agit-il dans son refus, il est très important de voir que ça n’est plus l’autre de l’Œdipe, on n’en est plus à la mère de l’Œdipe, c’est aussi bien la société dans laquelle elle grandit, les idéaux que cette société a concernant sa jeunesse, les jeunes filles, l’esthétique des jeunes filles, le rôle des femmes, le rapport à l’objet. Que veut-on pour nos jeunes filles, que veut-on des femmes, quelle place ? Et on voit là un temps d’arrêt qui peut être dramatique avec un arrêt sur l’objet rien qui peut mettre en péril leur vie. On peut mourir d’anorexie mentale. Lassègue disait en 1873 que c’était grave, et que ça pouvait ne pas s’arranger avec l’âge.

J. M. vous dites d’ailleurs que 10 % ne guérisse pas, ce sont des statistiques de service de médecine qui reçoivent ses jeunes filles pour les nourrir au bord du coma. La prise en charge s’effectue en milieu hospitalier.
Carole : il est rare qu’il y ait une anorexique constituée qui puisse bénéficier d’une analyse directement, même si elle a l’air de le demander sous la pression de ses parents ou de son entourage. On convient souvent d’une hospitalisation dans des conditions particulières pour qu’elle puisse modifier son rapport au symptôme. Ca c’est l’idée de Charcot, il a l’idée en écoutant ses parents qu’il faut l’en séparer. . Il a du mal à les faire partir. La jeune fille n’est plus dépendante des parents. Elle a obtenu que les parents soient dépendants d’elle, donc il faut que la jeune fille perde l’appui qu’elle prend sur l’angoisse de l’Autre. Ca me parait plus intéressant de prendre les choses par ce biais que de vouloir faire manger quelqu’un qui ne veut pas manger.

J. M. Si je peux me permettre de citer une autre de vos formules, opposer dans un rapport dialectique la toxicomanie du rien à l’angoisse du milieu familial

Carole : une fois que le sujet est séparé de l’angoisse du milieu familial, on peut avoir chance qu’elle même retrouve un rapport propre à l’angoisse, qu’elle est absolument nécessaire à la constitution du sujet. Un sujet qui ne connaît pas l’angoisse, on peut supposer qu’il ne va pas bien. Ces jeunes filles en train de mourir ne sont pas angoissées, il faut qu’elle retrouve un rapport à l’angoisse

J. M : vous me disiez qu’un des ressorts de l’analyse, on vient d’évoquer la thèse de Charcot sur l’isolement, par l’hospitalisation, ensuite vient le temps de l’analyse, vous la pratiquez vous –mêmes

Carole : c’est l’usage des concepts de la psychanalyse même pour la vie quotidienne de la jeune fille hospitalisée, c’est pas l’analyse au sens de l’interprétation, car dans toute une phase, ça n’a aucune utilité, elles ont d’ailleurs des tas de théories, dans les journaux, elles savent tout sur tout, diététique, tout ce savoir leur est inutile pour guérir, elles s’en servent pour ne pas guérir. Donc il ne faut pas rajouter de savoir inutile ne pas dégoûter davantage ces jeunes filles. Ce que je dis aux intervenants qui rentrent dans leur chambre : parler des petites choses de la vie, de parler de rien, du roman qu’elle vient de lire et on ne se précipite pas sur ce qui serait des significations : vous ne mangez pas parce que. On n’évite de parler de l’alimentation. J’essaye de lui faire toucher du doigt que ce n’est pas seulement un problème de poids. Elles ont perdu la joie de vivre, elles sont première de la classe jusqu’à la dernière minute, leur rapport à l’Autre est altéré par leur rapport au rien. C’est une prise en charge plus globale de la psyché. Il faut quelques interlocuteurs pour elles qui ne s’angoissent pas et leur présentent une neutralité bienveillante. Des plateaux leur sont portés 3 fois par jour, leur sont retirés, elles ne sont pas félicitées, si elles ont mangé, les infirmières notent ce qu’elles ont mangé. Elles ne sont pas grondées. On en parle pas, pas de commentaire, on parle d’autres choses. Au bout de quelque temps, la jeune fille s’interroge sur notre désir, mais alors qu’est-ce que vous voulez, si votre désir n’est pas de me guérir qu’est ce que vous voulez ? c’est quoi. Il ne faut pas imposer par notre volonté médicale, psychanalytique, vous ne pouvez pas faire un bras de fer au sujet de l’alimentation. Le bras de fer se passe sur le terrain de l’angoisse, de l’institution, des autres patients. On ne peut pas s’opposer à la force d’une pulsion.

J. M. La relation d’objet, Séminaire IV : « je vous ai dit qu l’anorexie n’est pas un ne pas manger, mais un ne rien manger. Cela veut dire manger rien, rien c’est justement quelque chose qui existe sur le plan symbolique, ce n’est pas un nicht essen, c’est un nichts essen, ce point est indispensable pour saisir la phénoménologie de l’anorexie mentale. Ce qu’il s’agit dans le détail, c’est que l’enfant mange rien, ce qui est autre chose qu’une négation de l’activité. De cette absence savourée comme telle il use vis à vis de ce qu’il a en face de lui la mère dont il dépend. Grâce à ce rien, il l’a fait dépendre de lui. On pourrait aller un peu vite et dire que le seul pouvoir que le sujet détient contre la toute puissance, c’est de dire non au niveau de l’action et introduire ici la dimension du négativisme qui n’est pas sans rapport avec le moment que je vise. Je ferai néanmoins remarque que l’expérience nous montre et ce n’est pas sans raison que ce n’est pas au niveau de l’action et sous la forme du négativisme que s’élabore la résistance à la toute puissance dans la relation de dépendance, c’est au niveau de l’objet qui nous est apparu sous la forme du rien, de l’objet annulé en tant que symbolique que l’enfant met en échec sa dépendance et précisément en se nourrissant de rien, c’est là qu’il renverse sa relation de dépendance, se faisant par ce moyen maître de la toute puissance avide de le faire vivre, lui qui dépend d’elle. Dès lors, c’est elle qui dépend par son désir, c’est elle qui est à la merci de son caprice, de sa toute puissance à lui. »

J. M. cette logique implacable, cette dialectique du maître et de l’esclave

Carole : on ne peut pas homologuer l’anorexie à un trouble du comportement, à un ne pas manger qui s’opposerait à un trop manger, c’est quelque chose de plus subtile et plus dialectique reposant sur des mécanismes pulsionnels qu’on ne peut pas bouger comme cela, il faut surprendre le sujet pour le bouger de sa position, arrimer au rien qui le mobilise.

JM. Vous évoquez ces effets de surprise que vous cherchez à créer

Carole : il ne faut pas placer la cure du côté du sens qui nourrirait le symptôme et qui conforterait la jeune fille mais aller du côté du hors sens qui permet à la jeune fille de retrouver un rapport authentique à la parole ce qui leur permettra de guérir. Si elles prennent du poids sans retrouver ce rapport authentique à la parole, ça peut être dangereux. Si elle prend 10 kgs sans changer sa position subjective, elle peut se suicider à la sortie du service.

JM. La clinique de l’anorexie est une clinique de l’objet

Carole : JA Miller avait opposé la clinique de l’objet et la clinique du phallus. L’hystérie relève de la clinique du phallus, les jeunes filles hystériques s’intéressent beaucoup à comment être conforme au désir de l’Autre. La clinique de l’objet par contre place le sujet malade, souffrant dans une position qui est hors discours, même s’il parle, il dit des choses convenues, des choses toutes faites, il n’y a pas de dire authentique. C’est le produit de la dialectique décrite par Lacan auquel il se réfère, on montre que l’objet est quelque chose qui peut venir faire bouchon dans le développement d’une jeune fille, à l’adolescence, l’objet rien vient s’interposer entre le stade oral. C’est pas un trouble du rapport au langage comme la psychose, mais il est exact que le sujet est comme désarrimé du langage, il ne dit rien, la parole est frappée d’une dévaluation très grande, il faut trouver un dispositif qui lui permette de retrouver une valeur aux choses. Une jeune fille réclamait des choses, puis elle rit, puis dit tout ça c’est du flan, elle a retrouvé un rapport au langage par le mot d’esprit, un rapport à son inconscient, elle est sortie d’affaire, même si elle n’a pris que 300 g.

6 septembre 2006

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