jeudi 8 février 2007

Pourquoi les trains n’arrivent jamais en avance ?

F. Labridy

Ca déraille, les chevilles sortent des petits trous, une échappée qui ne veut pas se faire rattraper, et qui essaime, se propage, les « Antigones » sont dans la rue et s’opposent à Créon sur les modalités du vivre ensemble. L’imprévisible n’est pas comptable dans ce qui est programmé, il apparaît comme une bévue comme un en-trop que l’on ne sait situer nulle part, la nouveauté de ce qui le meut est innommable dans la langue du déjà là, dans la langue des bonnes pratiques qui disent ce qui doit être et qui avait programmé la paix sociale à partir de la ségrégation des populations. Que personne ne sorte du territoire qui lui est imparti, les bourgeois dans les beaux quartiers, les classes populaires dans les HLM, que d’autres retournent chez eux, notamment ceux qui font le plus tâche dans le tableau, alors que nous sommes dans une période d’abolition généralisée des frontières afin que tout un chacun puisse être converti au commerce mondial, avouez que c’est à n’y rien comprendre.

Et pourtant.

Un train en cache toujours un autre

Le symptôme n’est plus lisible comme message, comme part de jouissance, il devient un signe non équivoque, une assignation. La révolte d’une partie de la jeunesse ne peut plus être entendue comme un « dire que non » à beaucoup de choses qui ne vont pas dans le monde. La révolte est une chambre d’écho, une tentative de stopper quelque chose, d’arrêter l’opacité du monde dans lequel tous les humains vivent, un appel à trouver d’autres marques que celles de la destruction continuée des conditions de vie, l’appel à construire des « avenirs » qui ne soit pas celui de l’anéantissement. Aurions nous oublié le spleen de Baudelaire[1], écrasé par la chimère dont il ne sait rien et qui le pousse à marcher et Rimbaud avec sa hâte de trouver « le lieu et la formule » pour écrire ce qu’il ne comprend pas de lui. Il est impossible que le printemps de la vie devienne l’équivalent de son automne, car s’y écrase l’espace de la liberté et de l’espoir où se fonde l’envie de vivre. Peut-on longtemps se laisser gommer d’un monde qui ne vous voit pas ou vous assigne à la place du rien ou du non-être ?

Si les adultes ne peuvent plus assumer la responsabilité du nouveau et du renouvellement que constitue une nouvelle classe d’âge, même s’ils ne comprennent pas ses actions tempétueuses et désespérées, si nous ne pouvons plus déchiffrer avec eux ce qui cherche à venir à l’existence, alors c’est toute la société qui est en danger nous dit Hannah Arendt[2].

Quand ce qui fait signe devient insigne : l’assignation à demeure et la bataille des épinglages

La révolte d’une partie des jeunes a été suscitée par l’énigme de la mort de deux d’entre eux, encore, sur laquelle le voile de la douleur, de la nomination et de l’histoire particulière n’a pas été déroulé. Il n’y a pas eu publiquement la coupure d’un temps reconnu pour penser « l’impensable » celle de la perte de deux enfants. Il y a eu trop vite, d’emblée assignation à la chaîne signifiante de la délinquances et non pas arrêt de sens et silence devant des morts non-anonymes. Qui étaient ces jeunes, électrocutés, désintégrés ? La révolte s’est propagée ensuite comme une traînée de poudre enflammant sur son passage les objets de l’envie et du refus.

Nous avons à être sensible à l’usage que nous faisons chacun des mots de la langue pour accueillir ces événements. La révolte en devenant émeute, échappait au pouvoir d’assignation à résidence des mots qui viennent épingler une guise de l’être, au lieu d’être un signifiant appelant un autre signifiant pour que le sujet puisse circuler sous des identifications diverses, emprunts variables, labiles et non épinglage définitif et ségrégatif, mise en demeure par un autre d’être ça et rien d’autre.. Aux signifiants de racaille et de délinquant qui leur étaient mis sur le dos, ils ont répondu par un autre signifiant celui d’émeutiers « on n’est pas des casseurs, on est des émeutiers. », qui ne se réfère plus à la chaîne signifiante de la délinquance, mais à celle de l’explosion, du mouvement et du soulèvement populaire, donc à celle de leur histoire actuelle rapportée à celle qui les a précédée dont ils devenaient alors les héritiers. Est-ce l’émeute de 1830, celle de 1848, celles de Los Angeles ou de Bradford ? Car l’émeute est un signifiant qui s’articule au champ du politique et de l’action collective. En fin de compte ceux qu’on veut réduire à des comportements délinquants ne sont-ils pas en train d’interpréter l’incurie du politique sur les questions majeures de notre société. Et sous la révolte, s’aperçoit l’hésitation entre émeute et révolution ; s’y expérimente une échappée des territoires établis, un « devenir toujours à recommencer, une tentation de libérer la vie, là où elle est emprisonnée.

D’où l’importance de la façon et de quoi nous avons à nous faire destinataire dans ce qui arrive sans que nous le comprenions. C’est à la responsabilité de chaque adulte que ces jeunes s’adressent, dans l’attente d’un relevé de paroles qui ne les enfermera pas à nouveau, mais ouvrira « des avenirs »[3], fera passer du côté du vivant ce qui peut toujours se retourner en haine ou en destruction de soi ou de l’autre. Certains ne soulignent dans ces événements que les faits de violences exercées sur les personnes ou sur les biens, renforçant à nouveau une seule chaîne d’interprétation : celle de la délinquance. Si la condamnation des actes délictueux est de l’ordre de la loi, l’échange concernant une recherche de causalité la plus large sur ce qui peut les déclencher s’avère indispensable pour tramer le tissus social. La société du spectaculaire a pour conséquence l’exacerbation de la valeur attribuée au visible. Quand ça flambe, ça peut être vu par les médias, ça peut être montré. Cela peut devenir un point d’appel possible pour être vu. Mais qui entend au delà de ce qui est montré et rendu visible par la machinerie médiatique ?

Cette fièvre adolescente ouvre une brèche entre le passé et le futur , elle appelle une suite d’où l’espérance pour une autre modalité du vivre puisse se dégager. Couvrir le feu ne laisse-t-il pas les braises à la merci de n’importe quel souffle ? Car une grande partie des jeunes comme une partie des adultes ne veulent-ils pas simplement pouvoir aussi être acteur de leur vie, et cesser de se chercher sans jamais accéder à la prouesse, dans une insatisfaction nue ?

Le pouvoir de l’émeute

« …au point de vue du pouvoir un peu d’émeute est souhaitable. Système : l’émeute raffermit les gouvernements qu’elle ne renverse pas. Elle éprouve l’armée ; elle concentre la bourgeoisie ; elle étire les muscles de la police ; elle constate la force de l’ossature sociale. C’est une gymnastique ; c’est presque de l’hygiène. Le pouvoir se porte mieux après une émeute comme l’homme après une fiction. » [4] Victor Hugo a écrit une friction et j’ai écrit une fiction. C’est sans doute par la fiction qu’on sort des frictions, par une nouvelle nomination de ce qui peut lier, et non par l’ « épaisseur triste » d’une vie privée axée sur rien sinon sur elle-même.

Victor Hugo était aussi celui qui disait que l’adolescence était le lieu d’une délicate transition, parce que « l’éveil du printemps » peut y prendre des formes surprenantes Il précédait Freud qui lui, inventa un concept « la libido » (depuis fort longtemps oublié, ou encore toujours méconnu), pour nommer ce qui surgit du corps des adolescents en tant que ce corps devient pour eux le lieu d’une satisfaction inédite et nouvelle. Véritable moteur à explosion, bombe à retardement, jouissance restant en partie étrangère au corps qui voudrait bien se civiliser, devenir plus raisonnable, mais qui continue à résonner, cause irréductible, en écart par rapport aux valeurs idéales et à la normalisation que le collectif veut lui imposer.

Les identifications anonymes à un insigne symptomatique : anorexique, alcoolique, dépressif, hyperactif, délinquant, opposant avec provocation…..

On constate depuis peu, une convergence de discours scientifiques, politiques, administratifs définissant l’humain en terme médical et pathologique : l’Evidence based medicine. C’est le cas de l’expertise INSERM, sur le trouble des conduites chez l’enfant et l’adolescent, (Paris 2005) qui avait été précédée en 2002 d’une expertise collective des troubles mentaux, dépistage et prévention chez l’enfant et l’adolescent qui avait déjà suscité des réserves. De même le Rapport de la commission parlementaire Bénisti qui prône la « création d’un système de repérage et de suivi des difficultés et des troubles du comportement de l’enfant. » vient de ressortir. Nous assistons à la mise en place d’un vaste réseau de contrôle des populations sous-tendu par un projet sécuritaire qui s’implanterait dès la crèche et rassemblerait professionnels, parents, retraités, autour de certains dispositifs…. Une opposition massive s’était déjà faite contre le pré-rapport qui prétendait imposer le français comme langue unique en annulant leur langue originaire, aux familles issues de l’immigration et qui faisait un amalgame entre délinquance et immigration. Le député a reconnu une erreur et a modifié son texte : « quand une mère ou un père ont un message fort (sic) à faire passer à leur fils, il faut qu’ils le disent dans la langue de leur choix ( !) ». La rectification ne ferait-elle que prolonger le pire ? Un GCASE (Groupe de coordination, d’aide et de suivi de l’enfant) affecterait des référents aux enfants tout au long de leur parcours scolaire. Il s’agit d’évaluer les enfants le plus précocement possible et tout le long de leur vie, « les évaluer corps et âme, cela s’appelle un contrôle » (J.-C. Milner, p.14) « Lorsque l’intimité de l’individu doit se brancher sur la normativité du groupe, il faut se mettre en alerte, car seul le droit au secret assure la déconnexion entre singulatif et collectif » (J.-C. Milner, p.16) Une nouvelle structure pédagogique est imaginée par le rapport : les « facultés des métiers », établissements séparés des collèges et lycées, permettant une remise à niveau scolaire et l’apprentissage d’un métier en 4 ans. Et cela pourrait même commencer à 12 ans. Le rapport encourage également la création d’internat, ou bien le placement en famille d’accueil loin du domicile familial, « préférable aux centres fermés dans lesquels les délinquants s’autosuggestionnent. »

L’expertise de l’INSERM en se situant à l’intersection des champs de la médecine, de la psychiatrie, de l’éducation nationale, de la justice et de la police prétend regrouper en un seul symptôme : le trouble des conduites, des étiologies qui n’ont rien à voir entre elles. Elle introduit également à une impasse éthique et épistémologique qui risque d’avoir des conséquences désastreuses en prétendant vouloir prévenir ou empêcher les futures transgressions sociales par un dépistage médical en milieu scolaire.[5] Si la colère devient pathologique, si les actes de révolte deviennent désobéissance, si toutes les réponses des enfants et des adolescents deviennent des troubles de l’adaptation sociale et non plus des tentatives de construction/déconstruction d’une vie à venir, si toutes les manifestations nouvelles des jeunes doivent être éradiquées par une rééducation comportementale ou par des médicaments, alors c’est l’étouffement de toute subjectivité naissante, et c’est aussi l’impossibilité du renouvellement de la société en devenir. Vouloir lire tous les malaises singuliers à travers le filtre sécuritaire et autoritaire, en méconnaissant leur portée symbolique, c’est ouvrir la porte à un monde totalitaire. « Au nom de ses prétentions à l’expertise, le discours médical se ferait alors l’arme de l’arbitraire. Et avec lui tout discours qui ferait semblant d’être médical pour pouvoir se dire expert. Qui osera dire que cela ne s’est pas déjà produit dans l’histoire ? Qui osera dire que cela ne s’est pas produit de nos jours ? qui osera dire que cela ne s’est pas produit sous nos yeux ? »[6]


L’assignation à des monosymptômes[7] qu’opèrent ces discours annule la division subjective qui ne peut exister que par le pouvoir équivoque de la langue signant le sujet de l’inconscient. La fonction subjective du symptôme disparaît sous une description comportementale qui en fait une entité quasi-naturelle et pathologique. Les actes des sujets deviennent des troubles anonymes. On obtient ainsi un regroupement par mono-symptôme qui procure une certitude massifiante, intégration dans « l’être-classé » au lieu d’une élaboration singularisée de l’épreuve par laquelle passe tel vivant-parlant à un moment de son existence. Les individus ne peuvent plus échapper à la nécessité de l’identique par la contingence de l’équivoque.

La façon dont les hommes se parlent les rend humains, inhumains ou a-humains : nous avons à habiter la langue et nous ne sommes pas seulement décrits par elle

J.-A. Miller[8] souligne qu’au fondement des TCC, il y a un point de vue sur le langage, non théorisé, qui est une conception descriptive du monde. Cette croyance à l’explicite, l’exclusion de tout ce qui est équivoque a plusieurs conséquences sur les prises en charge proposées :
1- l’apparition de contrat fixant les termes du trouble et de son traitement, vient à la place de l’impossible à penser le transfert tel que Lacan l’a conceptualisé comme lien de signifiant à signifiant,
2- l’application à tous de processus et de méthodes standard déconnectées du lien de particularité s’instaurant entre soigné et soignant par impossibilité de penser que la description d’un trouble est une création par la langue qui le modifie et que le traitement lui-même le transforme,
3- la réduction des symptômes à des troubles naturels susceptibles d’être éradiqués, le trouble demeurant une constante indépendante de toute influence, l’assimilation à une maladie est possible.

J.-.A. Miller dégage alors que toutes les questions concernant la vie mentale se traitent par la phobie. «L’impossible à supporter » que l’expérience analytique circonscrit pour chacun devient traitable à partir de la crainte, de l’éradication, de la mise à distance et de l’évitement.
Le cri des jeunes, aliénés par des conditions de vie qui les empêchent de prendre à leur charge la part du monde qui leur revient se démontrerait-il donc comme une position de rejet au fait d’être traité comme des machines, comme des choses qu’on pourrait ranger et classer, sans état d’âme ? Il y a d’autres voix que celle de l’orientation dominante qui augmente encore la méfiance des uns envers les autres en attisant la peur. Dire comment toute nouvelle épreuve de vie rencontrée par chacun ne laisse pas inchangés ceux qui la traversent, mais oblige à inventer une nouvelle donne pour continuer à vivre avec les autres.

Des élèves d’une classe de seconde d’un lycée urbain, eux aussi interrogés par ce que vivaient leurs camarades de banlieues, se sont organisés entre eux pour amener les enseignants à leur parler de cette actualité brûlante, ils se relaient pour poser une succession de questions, réduisant d’autant le temps réservé aux apprentissages disciplinaires, pendant que l’un d’entre eux est chargé du chronométrage ( !) de la prouesse de chacun. Et ça marche, même le professeur de mathématiques parle de ce que par quoi eux sont concernés à travers l’événement vécus par d’ autres. Dans une classe de quatrième d’un collège d’une petite ville de province, un garçon est rentré des vacances, en demandant que la classe fasse deux minutes de silence pour le souvenir de la mort des deux jeunes en y associant la mort accidentelle toute récente de deux adolescents connus par tous dans la cité.[9]

Transformer les hommes en choses pour les gouverner comme des choses : évaluation, expertise, contrôle

Le mensonge de l’expertise, c’est de prétendre que les choses parlent et de faire oublier que ce sont les hommes qui sont parlants. Et la langue qu’on attribue aux choses dit Jean-claude Milner[10], « : mêle les jargons entre administration et technostructure », les dossiers grouillent de statistiques et les choses parlent anglais. « Questionnaires, manuels de statistiques pour débutants, règlements inextricables, lexiques convenus et syntaxes misérables, lambeaux de pidgin, ainsi se compose à la manière d’Arcimboldo, la figure de l’expert infiniment variée et indéfiniment monotone. ».

Jean-Claude Milner écrit que Lacan annonçait que la criminologie formerait l’horizon ultime des sciences humaines en devenant service expert du lien social. Nous y sommes. L’expertise de l’INSERM, et le rapport Benisti témoignent de cette articulation rapprochée : la transformation précoce de l’enfance en trouble servira à la prévention de la délinquance et de la criminalité. L’évaluation en choisissant l’expertise mène au contrôle mais ne veut rien savoir de la souffrance humaine et encore moins de ceux qui s’en soucient. Wittgenstein dit « qu’il n’y a pas d’expertise de la souffrance, parce que la souffrance n’existe que par la parole ». Conséquence inévitable : l’évaluation ne pourra jamais émettre de jugement favorable sur la psychanalyse.

Où sont donc passés les actes politiques en ce début de XXIe siècle ?

Jean-Claude Milner écrit également que le gouvernement des choses dispense de toute politique et en dispense plus spécialement les hommes politiques : le résidu de mission qui leur reste, c’est de traduire en langage humain les contraintes non-humaines. Les hommes politiques deviennent les pédagogues « d’une pure et simple leçon de choses ; il s’agit de faire accepter à tous la conviction que personne ne peut jamais rien changer à rien» (p. 21). Les gouvernants expliquent aux peuples étonnés les injonctions des choses, les gouvernés n’ont qu’à les appliquer.

Si le nom de politique a encore un sens, dit-il, plus loin dans son texte, cela suppose que le régime de domestication généralisée peut encore être mis en suspens par un instant de décision, mais cette possibilité concerne chacun d’entre nous « en tant que chacun traverse la politique et peut être traversé par elle. » (p. 60), d’avoir à décider par nous-mêmes de nous battre pour notre liberté, si les politiques n’y parviennent plus .

F. Labridy, 18 novembre 2005

[1] Cité par Philippe Lacadée, Conférence l’éveil et l’exil chez l’adolescent,
[2] Arendt H., 1972, La crise de l’éducation, in la crise de la culture, Paris, Gallimard, Folio Essais,
[3] Aggoune H., 2004, Les avenirs, Farrago, Paris,
[4] Hugo V., Les misérables, IV, X, I, in Le grand Robert, 2001, p. 2022
[5] Lenoble E., Bergès-Bounes, M., Calmettes S., Forget J.-M., L’Inserm sème le trouble, Le monde, 4 oct. 2005
[6] Milner J.-C. 2005, La politique des choses, Navarin éditeurs, Paris, p. 48
[7] Recalcati M., 2005 Lignes pour une clinique des monosymptômes, in Revue de l’Ecole de la Cause freudienne n° 61, p. 83-105
[8] Miller J.-A. 2005, La réponse de la psychanalyse aux thérapies cognitivo-comportementales, in Mental n° 16, Paris, 2005, p.141-148,
[9] travaux du laboratoire du CIEN Nancy-Metz, les corps-vivants,
[10] Milner J.-C., 2005, La politique des choses, Navarin éditeurs, Paris,

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