jeudi 8 février 2007

Prisonniers de la langue

Sonia Le Hir

Lacan nous dit : « Le traumatisme essentiel dont le sujet fait l’expérience est celui de la langue ».
Le traumatisme serait la langue ? L’insécurité de structure ?

Pour l’illustrer, je veux vous présenter des extraits du livre de François Bon, Prison.

François Bon, écrivain, anime des ateliers d’écriture dans un quartier des mineurs.
Il se rend un jour à son atelier et le gardien-chef lui dit : « Et vous avez su que Brulin a été planté ? » (p 7)
Brulin, jeune mineur qui participait à l’atelier d’écriture, avait été libéré trois jours avant.

François Bon rapporte deux phrases écrites par Brulin. Tout d’abord :
« Le rejet est venu très tôt pour moi ».

Brulin est en prison, on suppose qu’il a fait peu d’études, parler, écrire ne sont pas choses aisées pour lui, sans doute est-il un de ces jeunes que l’on pourrait ranger dans l’insécurité langagière.
Et pourtant, peut-on mieux dire ce qui se dit, dans ce qui s’entend ?
A savoir une équivoque, où la langue achoppe au bord de l’incorrection, de la faute de français : il a été très tôt rejeté ou il a rejeté très tôt ?
Peut-être devons-nous entendre les deux mouvements à partir d’un même temps d’énoncé.

Voilà un exemple de l’insécurité langagière, mais ici la langue très précisément indique la position du sujet, sa position dans la langue.
Et cela a été entendu par François Bon. Celui-ci note « cette manière de repousser tout au bout ce qui relève du sujet et aurait du, dans la tradition de la langue française, initier la phrase et non pas la conclure » .

Autre phrase rapportée : « Malgré mon abandon du coté de ma mère » (p 19).
Ici aussi, on note le même flottement : a-t-il été abandonné par sa mère ou a-t-il abandonné sa mère ?

Ni le temps ni l’espace de séparation ne sont scandés dans ces énoncés, le moi et l’autre y sont accolés. L’adolescent n’a pas pu s’extraire de sa place d’objet, il est resté collé à l’autre. Cette non séparation est transcrite dans la langue qui énonce clairement la position subjective du sujet Brulin. D’où l’effet d’insécurité langagière dans une énonciation exprimant néanmoins clairement la position du sujet.

L’ambiguïté d’une telle phrase n’est pas entendue par le sujet qui l’énonce, mais elle a été entendue par celui qui reçoit le texte, François Bon. Qui doit alors prendre lui-même une position : ou bien considérer qu’il y a une faute de français et faire retravailler le texte, ou bien recueillir cet énoncé tel quel.

Reprenons le fil du récit du livre. Brulin avait quitté la prison et, trois jours après son départ – le jour donc où François Bon apprend la mort de Brulin -, arrive un autre jeune, Tignass, qui se rend à l’atelier d’écriture. C’est lui qui a « planté » Brulin.

François Bon nous transmet son texte :
« …il m’avais menacer moi et ma famille alors quant je les vue quil sestait enparus de mon couteaux saitaient moi ou lui…» (p 15).

Quand il s’était emparu de mon couteau… Emparu ? Serait-ce un néologisme ?

La condensation des termes s’emparer et paraître, ou apparaître, par un effet de miroir, fait surgir devant nous en un éclair l’agressivité : c’est lui ou moi, le face à face, le tiers séparateur n’existe pas dans la langue. La précarité du langage dit néanmoins une part de vérité, emparu fait apparaître la faille, le trou dans lequel se précipite le sujet.

Lacan développe la notion d’agressivité dans L’agressivité en psychanalyse et Introduction théorique aux fonctions de la psychanalyse en criminologie (Ecrits). Lorsqu’un sujet en frappe un autre, dit-il, c’est lui-même qu’il frappe en visant l’autre.

Il écrit encore : « La tension agressive intégrant la pulsion frustrée chaque fois que le défaut d’adéquation de « l’autre » fait avorter l’identification révolutive, elle détermine par là un type d’objet qui devient criminogène dans la suspension de la dialectique du moi. » (p 141).

C’est bien me semple-t-il ce que l’on retrouve ici : le meurtre de Brulin s’effectue dans ce moment d’effraction du voir et du couteau, emparu marque alors la « tension agressive », le « défaut d’adéquation de l’autre ».

Dans la phrase de Tignass, le meurtre arrive juste après l’insulte et ramène les protagonistes dans cette zone indifférenciée pour eux du stade du miroir, ce moment de la captation spéculaire, zone indifférenciée mais néanmoins vitale du surgissement du je entre moi et l’autre.

Emparu, emparer, paraître, apparaître…Le regard, dans un éclair la vue brouillée.
Vacillation du moi. Moi ou lui. La bourse ou la vie.

L’énoncé vibre et l’énonciation laisse le lecteur en malaise. Où se situe le sujet de l’énonciation ? Dans sa division même, c’est-à-dire sur la lame de la langue.

Tignass a-t-il entendu ce qu’il a écrit ?
L’animateur de l’atelier d’écriture, lui, a entendu. Il a entendu la faute, mais il est saisi par sa poésie. Alors, plutôt que d’être correcteur, il se fait passeur des écrits de ces mineurs emprisonnés, en incluant leurs mots dans son propre récit, Prison. Sa propre écriture se fait soutien de l’écriture de ces adolescents, pour permettre à celle-ci de sortir des murs de la prison.

Il nous en livre lui-même l’éthique :
« Pareil texte on n’en est que le dépositaire provisoire, cela ne nous appartient pas. Mais cela concerne pourtant, hors des murs, le monde et la ville, parce que cette parole rien ne lui permet sinon d’advenir, hors une brisure par violence faite qui concerne les deux cotés qu’elle sépare. » (p 15).

François Bon, Prison, Editions Verdier, 1997.

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