jeudi 8 février 2007

Texte préparatoire au IV Colloque du CIEN du 20 mai 2006

Philippe Lacadée

S’il est relativement récent, début du XIX, de distinguer une période située entre l’âge enfant et l’âge adulte, cette distinction s’opère sur une base biologique, sur des observations sociologiques, et sous un habillage psychologique. Mais cet habillage est flou, et le terme si répandu de crise d’adolescence ne fait qu’accentuer la difficulté de repérage structural, la difficulté du diagnostic devant des symptômes aussi divers que peuvent l’être, l’échec scolaire, la violence, l’agressivité, les idées suicidaires ou les nouveaux symptômes, qui ne permettent pas de différencier par exemple un déclenchement de psychose d’une déstabilisation hystérique ou autre. Le terme de crise d’adolescence n’aide en rien. C’est un terme regroupant des phénomènes, lesquels font parler de crise comme étant elle-même la plus juste façon de parler de l’adolescence, sans rien éclairer. Ce terme de crise renvoie simplement à l’idée répandue et juste d’une période de scrupules (doute, hésitation, pudeur, souci ; étymologie : petit caillou) née d’une tension liée à un choix lié à une transformation importante de l’enfant. Plutôt que d’aborder l’adolescence au travers de la « crise d’adolescence », nous préférons tout d’abord suivre les traces de Victor Hugo et appeler « la plus délicate des transitions »[1] ce moment de passage où se réactualise pour le sujet le malentendu de sa naissance. « Les deux crépuscules mêlés, le commencent d’une femme dans la fin d’un enfant. »
La transition définit ce procédé rhétorique qui permet le passage de l'expression d'une idée à une autre, ici « le commencement d’une femme» qui prend sa source « d’une fin de l’enfant » ; c’est ce qui lie les discours. Ainsi le crépuscule est cette lueur qui précède le lever du soleil, ou succède à son coucher. Si nous décidons de qualifier l’adolescence de transition, c’est parce que le terme même d’adolescence est avant tout un signifiant désignant le changement qui survient un jour chez l’enfant, comme lueur ou brume.

La plus délicate des transitions
Nous pouvons mettre en évidence quatre transitions illustrant ce changement.
-Au niveau du discours : Ce changement est marqué par la difficulté qu’éprouve le sujet, lui-même, à continuer de se situer dans le discours de l’enfant, qu’il avait jusque-là. De même il ne supporte plus qu’on lui parle comme s’il était un enfant. C’est de là que s’origine la demande de respect de l’adolescent, qui est un des noms du symptôme moderne de l’adolescent[2] et le lieu de la demande paradoxale de respect. Ceci est du à la difficulté qu’il éprouve à trouver les mots justes, pour dire ce qu’il est, et ce qui se transforme en lui, du fait de quelque chose de nouveau, cet « élément de nouveauté »[3], qui surgit que ce soit dans ses pensées ou dans son corps. C’est là, où nous pouvons situer le fameux : « trouver une langue [4]» de Rimbaud, pour pouvoir dire ce qu’il nomma : « Moi, j’appelle cela du printemps » et la façon si particulière de parler des jeunes qui comme le disait Rimbaud : « je fouaille la langue avec frénésie.[5] » , n’hésitent pas à manier les provocations langagières pour prendre position dans la langue comme fonction de nomination de cette tension nouvelle, là où fait défaut la fonction paternelle qui l’introduit à l’idéal du moi, comme point d’où il se verrait aimable voir digne d’être aimé. De ne plus pouvoir y loger le respect qui lui est dévolu, il se positionne dans une position irrespectueuse tout en réclamant du respect, c’est à dire ce point d’où qui lui fait défaut
Pour la psychanalyse, l'adolescence n'est pas un concept psychanalytique, c'est avant tout un signifiant de l’Autre, qui sert à désigner un moment particulier, une transition visant donc le monde des mots, qui le soutenait jusque-là, mais en tant que ce monde échoue à dire ce que l’adolescent vit dans son être, ce qui s’agite dans son corps.
-Au niveau du corps :
Cela vise l’état de son corps et relève du temps logique propre à chacun du fait que chacun a un corps singulier lieu de nouvelles « sensations multiples »[6].
Ainsi la transition est aussi le passage d’un état du corps à un autre état, d’une situation à une autre, elle désigne ce moment ou ce lieu de « dérèglement de tous les sens »[7] où face à quelque chose de nouveau, se joue de façon brut et authentique, le sentiment de son existence. D’où leur souci si justifié d’être authentique.
Ce quelque chose de nouveau, ce réel qui surgit dans l’organisme de l’enfant, Freud lui donnera le nom de libido que Jacques Alain Miller en suivant Lacan, nommera la cause jouissance [8] .
Dans Mon cœur mis à nu, le poète Baudelaire anticipant la découverte de Freud nous dit : « Je comprends qu’on déserte une cause pour savoir ce qu’on éprouvera à en servir une autre. Il serait peut-être doux d’être alternativement victime et bourreau. »[9] Donc à l’adolescence une causalité nouvelle surgit, comme un crépuscule dans le corps de l’enfant venant subvertir non sans scrupules, la relation à son propre corps.

-Au niveau de l’activité imaginaire et du jeu : Une autre transition concerne ce que Freud nomme l’activité imaginaire et la création littéraire. L’occupation la plus chère et la plus intense de l’enfant est le jeu. Chaque enfant qui joue, dit Freud, se comporte comme un poète, dans la mesure où il se crée un monde propre, il arrange les choses de son monde, suivant un ordre nouveau, à sa convenance. Il prend son jeu très au sérieux, il se procure par le jeu imaginaire de la jouissance. Son jeu, source de plaisir a comme visée, d’en obtenir un gain supplémentaire que Freud appellera Jouissance. A l’adolescence, il va cesser de jouer, et ce n’est qu’en apparence, qu’il va renoncer au gain de plaisir obtenu dans le jeu. Quand il arrête de jouer, l’adolescent n’abandonne rien d’autre que l’étayage sur des objets réels ; au lieu de jouer maintenant il fantasme. Freud dira qu’il se construit des châteaux en Espagne, il crée ce que l’on appelle des rêves diurnes. On a donc ici la troisième transition soit le passage de l’activité de jeu à l’activité fantasmatique. C’est le moment de la rencontre avec la honte de ses fantasmes, que le plus souvent il dissimule aux autres, aux proches, il va les cultiver comme sa vie intime la plus personnelle.[10]
Freud dira même qu’il préfère avouer ses manques, ses faiblesses, voire son mal être, ou sa dépression plutôt que de dire ses fantasmes. C’est le moment de l’éprouvé d’une grande solitude et de difficultés de comportement. Moment aussi si particulier de rencontre avec la haine de soi, de ses pensées indicibles ou immondes qui se traduisent en haine de l’autre, sur le mode de l’agressivité ou de la violence, ou de passages à l’acte suicidaire.

-Au niveau des rêves et de la pensée :
Lacan s’appuyant sur la pièce : L’éveil du printemps[11] du dramaturge Wedekind fera remarquer que celui-ci anticipa la découverte de Freud: « Un dramaturge aborde en 1891 l’affaire de ce qui est pour le garçon de faire l’amour avec les filles, marquant qu’ils n’y songeraient pas sans l’éveil de leurs rêves ».
Ainsi l’éveil de la pensée, vient incarner ce lieu de transition qui devance l’éveil du corps. Le désir vient des rêves, soit de l’inconscient et non du corps lui-même. Et en plus on ne rêve pas tout seul puisque l’inconscient comme discours de l’Autre implique la rencontre d’un autre désir. C’est donc en parlant entre filles et garçons que le désir prend son incidence et sa portée pour venir frapper à la porte du rêve.
On saisit ici d’emblée comment ce qui se transforme dans le réel de l’organisme d’un enfant, ce qui surgit dans son état d’enfant soit dans son corps est toujours un réel marqué par le langage et le discours dans lequel il évolue et se structure. Lacan notait aussi par là, le lieu d’une insatisfaction, qui peut aller jusqu’à avouer que si ça rate c’est pour chacun. Les mots de son enfance, ceux par lesquels il tenait à sa famille,lui deviennent alors plus ou moins caducs, il perd confiance en la parole de l’Autre, ne trouvant pas encore la sienne. C’est ce moment d’éveil qui va l’exiler de sa condition d’enfant pris dans le discours de la famille, et ce moment d’éveil est d’abord actualisé par les rêves ou les fantasmes.

Cette expression de Victor Hugo « la plus délicate des transitions », nous l’avons choisie pour parler des adolescents que nous rencontrons dans les cures et dans les laboratoires du CIEN[12]. Au cours de conversations menées avec eux et des partenaires d’autres disciplines, les adolescents disent ce changement, ce moment de passage que Freud avait appelé la « métamorphose de la puberté » métamorphose donc d’une cause, passage de la fin de la cause de l’enfant, à une autre cause celle du commencement d’être homme ou femme, moment où le sujet doit ou pas consentir à servir la cause jouissance qui le détermine. C’est ce moment qui le confronte aux désarrois qui ne vont pas sans les solutions parfois en impasses,qu’ils trouvent d’eux-mêmes.
Que l’adolescence ne soit pas un concept analytique, cela est présent chez Freud qui préfère le terme de métamorphose de la puberté pour identifier de façon plus pertinente ce moment qui correspond pour lui à un changement chez enfant. Qu’est ce qui pousse à ce changement et quel en est sa nature, sa substance?

Le pousse au choix
Dés Les trois essais[13], en1905, Freud fait une place à la puberté, puisqu’elle en constitue le 3° chapitre, après les perversions sexuelles et la découverte encore scandaleuse de la sexualité infantile prégénitale. La thèse de Feud est simple : certains choix sont posés dés l’enfance, mais sont réactualisés au moment de ce qu’il appelle métamorphose de la puberté. Ce sont des choix d’objets nouveaux, hors du cercle familial, homosexuels ou hétérosexuels. C’est là le véritable enjeu de ce moment de délicate transition car le sujet non seulement ne s’est pas encore tout à fait décidé quant à son choix d’objet, mais en plus il va faire l’épreuve douloureuse, lieu de la souffrance bizarre, que le fameux objet génital tant recherché n’existe pas en tant que tel.
Depuis Freud, on sait qu'il y a dans le corps humain une "substance", un fonctionnement, "quelque chose qui marche " et qui n'est pas fugitif comme le désir[14]. C’est là, le véritable scandale de la découverte de Freud, cette sexualité infantile prégénitale, soit ce fonctionnement parasitaire, qui gîte dans le corps de l’enfant, et qui s’appuyant sur des fonctions vitales comme l’oralité ou l’analité, ne sert pas à se nourrir ni à éliminer,ni à voir ou entendre, ni à la reproduction ; il ne conduit pas à établir un rapport avec un autre corps. Il s'agit d'un fonctionnement spécial, visant à établir "un rapport du corps avec lui-même" : "un état de corps"[15] qui est la jouissance. Un corps « se jouit » là, à l’insu du sujet qui en parle et qui lui octroie cette souffrance toujours moderne. Cette jouissance n'est pas localisée dans le corps de l'autre. On ne sait pas à quoi « ça » sert sinon que c'est recherché pour soi-même. Ainsi l'absolu que cerne la psychanalyse, ce n'est pas l'inconscient, mais c'est la jouissance pour la jouissance. Jacques Alain Miller a ainsi désigné la jouissance réflexive du "se jouir"[16] du corps, à l'image du ronronnement du chat (Lacan) où de la bouche qui s'embrasse elle-même (mythe freudien de la pulsion). Dans cette affaire, ce qui compte c'est que la satisfaction soit obtenue pour elle-même, et dans l’immédiateté afin d’en obtenir un gain supplémentaire, un plus de jouir. Donner la primarité à cette fonction de satisfaction érotique dans le corps invite dès lors à problématiser le statut de l'Autre. Nous avons là, le véritable enjeu de la métamorphose de la puberté, quand la cause jouissance va se porter vers un choix d’objet concernant un corps Autre, qui amène alors à mettre logiquement en question, voire en tension, le rapport à l’Autre parental.

Le paradoxe fondamental de l’adolescence
« Le choix d’objet de la puberté doit renoncer aux objets infantiles et prendre un nouveau départ en tant que courant sensuel. »[17] Freud nous laisse entendre qu’il y aurait une impossible convergence du courant tendre et du courant sensuel, de l’amour et du désir sur un même objet. D’où le paradoxe fondamental de l’adolescence face à cet impossible.
Freud a d’ailleurs utilisé la métaphore du tunnel, pour illustrer ainsi ce moment où le courant tendre et le courant sensuel, devraient converger exactement sur l’objet et les buts sexuels, car pour construire un tunnel on doit creuser des deux côtés avec le risque inhérent d’une rencontre impossible.Le courant tendre qui renferme ce qui « subsiste de la prime floraison infantile de la sexualité »[18], lieu du premier éveil de la pulsion sexuelle et le courant sensuel qui implique un changement d’objet comme support d’une nouvelle cause à servir,la cause jouissance. La pulsion sexuelle avec le courant sensuel va passer à un changement d’objet et de corps, transition de l’objet auto-érotique à l’objet sexuel.
Pour Freud, le terme de métamorphose de la puberté présentait plus de pertinence dans la clinique car il permet de souligner qu’il s’agit donc d’une métamorphose de la sexualité qui préexiste à ce moment de l’adolescence. La sexualité ne commence pas à la puberté, par l’introduction de l’objet génital. L’émergence de la génitalité provoque une répétition de la première vague des pulsions sexuelles.
À l'adolescence, le sujet doit repasser, par son ancien choix d'objet, tout en tenant compte d’un ferment nouveau ; il a à décider de son choix d'objet pour l'existence. Mais c’est aussi surtout le choix de position quant à la sexuation. Le sujet engage alors ce choix d’objet, pour l’existence, tandis que des choix symptomatiques s’établissent en réponse à une situation.
Ce choix d'objet implique une référence au sexe, à l'Autre sexe dans son altérité, qui n’est plus de l’ordre de la sexualité infantile, l'amour n'étant que l’élection d'un Autre idéalisé. Ainsi l'adolescence correspond-elle à la façon dont un sujet, au nom de l’amour, ce qu’il va nommer faire l’amour, va se débrouiller, à partir de sa cause jouissance, avec la rencontre du désir sexuel et va savoir y faire avec l’Autre sexe à entendre aussi comme le sexe toujours radicalement Autre.
Remarquons aussi combien il est d’ailleurs sensible que ce temps se répercute dans la langue du sujet, en effet le temps grammatical dévolu, au temps de l'enfance est un temps du passé, alors que celui qui s’attache plus volontiers au sujet adolescent est celui du présent. Pour l’adolescent en effet, l'aujourd'hui est le temps de la redécouverte de l'objet d’amour auquel il avait renoncé à la fin de l'Œdipe, avant d’entrer dans le temps de la latence ; mais il est surtout l'actualisation pressante de ce ferment nouveau, le désir sexuel, qui ré-introduit de façon inédite et inattendue un monde de la sexualité infantile déjà ancien.

Pas de transition sans tension
Il s’agit d’un choix décisif impliquant surtout la dimension d'un acte. Notons que c’est aussi le moment où on lui demande de faire un choix dans ses études pour son avenir professionnel, de s’en rendre responsable. Cette ouverture inclut donc aussi sa propre fermeture avec parfois un sentiment d’aliénation et de perte de sa liberté. Ici résonne la parole du poète qui réclame sa « liberté libre. »[19] Il doit choisir sa filière : savoir s’il est plutôt matheux ou littéraire, scientifique comme le dira Freud ou poète comme l’écrira Rimbaud : « Maintenant, je m’encrapule le plus possible. Pourquoi ? Je veux être poète et je travaille à me rendre voyant : vous ne comprendrez pas du tout , et je ne saurais presque vous expliquer . Il s’agit d’arriver à l’inconnu par le dérèglement de tous les sens »[20]: « La poésie rythmera plus l’action ; elle sera en avant. Ces poètes seront»[21]. Alors le printemps trouve sa raison d’être comme étant Une saison en enfer.
C’est pourquoi nous prenons cette ouverture plutôt comme moment de passe que de crise car c’est un moment logique où s’opère une déconnexion pour le sujet entre son être d’enfant et son être d’homme ou de femme ; c’est le moment où surgit aussi la dimension de l’acte, de façon inédite, dans le lien du sujet à son corps, comme instrument du lieu de l’acte, si bien décrite dans Le Beau navire de Baudelaire. C’est le moment où l’acte « n’est plus inscrit dans le champ du projet.»[22] Il a l’acte à sa disposition, « à ce point de naissance et de la révélation du désir génital »[23], alors qu’avant dans le temps de l’enfance, il n’avait « rien qu’une traite sur l’avenir. »[24]
Le corps est le lieu « d’une exigence pressante » liée au « caractère de tension de l’état d’excitation sexuelle »[25]. « Un sentiment de tension comporte nécessairement un caractère de déplaisir »[26] dira Freud, là où le poète avait dit « un dérèglement de tous les sens »[27], mais qui est ressentie comme tension « pleine de plaisir »[28] précisait Baudelaire, et s’accompagnant selon Freud d’une exigence pressante de changement de la situation psychique et ce « d’une manière impérieuse. »[29]
Nous trouvons le paradoxe de l’adolescent là où la sortie du scrupule implique l’acte et l’immédiateté.
Cette dimension de l’acte peut pousser certains adolescents à la hâte : c’est-à-dire à vouloir mettre à l’épreuve de l’acte la dimension de vérité de leur être. C’est pour cela que nous préférons parler de clinique de l’hâcte, soit de clinique de l’acte et de clinique de la hâte, puisque le surgissement de l’objet pousse certains sujets parfois dans la hâte à rejeter les idéaux ou les objets le plus souvent parentaux auxquels ils tenaient jusque-là. « Moi pressé de trouver le lieu et la formule. »[30] .


Se détacher de l’autorité parentale: l’école et autres lieux
Pour Freud, le réveil de la pulsion est en même temps un moment de refus : la puberté est, en effet, un moment de condamnation de l’objet parental comme objet sexuel. Freud y voit « une des réalisations psychiques les plus importantes, mais aussi les plus douloureuses de la période pubertaire : l’affranchissement de l’autorité parentale, grâce auquel seulement est créée l’opposition entre la nouvelle et l’ancienne génération, si importante pour le progrès culturel»[31].
« Le détachement de la famille devient pour chaque adolescent une tâche que la société l’aide souvent à remplir au moyen des rites de puberté et d’initiation. On gagne l’impression qu’il s’agit là de difficultés inhérentes à tout développement psychique ; au fond, à tout développement organique également. »[32]
Contrairement à l’enfance, le partage se fait entre les objets sexuels et les parents.
« La vie sexuelle de l’adolescent n’a guère d’autre latitude que de se répandre en fantasmes, c’est-à-dire en représentations qui ne sont pas destinées à se réaliser.[33] »
D’où l’importance des lieux extérieurs à la maison que ce soit le collège ou le lycée et aussi des lieux qu’ils inventent : d’où l’importance dans leurs discours des signifiants sortir et ailleurs, etc…, qui viennent organiser et rythmer leurs vies et qui trouvent leur cause au niveau de la cause jouissance. Jouir de la vie ailleurs au nom de la « liberté libre » du poète mais qui risque de leur ouvrir la porte de l’errance.
Freud voit là, la fonction essentielle du lycée : « offrir un substitut de la famille et éveiller l’intérêt pour la vie à l’extérieur, dans le monde. »[34] Mais l’école ne doit jamais oublier qu’elle a affaire à des individus encore immatures, auxquels ne peut être dénié « le droit de s’attarder dans certain stades, même fâcheux de développement. Elle ne doit pas revendiquer pour son compte l’inexorabilité de la vie, elle ne doit pas vouloir être plus qu’un jeu de vie. »[35]
Mais comme il y a une prématuration dans l’espèce humaine, il y a un retard pris par le biologique par rapport au fantasme sexuel et à l’immaturité sexuelle du sujet parlant, le sujet étant toujours pris par surprise par la rencontre avec le sexuel[36]. Lacan nous a apprit à y lire là la signature de l’objet, l’objet a, l’objet plus de jouir qu’il a pu parfois situer du côté de l’objet immonde[37].Pour lui l’adolescence correspond à ce qui doit s’accomplir à l’age de la puberté soit le lien à établir « de la maturation de l’objet a [38]»

Le trou dans le réel : la solution de l’éveil par le fantasme
Si pour Freud le surgissement de l’excitation donne sens au sexuel, pour Lacan, la sexualité ne fait pas sens, mais trou dans le réel, au sens ou on le précisera il n’y a pas de rapport sexuel, il est à construire. Il est important là de bien repérer les symptômes qui surgissent à ce moment, car ce trou dans le réel n’est pas équivalent au trou dans la psychose, car là le sujet est soumis à la forclusion radicale de l’appareillage phallique. C’est face à ce trou, qu’un déclenchement de psychose n’est pas équivalent à une déstabilisation névrotique.
C’est ce qu’illustre la pièce : L’éveil du printemps dont Lacan remarque qu’elle met en scène cette immaturité du sujet parlant quant au sexe. Le jeune Maurice fait l’expérience de l’éveil du printemps, là où il n’est pas advenu comme sujet. Rêver des filles ne les lui rend pas plus accessibles à l’âge où normalement on y pense.
Anticipant là encore Freud, qui dira plus tard : « Le choix d’objet s’accomplit tout d’abord dans la représentation, et la vie sexuelle de l’adolescence n’a guère d’autre latitude que de se répandre en fantasmes c’est-à-dire en représentations qui ne sont pas destinées à se réaliser. »[39]
« Les fantasmes pubertaires », dit Freud dans une note du texte, se greffent sur les recherches sexuelles infantiles. Ils sont importants dans la genèse des symptômes, là où les composantes refoulées de la libido trouvent leur satisfaction.[40] Le symptôme vient donc là, à la fois comme une réponse au réel nouveau qui surgit, et à la fois comme solution servant à traiter ce qui de la libido comme cause jouissance renvoie à la solitude. Le symptôme n’est pas que métaphore, il est aussi modalité de satisfaction de jouissance se nouant au fantasme du sujet.

Le double exil
D’où le paradoxe fondamental de l’adolescence qui permet de saisir pourquoi lorsqu’on parle de crise, il s’agit de ce que réveille le réel de la sexualité, qui au lieu de rendre possible le rapport sexuel comme on pourrait s’y attendre, suscite au nom de la cause jouissance des fantasmes qui l’en éloigne. L’exil du sujet est là encore plus manifeste.
Il y a tout d’abord l’exil fondamental du sujet du fait qu’il a à se situer dans le langage ce qui l’exile de sa propre nature. Il a à renoncer à sa jouissance primitive, celle de sa propre jouissance du vivant parlant, pour se représenter dans les mots, il est exilé dans le pays du langage. Puis à l’adolescence, il est à nouveau, du fait du réel de sa puberté, exilé de son corps d’enfant et des mots de son enfance. Mais le paradoxe qu’il va rencontrer là dans sa rencontre avec l’Autre sexe , c’est l’exil de sa propre jouissance, qui au lieu de faire rapport à l’Autre, l’exile dans la solitude de sa jouissance indicible, qu’il ne peut traduire en mots de l’Autre. Il y retrouve son exil dans la langue qui le confronte au troumatisme de la sexualité en tant qu’elle vient faire trou dans le réel.
C’est cet exil qui renvoie au sentiment de la solitude , si bien décrits par: Baudelaire, Rimbaud, et H Thomas qui en a donné le mot juste en titrant son livre sur l’adolescence :Ai-je une patrie ?.

Lorsque la crise d’identité se fait crise de désir : la solution de l’acte
Les pathologies qui apparaissent alors sont justement importantes au niveau de l'acte, lorsque les crises d'identité se font crises de désir.
Cet acte, dont les adolescents revendiquent l’authenticité, sert alors d’issue face à ce qui surgit de nouveau, à ce qu’ils pensent ne pas pouvoir dire à l’Autre. C’est la solution du court-circuit de l’Autre. Cet acte, dans la mesure où il engendre du nouveau, cherche un lieu où être authentifié. Le drame de l’adolescence – ce qu’on appelle la « crise d’adolescence » – se situe précisément là et c’est dans cette mesure qu’il s’agit pour l’adolescent d’incarner le nouveau que réclame le surgissement de cet objet et d’inventer la solution lui permettant de traiter la jouissance en jeu et de se défendre de ce réel qui le déborde et lui en réclame toujours plus.
Comment accueillir ce que l’adolescent lui-même dit de la « crise » qu’on lui dit traverser ? La clinique de l’acte s’attache à quelque chose qui est là, à un certain réel qui n’était pas pris d’évidence dans l’ordre symbolique jusque-là. Quel est ce réel ? C’est « l’exigence pressante »de Freud ou la « cause jouissance » de Lacan soit ce qui du corps se nouant à la pensée via le langage, reste de structure malentendu. Nous proposons de le situer entre libido et langage. Baudelaire commence ainsi son journal intime : « De la vaporisation et de la centralisation du Moi. Tout est là. D’une certaine jouissance sensuelle dans la société des extravagants. (Je peux commencer Mon cœur mis à nu n’importe où, n’importe comment, et le continuer au jour le jour, suivant l’inspiration du jour et de la circonstance, pourvu que l’inspiration soit vive) ».[41]

L’adolescence et l’âge de la rencontre avec un impossible.
Ainsi l’adolescence est un moment de choix et d’ouverture que la psychanalyse aborde comme une réponse et une construction, et non pas seulement comme une crise en rapport à une phase normative, où le sujet aurait à s’adapter à un registre de développement le conduisant à un objet génital qui serait l’objet harmonieux, objet total accompli. Le risque étant de vouloir adapter l’adolescent à un moi suffisant fort capable de trouver son objet génital.
Les choix symptomatiques du sujet se présentent comme le mode de réponse qu’il élabore face au surgissement d'un réel. La puberté pour Freud est en effet l’un des noms de ce réel dont Lacan a su faire valoir l'importance dans la psychanalyse telle qu'il l'a orientée – pour éviter de tomber dans certains malentendus notamment celui qui consiste à faire de l’adolescent un concept psychanalytique à part, comme le propose tout le courant issu d’ Anna Freud. La psychanalyse d’orientation lacanienne permet de saisir l’enjeu de ce moment de transition où l’adolescent affronte dans son corps le réel de la jouissance soit la tension ou « souffrance moderne »– réel qui vient faire effraction sur le mode du hors-sens dans le discours.C’est cette tension qui concerne le malentendu de l’adolescent, soit ce que lui-même ne peut dire à l’Autre, ni d’ailleurs dire à lui-même, faute d’avoir les mots pour le dire. C’est là où il éprouve : « son sentiment de destinée éternellement solitaire. »[42]. C’est eu égard à cette lettre en souffrance d’être lue qu’incarne l’adolescent qu’il nous revient de savoir inventer des lieux d’adresse pour que quelque chose de cette lettre soit enfin entendu c’est-à-dire pris en compte.
Voilà le point d’impasse auquel se heurte l’adolescent, le véritable troumatisme lié au réel de la puberté, au surgissement de la libido.
Nous proposons de prendre l’adolescence comme le temps logique propre à chacun, temps d’une tension entre l’âge de tous les possibles et le moment la rencontre avec un impossible.L’adolescence est le nom de ce lieu qui se joue dans le corps de l’adolescent. Alexandre Stevens[43] résout cet apparent paradoxe en considérant que tous les possibles, c’est le versant de la réponse à la rencontre avec un impossible : tout est possible pour répondre à l’impossible. Il propose, de ce fait, de dire l’adolescence comme elle-même symptôme de la puberté. L’adolescence est la délicate transition d’une grande variété de réponses possibles à cet impossible qu’est le surgissement d’un réel propre à la puberté. Nous aurons donc à définir ce réel qui renvoie à un impossible.
L’adolescence est le symptôme comme réponse métaphorique au rapport sexuel imposssible. A l’absence de savoir sur le rapport sexuel, peut venir le symptôme qui se présente comme une élaboration, une réponse à ce réel impossible, à l’absence à priori de savoir là-dessus. L’adolescence serait donc les choix symptomatiques possibles pour un sujet, par rapport à cette impossible rencontre à la puberté, au sens du symptôme à la fin de l’enseignement de J. Lacan, c’est-à-dire du symptôme comme mode de jouissance d’un sujet. Le possible qu’un sujet organise dans son rapport à la jouissance est son symptôme.
L’impossible est chez Lacan une formule du réel : un point sur cette question du réel et en particulier du réel de la puberté.

Quel est ce réel de la puberté ?
Le réel de la puberté est simple pour les médecins : montée hormonale, biologie, caractères sexuels secondaires, transformations du corps. C’est un réel organique. Le corps intéresse bien sûr la psychanalyse, mais la définition d’un réel organique ne nous suffit pas. Le réel de la puberté ne peut se réduire à une montée hormonale, ou à la poussée de l’organe.
Les transformations du corps à la puberté, si elles relèvent pour la clinique analytique de l’organisme, c’est au sens d’un organe libidinal, organe de la jouissance : c'est l'irruption de la libido dans le corps du sujet qui vient lui faire énigme, c’est-à-dire un organe marqué par le discours, et soutenu par une question : Qu’est que c’est que ça ?
L’organe en jeu à la puberté pour Freud c’est la libido : « Cet organe doit être dit irréel, au sens où l’irréel n’est pas l’imaginaire et précède le subjectif qu’il conditionne, d’être en prise directe avec le réel. […] la libido est cette lamelle qui glisse l’être de l’organisme à sa véritable limite, qui va plus loin que celle du corps [44] ».
Freud et Lacan nous ont appris à situer la libido comme un organe hors-corps ; ils désignent de cette façon la part de jouissance qui reste étrangère au corps qui se significantise, au corps qui parle. À l'âge de la puberté, le corps se transforme, et devant l’irruption de cet inconnu, le discours défaille.
Face à ce réel, le sujet ne dispose d’aucune réponse déjà prête. Il échoit à chacun d’inventer sa réponse quant à ce qu'il peut faire face à l'Autre sexe.

A chacun sa chimère
C’est ce que Baudelaire nomma, Chacun sa chimère : « Chacun d’eux portait sus son dos une énorme chimère, aussi lourde qu’un sac de farine ou de charbon, ou le fourniment d’un fantassin romain. Mais la monstrueuse bête n’était pas un poids inerte ; au contraire, elle enveloppait et opprimait l’homme de ses muscles élastiques et puissants ; elle s’agrafait avec ses deux vastes griffes à la poitrine à la poitrine de sa monture ; et sa tête fabuleuse surmontait le front de l’homme, comme un de ces casques horribles par lesquels les anciens guerriers espéraient ajouter à la terreur de l’ennemi.Je questionnai l’un de ces hommes, et je lui demandai où ils allaient ainsi. Il me répondit qu’il n’en savait rien, ni lui, ni les autres ; mais qu’évidemment ils allaient quelque part, puisqu’ils étaient poussés par un invincible besoin de marcher. Chose curieuse à noter : aucun de ces voyageurs n’avait l’air irrité contre la bête féroce suspendue à son cou et collée à son dos ; on eut dit qu’il la considérait comme faisant partie de lui-même. »[45]
Cette Chimère du poète, c’est ce que Lacan a promu comme Cause jouissance, distincte de la Cause-vérité qu'est l'inconscient. Cette cause est substantielle, à distance du collectif et de l'idéal, elle est nouée au corps de chacun. Afin de définir cette cause jouissance, Jacques-Alain Miller fit référence à ceci qu'il y a dans le corps humain une "substance", "quelque chose qui marche", c’est cette cause errante qui pousse l’adolescent à errer sans Autre fixe (SAF) , là où son Moi est pressé de trouver un Lieu et une Formule.
L'adolescence est donc la réponse symptomatique que le sujet y apportera ; c’est la réponse du malentendu du corps face au surgissement dans le corps d’un organe hors corps, à la libido qui échappe à toute raison et entendement et renvoie le sujet à la solitude de sa jouissance là où il croyait s’harmoniser au désir de l’Autre. Il rencontre là le malentendu, le fait que ça rate et le sentiment d’être incompris de l’Autre ; c'est l'arrangement particulier que le sujet va trouver pour organiser son existence, son rapport au monde et son rapport à la jouissance.
C’est le sentiment de la solitude dont nous parle si bien Baudelaire : « Sentiment de solitude, dés mon enfance. Malgré la famille, - et au milieu des camarades surtout,-sentiment de destinée éternellement solitaire. Cependant, goût très vif de la vie et du plaisir. »[46].

L’adolescence et le trou dans le savoir
Le « réel de la psychanalyse », c'est ce que Lacan a découvert dans la clinique quotidienne avec ses patients, et au travers de l'œuvre de Freud. Le réel de la puberté, c’est l’irruption d’un organe marqué par le discours en l’absence d’un savoir sur le sexe, en l’absence d’un savoir sur ce qu’il peut en faire face à l’Autre sexe. C’est l’absence de savoir constitué sur ce qu’est le rapport entre un homme et une femme, et indique que pour l’être parlant il faut construire. Chaque sujet aura donc à inventer face au réel de la puberté, où les différentes formulations se rencontrent : disjonction entre imaginaire et identifications parentales, surgissement de tout ce qui modifie l’imaginaire et absence de savoir sur le rapport sexuel. C’est l’ensemble vide rencontré du fait qu’aucun rapport n’est possible, au sens mathématique, au sens « d’une absence du “rapport” sexuel dans aucune mathématisation [47] » : il n’y a aucun savoir institué et constitué déjà présent sur ce qui fait rapport entre un homme et une femme. Là où, chez l’animal, il y a la solution de l’instinct, chez l’être humain, du fait de son insertion dans le langage, il y a la rencontre avec un trou, un trou du savoir dans le réel, illustrant ce nouage particulier du symbolique et du réel : c’est le réel du il n’y a pas de rapport sexuel.
Musil déjà l’avait décrit dans ce qui fit les désarrois de son élève Torless.[48]
Ce réel c’est ce fameux énoncé de Lacan : « il n'y a pas de rapport sexuel » et son corrélât que l’on pourrait presque définir comme son opposé « mais il y a de la jouissance ».

Le mal-heurt de l’adolescence
À la fin de son enseignement, Lacan a en effet mis en place une clinique et une éthique très fructueuses qui se fondent sur un point d'évidence : il y a de la jouissance – le lieu de la jouissance étant le corps propre. Pour Lacan, il existe une disjonction fondamentale, un non-rapport structural entre l'homme et la femme, mais aussi une disjonction entre la jouissance et l'Autre – en tant que lieu de la parole. Il n'y a pas de rapport sexuel veut dire, pour tout sujet, que la jouissance, comme telle, relève du régime de l'Un, qu'elle est jouissance Une, tandis que la jouissance sexuelle, la jouissance du corps de l'Autre sexe se heurte à une impasse, à un impossible, à un non-rapport.
Il n'y a pas de rapport sexuel signifie que la jouissance est en son fond idéale et solitaire, car elle n'établit aucun rapport à l'Autre.
« Dans l’amour, comme dans presque toutes les affaires humaines, l’entente cordiale est le résultat d’un malentendu. Ce malentendu, c’est le plaisir. L’homme crie : « O mon ange ! » La femme roucoule : « Maman ! Maman ! » Et ces deux imbéciles sont persuadés qu’ils pensent de concert,-Le gouffre infranchissable, qui fait l’incommunicabilité, reste infranchi. » [49].
La puberté est un des moments décisifs où le sujet se heurte à ce non rapport sexuel, au moment logique ou tout le pousse à se rapporter justement à l’Autre sexe, Autre sexe dans la mesure ou c’est un rapport à un sexe qui n’est pas le sien, c’est-à-dire qui n’appartient pas à son corps. La difficulté de savoir que faire quant au sexe de l’Autre, marque l'absence d'un savoir a priori. A la place donc du rapport sexuel, là où le sujet voulait se réassurer du désir de l’Autre, être ce qui manque à l’Autre, il rencontre son véritable partenaire qui est la solitude de sa jouissance.
Le réel de la puberté qui confronte le sujet à un trou dans le savoir sur le sexe, aura des conséquences sur la façon dont il appréhendera ensuite le monde à partir de sa réalité psychique. C’est ce que nous nommons le mal-heurt de l’adolescence.
Pour l'être humain, à la différence de l'animal, il n'existe aucun savoir dans le réel quant au sexe, quant à ce qui complémente les sexes, il n'y a aucun rapport, au sens mathématique du terme, au sens d'un savoir institué et constitué, aucune équation mesurable, sur ce qu'est le rapport entre un homme et une femme à ce niveau là de la jouissance indicible de l’Autre.

Déclin de la fonction paternelle et mathème de la modernité :
Nous sommes aujourd’hui du fait du déclin de la fonction paternelle, du fait de l’Autre qui n’existe pas – à une époque où l’idéal, qui permettait de traiter l’objet de jouissance en le maintenant à distance, ne fonctionne plus.
Les femmes savantes de Molière[50] nous ont en donné tout l’empan nécessaire à se repérer en situant le déclin de l’imago du père au regard de ce que veut une femme et du savoir qui se déplace de l’homme vers la femme.[51]
L’objet plus de jouir, la jouissance, occupent le devant de la scène du temps de l’adolescence, jusqu’à pour certains venir incarner la pente du dérèglement de cette jouissance en trop que ce soit sur le mode de la dépression, sur le mode du déchet, ou sur le mode du gonflement narcissique.
Nous assistons donc à un déplacement de l’Idéal vers des objets de jouissance ou de consommation comme en témoignent les adolescents du « Pari de la Conversation [52] ». L’adolescence est ce temps particulier qui met en valeur, comme nous l’avons déjà vu, le mathème de la modernité qu’a proposé Jacques Alain Miller[53] : a > I mathème que nous avons proposé comme pouvant être le mathème de l’adolescence[54] montrant comment idéal et objet s’opposent.
Notre culture pousse le sujet à vouloir un objet pour satisfaire sa pulsion, pour virtualiser sa réalité, pour virtualiser le réel qui le persécute, un objet en lieu et place d’un idéal. Cet objet, dont les formes se déclinent à l’infini, trompe le manque à être du sujet, en méconnaissant que celui-ci est un fait de structure. Or le seul objet qui manque au sujet c’est justement son manque – là est son véritable partenaire, celui qu’il rencontre à l’adolescence sous la figure de la solitude, de l’ennui, etc.

La demande de respect
La demande de respect illustre la tension fondamentale, entre l’idéal et l’objet, qui traverse toute la clinique de l’adolescent. La demande d’Un point d’où se voir aimable voire digne d’être aimé, est une demande à l’Autre de recevoir de lui un voile, une chasuble, un habillage qui permettrait au sujet de mettre à distance cet objet a, cet objet que peut être le sujet lui-même, lorsqu’il est débordé par des événements de jouissance – mais aussi cet objet de la volonté de jouissance de l’Autre déréglé, qui fait le malheur ou la misère de certains sujets qui ne se sont pas sentis aimés ou qui se sentent humiliés. Cette demande d’Un respect est la demande que soit donnée au sujet, fut-ce un instant, l’idée juste de ce qu’il peut être pour l’Autre. Ce respect évoque le sourire qu’une mère attend de son enfant, celui qui en retour l’authentifie aussi comme mère de cet enfant et qui vient mettre un voile sur l’objet réel qu’est l’enfant pour elle. La mère est apprise par l’enfant en tant qu’elle incarne par son sourire la porte ouverte de la vie.
Au cœur du désastre vécu par certains adolescents surgit de façon pathétique la question centrale de l’adolescence : savoir comment l’être d’objet s’habille, comment il se recouvre de ce qui donnera à la fois le sentiment de vie et celui de se sentir respecté. L’un des problèmes essentiels à l’adolescence, nous l’avons vu, est la question de savoir comment le sujet en tant qu’objet s’habille, comment l’objet réel se recouvre. Cette délicate transition implique une demande paradoxale de respect. Dans ce moment de passe, le sujet se doit de trouver sa solution à l’effraction de son corps pulsionnel, celui que le masque de l’enfance ne peut plus voiler.

L’adolescence : une tension entre l’idéal et l’objet
Qu’est-ce que le sentiment de la vie recouvre ? Ce qui avait trouvé jusque-là à se sustenter d’un signifiant idéalisé par l’Autre parental, d’une image « prêt-à-porter » pour l’Autre, fait soudain effraction sur la scène de la vie où la dimension de l’acte dévoile une tension entre idéal et objet. L’Idéal et l’objet apparaissent la plupart du temps confondus. Selon la thèse de Lacan, le psychanalyste est supposé incarner cette tension entre l’objet a et l’Idéal, il est le seul qui puisse être garant, dans le lien social, du dénouement de ce nœud entre l’Idéal et le désir afin que quelque chose de nouveau advienne. Ce nouveau ne peut en effet surgir qu’à partir de la place de semblant d’objet que l’analyste incarne, de par sa présence et sa responsabilité. Le psychanalyste est le seul répondant du manque d’objet, le seul capable d’ouvrir la voie d’accès au désir de celui qui s’adresse à lui.


Face au crépuscule de l’Autre : Scrupules et inventions.
Quelques points essentiels pour ne pas conclure:

-Le secret et la honte : Au moment de la puberté, surgit quelque chose devant quoi les mots défaillent. Aucun mot ne convient à ce qui se modifie chez l'adolescent, à la transformation de son corps, à ses rêves, etc. Même son propre sexe peut soudain se révéler aussi à lui comme étranger et Autre, car porteur d’un réel qui lui échappe qu’il ne peut traduire en mots. Ce quelque chose qui surgit et qui est radicalement nouveau confronte le sujet à une jouissance inconnue qu’il ne sait comment traduire, d’où le sentiment de la pudeur et de la honte voire de la haine de soi, haine de cette part d’étrangeté qui surgit de façon contingente au cœur de son être.
L’adolescent a honte de ses fantasmes et les dissimule aux autres ; il les cultive comme sa vie intime la plus personnelle. Il a honte de son activité imaginaire comme quelque chose d’infantile et d’interdit. [55]
Freud « l’excédent de sensualité empêche la traduction en images verbales. »[56] Les mots sont insuffisants pour dire ce qui surgit à la puberté, il n’y a pas de réponse toute faite, même si les adultes peuvent dire à l’occasion : tu es une femme maintenant, tu es un homme mon fils
C’est ce qui fait le secret ou le sentiment de honte de certains adolescents s’éclaire de ce que Lacan dit du grand secret de la psychanalyse : « Il n’y a aucun signifiant qui puisse répondre de ce que je suis. Un signifiant fait défaut. »[57] C’est là où, Lacan prenant appui sur la figure d’Hamlet révèle ce qu’est le sujet moderne et qui concerne aussi ce qui est en jeu à l’adolescence. En effet à l’adolescence dans la confrontation directe au défaut de traduction, le sujet doit inventer, à partir de sa construction antérieure, sa façon d’assumer la part de jouissance qui lui revient. Il n’y a ni savoir constitué, ni formule initiatique qui de l’extérieur du sujet, d’un point transcendant, permettrait de prévoir et d’écrire son destin, de transmettre les clefs d’une conduite à tenir. Voilà ce qui permet à Lacan de caractériser le sujet moderne et pour nous de dire que l’adolescent est, de fait, toujours moderne.
-Le défaut et l’insécurité : l’insécurité linguistique d’Alain Bentolila[58] et l’insécurité langagière[59] de Joseph Rossetto sont les versions modernes de ce défaut dans le langage là où, de structure, manque le signifiant capable de dire la jouissance indicible du sujet. Cela prend des allures plus dramatiques du fait de la situation précaire de certains adolescents vivant dans des milieux où les discours ne sont plus forcément là pour soutenir leurs identifications possibles. L’actualité du dernier trimestre 2005 dans les banlieues, voir la liste électronique banlieue à l’initiative d’ Ariane Chottin.
-L’invention et le nouveau :
A partir de ce nouveau, le poète Rimbaud qui incarne pour nous le paradigme de l’adolescent moderne, celui qui au nom de « la vraie vie » et de « la liberté libre » n’a cessé d’inventer : tout d’abord sa quête de l’invention d’un « amour nouveau ou d’une nouvelle langue, « trouver une langue » par sa poésie jusqu’à aller l’incarner dans une autre langue, dans un style de vie libre où il se réalisa comme l’être de poésie.[60] Ce nouveau c’est l’apparition pour le sujet de son défaut de savoir dans le réel. Abruptement confronté au vide de réponse, le sujet doit s’inventer dans le langage (comme organe hors-corps) une nomination inédite de l’expérience qu’il fait.

-L’éveil de l’ailleurs sortir Les copains ou les tribus : La transformation de l’image du corps s’accompagne d’une marque du discours. La puberté est donc un réel qui surgit dans le corps et marqué par le langage. Je cite encore cette préface à L’éveil du printemps : «… l’affaire de ce qui est pour le garçon de faire l’amour avec les filles, marquant qu’ils n’y songeraient pas sans l’éveil de leurs rêves ». On s’accorde à penser que la puberté ne fait pas problème dans le règne animal et qu’elle a des effets sur le sujet parlant comme marqué par le discours. Il suffit de penser au temps passé par les jeunes à parler des uns et des autres, de leurs amours scolaires, les mots restent insuffisants à répondre de la question du rapport sexuel. L’échange verbal, l’échange des rêveries, est une façon de répondre à ce nouveau qui surgit dans le corps.

- la réponse symptomatique par l’écriture : Reprenons la thèse de Jacques-Alain Miller qui analyse le symptôme comme une réponse voire une métaphore du « rapport sexuel qui n’existe pas ». Le il n’y a pas de rapport sexuel signifie la difficulté de savoir ce qu’il y a lieu de faire quant au sexe, l’absence d’un savoir constitué. En place de cette absence, le sujet élabore un symptôme qui vient pour lui faire réponse (possible) à ce réel impossible à cerner.
Notre thèse, est que pour certains sujets, l’écriture, au temps de l’adolescence, occupe la place de cette réponse symptomatique.[61] L’écriture est alors une tentative de cerner le rapport au monde et le rapport à la jouissance, elle vient à la place du rapport sexuel qu’il n’y a pas. D’où le recours à l’écriture qui tient lieu de traduction, là où le passage à l’acte court-circuite la possibilité du processus de traduction. L’écriture peut être l’un des noms du symptôme qui se substitue à cet ensemble vide, à ce trou dans le savoir, c’est ce qu’illustre le texte de Dostoïevski : « Ces carnets, comme les vôtres, pourront servir et ils donneront des matériaux – pourvu qu’ils soient sincères — malgré tout le chaos et tout le hasard qui les porte. Survivront au moins un certain nombre de traits justes qui laisseront deviner, grâce à eux, ce qui pouvait se cacher dans l’âme de tel adolescent… »L’impossible rencontré à la puberté – ce qui pouvait se cacher dans l’âme de tel adolescent – renvoie à la logique d’un ensemble vide, à cette absence de savoir quant au sexe, au non-rapport sexuel.

- L’écriture des blogs : D’où le recours à l’écriture qui tient lieu de traduction, là où le passage à l’acte court-circuite la possibilité du processus de traduction.
Si autrefois on avait les journaux intimes, l’adolescent moderne lui a « les blogs » qui sont « sa nouvelle passion ». Blog c’est la contraction de Web et log. C’est la génération des natifs du numérique. La blogosphére a pris des allures de société virtuelle avec ses sites, ses habitants, ses rites, ses langages et même son élite la blogogoisie.[62] Quel est ce réel qui pousse certains sujets soit à la traduction par l’écriture de leur être dans un journal intime, soit dans la même logique à virtualiser leur être sur la toile du Web. ?

Philippe Lacadée le 3 janvier 2006.

[1] Hugo victor,
[2] Lacadée Philippe Le malentendu de l’enfant, chap 22,
[3] Arentd Hanna, Crise de l’éducation, p
[4] Rimbaud , Arthur,
[5] ibid,
[6] Rimbaud arthur,
[7] ibid, Lettre du 13 mai 1871

[8] JAM France culture, parlant du séminaire Le sinthôme.
[9] Baudelaire Mon cœur mis à nu. I , 3, p 676.
[10] Freud S p 241
[11] Wedekind Franz,
[12] Le CIEN – Centre Interdisciplinaire sur l'Enfant – voir note 8 au chapitre 9.
[13]
[14] Miller J A
[15] Miller J A
[16] lacan J
[17] Freud S, Les métamorphoses de la puberté,
[18] ibid,
[19] Rimbaud arthur,
[20] Rimbaud Arthur, 13 mai 1871, p 183
[21] ibid, Lettre du 15 mai 1871, p 191
[22] Lacan Transfert, p 259
[23] ibid
[24] ibid
[25] Freud
[26] ibid,
[27] ibid
[28] ibid
[29] ibid,
[30] Rimbaud,
[31] Freud, Trois essais, p 171
[32] Freud Malaise dans la civilisation , p 54-55
[33] ibid, p 169
[34] Freud discussion sur le suicide, p 132
[35] ibid, p 132
[36] Cottet Serge L’âne 22
[37] Lacan J Discours aux catholiques, p
[38] Lacan Jacques , L’angoisse, Livre x, éditions du seuil,2004, p 300
[39] Freud Le créateur littéraire , p 239
[40] ibid, 169-170
[41] « Mon cœur mis à nu. ».Baudelaire I p 676
[42] Baudelaire
[43] Stevens Alexandre, dans un article publié dans les Feuillets du Courtil en 1998 : L’adolescence, symptôme de la puberté
[44] LACAN, J., « Positions de l’inconscient », in Écrits, op. cit., p 847-848.
[45] Baudelaire, Chacun sa chimère, Le spleen de paris, 6 petit poème, p 282.
[46] Baudelaire VII, 12, p 680 .

[47] LACAN, J., « L’étourdit », in Autres écrits, op. cit. p. 479.
[48] Musil robert , Les désarrois de l’élève Torless p 40, points
[49] Baudelaire XXX, 54, p 695.
[50] Molière Les femmes savantes, .[50]Acte II Scène VII Chrysale p 1011 et Ariste p 1O17

[51] ibid
[52] Le Pari de la conversation, Laboratoire du CIEN à Bordeaux
[53] Miller J A
[54] Lacadée Philippe , Le malentendu de naissance, p
[55] Freud Création littéraire , p 241
[56] Freud Naissance de la psychanalyse,
[57] Lacan J, Hamlet, in Ornicar
[58] Bentolila alain tout sur l’école
[59] Rosetto J, une école pour la seine saint denis,
[60] Sollers et Pleynet Marcellin rimbaud en son temps
[61] Très bien dit par Philippe Lejeune dans TDC n 14
[62] Journal Le monde du 22 mai 2005

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