mardi 26 juin 2007

Une série de documentaires sur la folie ordinaire proposée par Arte Radio

Dernier épisode en date : « Je suis venu pour oublier ! »

Aux urgences psychiatriques de l'hôpital Sainte-Anne (CPOA). De la salle d'attente aux couloirs, des infirmiers au psychiatre, un service tente d'endiguer les crises ordinaires. Fil rouge : Rémi, un architecte venu de province et trouvé nu dans la rue. Un cas bouleversant de «voyage pathologique».

PSY5 : Un son de Claire Hauter à écouter sur Arte Radio pour faire ce voyage aux urgences psychiatriques.
Durée 39 minutes 51.

http://www.arteradio.com/son.html?24161 (puis cliquez sur « Ecouter »)

ou
http://www.arteradio.com/tuner.html (en date du 13.06.2007)

Les 4 épisodes précédents trouvés dans la rubrique « Archives » :

PSY4 : http://www.arteradio.com/son.html?24064 « Malade de chez malade » - 12min10
Face au psychanalyste, trois patients schizophrènes échangent en liberté sur leur maladie, dans une joute verbale hilarante et terrible. Enumérations de médicaments, de psys rencontrés… Un air de Beckett ou de Ionesco pour une scène authentique : la folie racontée par ceux qui la vivent.

PSY3 : http://www.arteradio.com/son.html?24113 « J’ai jamais aimé être aimé » - 18min02
Fils d'une mère maniaco-dépressive, Bruno a accumulé les crises et les galères. A travers son récit chez le psychanalyste émerge un panorama troublant de notre société. L'histoire de Bruno est aussi l'histoire d'une économie libérale devenue folle.Une série documentaire sur l'ordinaire de la folie (3).

PSY2 : http://www.arteradio.com/son.html?24112 « Comment ça va, vous ? » - 12min
Bertrand vient à son rendez-vous chez le psychanalyste. Il trouve qu'il fait sombre dans la pièce. Bertrand est schizophrène. "Psychoses", une série documentaire sur l'ordinaire de la folie.

PSY1 : http://www.arteradio.com/son.html?24111 « L’esprit était dans l’air » - 17min09
Chaleureuse, cultivée, marrante, Agathe a 27 ans et souffre de délires schizophrènes. Lors de son rendez-vous chez le psy, elle raconte les voix dans sa tête, mais aussi ses lectures et sa vie "normale". Agathe nous ressemble. Une série documentaire sur l'ordinaire de la folie.

jeudi 14 juin 2007

Faire tourner l’usage du sujet

Philippe Lacadée

« Racaille » est plus qu’une insulte : principe d’affirmation pour qui le profère, et principe d’assignation pour qui le subit, le mot dit une inquiétante inflexion du langage. Celui-ci est devenu, de « sauvageons » en « voyous », pouvoir de dédire — nommer pour faire taire, marquer pour évacuer, dans une stigmatisation sans débord dont nul sujet ne doit advenir.
On crée une langue pour autant qu’à tout instant on lui donne un sens, on donne un petit coup de pouce, sans quoi la langue ne serait pas vivante. Elle est vivante pour autant qu’à chaque instant on la crée.
Jacques Lacan, séminaire XXIII, Le Sinthome.
Cet automne, les banlieues françaises ont montré une jeunesse prête à brûler dans des violences urbaines anarchiques et désespérées ce qui aurait dû être son printemps, et face à elle un gouvernement ne trouvant à répondre que par la mesure répressive : l’état d’urgence et le couvre feu. Feu la jeunesse ! Car « ce ne sont pas des jeunes » clame celui qui allume l’incendie avec son parler vrai.
Un certain danger dont la jeunesse est porteuse s’est mis à envahir l’écran des médias, interrogeant chacun sur le regard que l’on porte sur elle. La télévision devenait le point de perspective, le point d’où la jeunesse se regardait, et aussi celui où, de façon paradoxale, elle donnait à voir ce qu’on était en train de faire d’elle. « Plus je brûle, plus j’existe », actualisait dans la violence une sorte de cogito de l’acte. L’Autre se réduisant, faute de dialogue, à ce point aveugle incarné par le regard porté sur eux par la télévision.
Ces « jeunes de banlieue », de quelle altérité insaisissable sont-ils porteurs ? D’un temps en suspension, eux-mêmes en suspens entre deux univers, entre deux cultures, entre deux langues, porteurs d’un message et d’une force vive qui demandent à être éclairés autrement que par ces seules caméras de télévision. Cette force toujours en mouvement incarne le feu de la jouissance, lorsqu’elle n’a pu ou su trouver dans le discours ambiant un moyen d’être réfrénée, des points d’ancrage auxquels fixer ses débordements, ou des façons de mieux savoir y faire avec.
Porteurs d’une sorte de douleur de leur être plus particulière à ce temps de l’adolescence, due à un certain réel que la psychanalyse peut éclairer, et qui redouble souvent une douleur d’existence, ces jeunes vivent dans l’univers de la banlieue, sans trouver à y inscrire leur être — d’être des enfants qui ne savent ni pourquoi, ni comment, ni pour qui, ils sont nés ici dans ces lieux, produits comme simples objets sans arrimage à une histoire symbolique qui leur donnerait une certaine image ou valeur d’eux-mêmes — d’où leur souci de savoir s’ils sont passés à la télé.
Ils disent à leur façon un certain état de la société et des valeurs qu’elle exhibe. Ils témoignent à leur façon de son profond changement. Soumise à de multiples forces antagonistes, familiales et scolaires, religieuses et communautaires, cette génération avance à l’aveuglette, sans perspective, dans un monde qui lui reste opaque avec le risque de faire tâche dans ce tableau — tâche noire qui n’est que le reflet de ce qui les porte au désespoir, de cette part d’indicible qui à l’adolescence bouleverse les corps et les pensées, dont très souvent ils ont honte et qu’ils ne parviennent pas à traduire en mots.
Le risque encouru par ces adolescents, risque porté à son incandescence cet automne, est alors celui de se trouver pris dans la nomination prédicative [1] du discours du maître, qui use d’une langue univoque et d’un certain lexique qui ne sont pas sans conséquence pour leur existence : en les figeant dans une assignation à résidence et dans une exclusion ségrégative, il fait surgir l’illusion d’une identité pour le moins ravageante qui peut mener au pire.
L’usage lexical comporte un danger et se doit d’être manié avec prudence, d’autant qu’il est difficile pour ces jeunes, pour la double raison évoquée, de se nommer eux-mêmes, de traduire en mots l’énigme de leur existence.
C’est ce qui s’est trouvé dénudé par la déclaration brute : « ce ne sont pas des jeunes, ce sont des racailles et des voyous. » Il y a quelques années, ce lexique a été précédé d’un autre — « ce sont des sauvageons » —, mais le terme de « sauvageons », malgré toute la violence qu’il portait, conservait une ambiguïté et reposait sur un jeu de mots, puisque, en plus de son sens colonial obvie, il comporte une métaphore qui fut citée — en botanique, un sauvageon, c’est un arbuste qui pousse de travers.
Cette ambiguïté dans laquelle semblait résonner encore un certain idéal d’éducation, mettant à l’horizon l’inscription dans un nouveau lien social, esquissait pourtant déjà la logique que le rapport Benisti allait porter à son comble [2] : vous êtes des sauvageons, encore un effort si vous voulez vous intégrer à notre civilisation, la seule qui vaille, laissez tomber vos langues, vos territoires pour nous rejoindre, et si vous ne le faites pas, nous mettrons en place les moyens de le faire pour vous. Déjà s’y profilait le programme d’une sécurité linguistique visant à dénier toute place à ces jeunes, à ces étrangers, porteurs d’une histoire singulière, d’une langue, d’une culture.
Sauvageonsavait servi à qualifier une poignée d’agités, une frange plus violente, plus désespérée, qui avait commencé à se faire remarquer en s’attaquant plus ou moins directement aux biens d’autrui ou aux symboles de la République. Le terme, un temps, a fait florès. Il a crû, s’est développé dans les discours et envahi la presse jusqu’à être remplacé par celui de racaille. Or « racaille » avait d’abord été volé au discours même des jeunes de banlieues, après que ceux-ci l’eurent eux-mêmes repris aux bourgeois. Il avait alors encore son sens équivoque : la « caillera », c’était autant soi-même que l’autre... En le reprenant, le ministre de l’intérieur ne nomme pas simplement des jeunes sans nom et « sans qualités », il les dépouille de leur propre langue et l’instrumentalise dans un sens purement univoque.
Le succès de cette appropriation, sa répercussion dans le public et son installation dans le vocabulaire courant ont montré qu’il avait touché juste. Cet emploi de racaillea immédiatement fait sens, qu’il ait surpris ou fait sourire, qu’il ait révolté ou emporté l’adhésion, il a marqué. Il est devenu le seul vocable faisant l’unanimité et permettant de faire référence à toute une jeunesse stigmatisée.
Ces enfants de banlieue, adossés à leur propre histoire, et qui se débrouillaient comme ils pouvaient pour se construire une identité nouvelle, distincte de celle de leurs parents, restaient en grande partie ignorés jusqu’à ce qu’on prédique sur eux, sur leur origine et leur devenir en leur trouvant un nom. Jusqu’à ce qu’on les désigne. Une fois nommés sauvageons, puis racailles, la société prenait progressivement conscience de leur existence et de leur différence. Une fois nommés, avec cette pointe de mépris paternaliste, « sauvageons », puis « racailles », eux-mêmes prirent violement conscience de l’image que l’Autre se faisait d’eux et de leur différence.
Lorsque l’actuel ministre de l’Intérieur se mit, lui, à l’automne 2005, à user du « parler vrai », c’est à dire de la langue univoque, quand il se mit à déclarer à la télé : « Ce sont des racailles, des voyous, ce ne sont pas des jeunes », ou encore, dans le Point [3] : « Ceux qui font cela — que je n’appelle pas des jeunes mais des délinquants — n’ont aucune envie de revenir dans le système scolaire » (tout en précisant qu’en plus lui dit la vérité), alors ce ministre se trouve confronté — à son insu — et nous confronte nous aussi, à un grave problème d’évacuation : « je vais vous en débarrasser », promet-il. Je vais vous débarrasser de ceux ainsi nommés et que la société a produits.
Dans des lieux, dits de ban-lieux (lieux du bannissement), de ne même plus être un sauvageon, mais une racaille qui n’est même plus « un jeune », le « jeune » se trouve ravalé soudain à un objet innommable, une merde à évacuer, il se trouve réduit dans la langue elle-même, à une tâche à nettoyer au Kärscher.
glissements progressifs dans la langue
Frank Pavloff, dans son petit livre Matin Brun [4] fait le récit du délit que peut constituer, dans l’État brun,le fait d’avoir un animal qui ne soit pas brun, qui n’ait donc pas la couleur idoine (« d’après ce que les scientifiques de l’État national disaient, il valait mieux garder les bruns ») ; et il décrit au travers de cette fable les conséquences auxquelles peuvent nous conduire collectivement les petites lâchetés de chacun.
Victor Klemperer dans LTI, La langue du Troisième Reich [5], montre comment, avec un usage savant de la langue univoque, « le nazisme s’insinua dans la chair et le sang de la plupart à travers des expressions isolées, des tournures, des formes syntaxiques qui s’imposaient à des millions d’exemplaires et qui furent adoptées de façon mécanique et inconsciente ».
La langue ambiguë, celle dont Lacan pensait que l’on ferait valoir dans la culture les pouvoirs de résonance, peut toujours être utilisée par un excellent communicateur de façon univoque et aveuglante — à la télévision — pour établir un programme de pensée unique. Ainsi le ministre, en se rendant présent à chaque événement, en clamant à chaque fois, en public, sa façon de penser dans son parler « vrai » vise quelque chose dans la langue qui « vient penser à ma place, [...] diriger aussi mes sentiments, [...] régir tout mon être moral d’autant plus naturellement que je m’en remets inconsciemment à elle ». Là est toute la démonstration de Klemperer, par ce maniement de la langue univoque, insidieusement le poison gagne : « on avale les mots sans y prendre garde et voilà qu’après l’effet toxique se fait sentir ».
Le discours récent du ministre de l’Intérieur n’utilise plus seulement des termes d’assignation, de stigmatisation, de fixation violente à des places dévalorisées mais réelles, il va bien plus loin. Evacuer, c’est beaucoup plus violent qu’assigner, car toute assignation conserve une ambiguïté, si elle enferme elle reconnaît aussi et laisse être (bien que dans une place ou une fonction strictement restreinte) ; tandis qu’évacuer ou traiter en déchet celui que l’on vient de nommer racaille et de qualifier de non jeune lui retire au contraire sa part d’humanité, le réduit à un objet, une tâche à nettoyer, puis un déchet à évacuer, ce qui implique la logique de faire disparaître. C’est nier intégralement ces jeunes en leur ôtant le lieu et la condition mêmes d’où ils sont censés parler. Violence absolue, d’inspiration totalitaire et porteuse, si on n’y prend garde, d’un relent d’extermination, visant à faire consister « un péril jeune ».
Tel est le danger de cette langue univoque, véhicule d’une pensée qui prétend réguler des problèmes de société en dirigeant nos sentiments. Ainsi certains hommes d’Etat manipulent la langue, et glissent d’un énoncé à l’autre, ce qui permet de passer de « ce sont des sauvageons » à ce ne sont pas des jeunes, incitant à croire que si la tâche éducative (celle d’éduquer le sauvageon) échoue, il n’y aura par voie de conséquence plus qu’à considérer ces jeunes qui n’en sont pas comme de simples taches à nettoyer puis à évacuer.
les trois R
On se trouve, comme le disait Lacan avec force lors d’une conférence donnée en 1968 à Bordeaux [6], face au problème de toute société humaine : celui de l’évacuation de sa merde. Et ce problème d’évacuation, si l’on en décide en modifiant la langue, peut être traité de telle sorte qu’une société humaine soit conduite à penser qu’il devient nécessaire de se débarrasser de ceux qui, n’étant pas des jeunes, sont devenus de simples merdes.
Cette conférence éclaire ici à plusieurs titres les conséquences que les glissements de tels discours opèrent quant à la place du sujet. Lacan y tient un petit propos sur la société contemporaine, qui n’est, dit-il, ni mieux ni pire que les autres car, selon lui, une société humaine a toujours été une folie, mais qui, grâce à la télévision [7], « vous permettra d’arriver à chaque instant sur la scène du monde pour être tenu au courant de tout ce qui est culturel [...]. Plus rien — de cette folie — ne vous échappera ». Il poursuit en attirant l’attention de son auditoire sur une différence, « majeure » dit-il, entre les hommes et les animaux. L’homme « se caractérise dans la nature par l’extraordinaire embarras que lui donne - comment appeler ça ? mon Dieu, de la façon la plus simple — l’évacuation de la merde. L’homme est le seul animal pour qui ça pose un problème, mais prodigieux. ». Une grande civilisation est avant tout une civilisation qui dispose d’une voirie...
Un peu plus tard, Lacan aborde la question de « la confusion du sujet avec le message » et de « la prétendue réduction du langage à la communication » alors que « l’essentiel du langage n’a jamais été la fonction de communication ». Selon lui, l’essentiel réside en effet dans le pouvoir d’évocation ou d’invocation de la langue, dans ce qu’il nomme « les résonances de la parole » [8] ce qu’il désignera par le néologisme de lalangueoù le parlêtre trouve son habitat. Cette distinction interdit de confondre une information entendue avec ce qui résulte de ce qui se véhicule dans l’usage du langage qu’il appellera plus tard la jouissance à entendre comme le sens-joui.
C’est là où ces deux questions, celle de l’évacuation de la merde et celle de la fonction de la parole et du langage nous mènent à interroger l’usage que font nos ministres de l’intérieur de la langue et de son pouvoir de nomination pour asseoir le discours du maître. Car précise Lacan, le sujet, Freud l’a débusqué dans ce qu’on pourrait appeler ses trois respirations, ou les trois R : là où « ça rêve, ça rate, ça rit ». Ce sont les trois lieux où il trouve son air vivifiant dans la langue, lieux qui font les trois lignes d’erre le long desquelles il se déplace. Or ces trois R sont en danger lorsqu’on ne croit plus à la langue ambiguë, ouverte à tous les sens, où le sujet rencontre la condition de son être d’exil, lorsqu’on ne croit plus à la langue comme étant celle qui produit le sujet, et que l’on fait l’apologie de la langue univoque et du « parler-vrai » ?
Ainsi celui qui dit parler « vrai » devrait-il suivre ce conseil de Lacan : « Qui médite sur l’organisme du langage doit savoir le plus possible, et faire, tant à propos d’un mot que d’une tournure, ou d’une locution, le fichier le plus plein possible. Le langage joue entièrement dans l’ambiguïté, et la plupart du temps, vous ne savez absolument rien de ce que vous dites » [9], Freud déjà passait son temps « à manipuler les articulations de langage, de discours ».
En 1976, Thomas Bernhard, dans son roman La cave [10], raconte l’histoire d’un jeune qui, au lieu de se rendre au lycée, décide un jour d’aller en sens inverse vers un quartier où règnent la misère, l’ivrognerie et le suicide, fasciné par cette cité de Scherzhauserfeld, d’où non seulement on ne sort pas, mais où de plus on se rend, happé par un attrait indicible, où l’inutilité du sujet trouve un sens à son existence, un lieu de pulsion de mort, où l’on se sent paradoxalement vivre en étant contre tout. Bref, un lieu où les gens semblent s’accommoder d’être « des tâches de boue ». Qualifiée de ghetto, cette cité offrait un espace aux jeunes qui « avaient nécessairement dû croire avec le temps qu’ils étaient ce dont on les qualifiait : une racaille criminelle ».
En 1968, Lacan terminait sa conférence à Bordeaux en recommandant à tous ceux qui étaient venus l’entendre de ne pas quitter ce terme de « sujet » afin « d’en faire tourner l’usage ».
Au moment où l’homme d’État dit avoir vu dans cette crise des banlieues « qu’on est en train de sortir enfin de mai 68 et que, désormais, il n’est plus interdit d’interdire » [11], souhaitons que cessent les nominations stigmatisantes qui, en prédiquant sur certains sujets, les assignent à résidence, car cela risquerait de les fixer très tôt dans des lieux d’exclusion radicale où l’on ne se posera même plus la question de savoir si ce sont des jeunes, et encore moins des sujets.

[1] Nous désignons ainsi le fait de qualifier un sujet de façon affirmative et souvent arbitraire.
[2] Voir Ariane Chottin, « On n’en croit pas ses yeux », Vacarme, 31, printemps 2005.
[3] Le Point, jeudi 8 décembre 2005, p. 32.
[4] Pavloff Franck, Matin Brun, Ed. Cheyne, 1998.
[5] Klemperer Victor, LTI, La langue du Troisième Reich, Pocket, 1998.
[6] Lacan, Jacques, Mon enseignement, Seuil, Paris 2005.
[7] Lacan, Jacques, Ibid., p. 82.
[8] Lacan, Jacques, « Fonction et champ de la parole et du langage », Ecrits, p. 291.
[9] Lacan, Jacques, Le Séminaire, livre III, Les psychoses, p. 131.
[10] Bernhard Thomas, La cave, Gallimard, 1976, p 33.
[11] Le Point, op.cit.
publié dans Vacarme 35 printemps 2006

jeudi 7 juin 2007

3 questions à François Ansermet

La Lettre en Ligne de l’Ecole de la cause freudienne :
3 questions à :
… François Ansermet
1
Nathalie Jaudel pour la Lettre en ligne : Qu’appelle-t-on médecine prédictive ?
François Ansermet : Le fait de pouvoir savoir à l’avance ce qui sera. C’est ainsi que les avancées des biotechnologies prédictives, dans le champ de la génétique sur lequel je me centre ici pour vous répondre, amènent des sujets à devenir des patients avant de pâtir du mal qui va les atteindre. On entre donc dans l’ère des patients pré-cliniques, dont on sait de façon certaine qu’ils vont développer une maladie, parfois cependant sans pouvoir dire quand, ou qu’ils sont à risque d’en développer une, les amenant à souffrir paradoxalement de la certitude de cette probabilité.
La médecine prédictive confronte au vertige de savoir : finalement une forme contemporaine de l’oracle qui déconcerte tant les patients que leurs médecins – et le système de santé aussi bien, dont le financement est fondé sur la solidarité et la réciprocité, notions basées sur le partage d’un non-savoir que bouleverse la prédiction. Distinguant entre « eux » et « nous », la prédiction introduit en effet la perspective d’une stratification, donc potentiellement d’une discrimination.
Le savoir délivré par la médecine prédictive est marqué par la mort.1 C’est la maladie qu’on prédit, le handicap, la mortification. La prédiction d’une maladie grave touche inévitablement à la question de savoir ce qui est sacrifiable : elle est ainsi indissociable d’une certaine tentation eugénique. Quoi qu’il en soit, la prédiction est un savoir traumatique, qui sidère tant ceux qui le reçoivent que ceux qui le livrent.
2
NJ : Quels sont les effets de la prédiction sur la temporalité et le choix ?
FA : Par le fait de la prédiction génétique, le temps s’amalgame. La prédiction réalise une concrétion temporelle. Le passé, le présent et le futur se télescopent. Par exemple, une prédiction prénatale d’une maladie génétique dévoile le passé par son surgissement dans le présent ou l’annonce de sa venue dans le futur. Toute prédiction montre le temps tel qu’il a été véhiculé à travers les générations, et fait du sujet l’objet d’un temps qui se concrétise en lui. Du même coup, la prédiction met le sujet en suspens, le plonge dans l’incertain.
D’où l’un des paradoxes les plus surprenants de la médecine prédictive : toute prédiction révèle l’infini de ce qui ne peut pas être prédit ! En livrant un savoir sur le destin, la prédiction pointe en même temps l’incertitude absolue quant à ce qui pourrait se produire d’autre.
C’est dans cette tension temporelle que se pose la question de la décision, du choix comme vous le suggérez dans votre question. Mais s’agit-il vraiment d’un choix ? Et si il y a choix, sur quels critères ? Les consultants en génétique prédictive obéissent à une règle d’abstention. Ils ne donnent aucun conseil. L’information est livrée par le généticien qui laisse le choix aux patients. Ceux-ci sont renvoyés à prendre eux-même la décision face à ce trop plein de savoir.
Y a-t-il vraiment un choix possible ? Ce que révèle la clinique, c’est qu’il s’agit d’un pari plutôt que d’un choix. Dans la situation d’anomalies des chromosomes sexuels, une revue d’une série de situations cliniques nous a enseigné que les parents face à l’enfant à naître décidaient plutôt d’emblée, comme un pari immédiat qui s’impose à eux, dans une ambivalence mise en crise par la prédiction. Le soi-disant processus de décision apparaît ainsi plutôt comme un travail d’après-coup. Les patients cherchent à donner un sens dans l’après-coup à un pari qui surgit comme un acte, au pic de l’angoisse, transformant rétro-activement leur pari en choix, en décision.
Il n’y a pas d’enchaînement linéaire entre la révélation du savoir de la prédiction et la décision. On n’est pas dans un déroulement continu. Le pari est posé d’emblée, comme un moment de conclure qui survient en collusion avec l’instant de voir, auquel viendra faire suite le temps pour comprendre. C’est à partir d’un pari sur le futur que le sujet revient sur son passé, voire sur le présent, sur la base d’un pari qu’il a posé dans un court-circuit de la pensée.
3
NJ : Face à des dispositifs qui précipitent une figure nouvelle du destin, y a-t-il encore une place pour le sujet- et pour le psychanalyste ?
FA : Comme je l’ai déjà suggéré autour de la question du pari, la dimension subjective s’impose de façon d’autant plus urgente qu’elle représente le point sur lequel viennent justement buter les avancées de la médecine prédictive. Tout en cherchant à tout prédire, la médecine prédictive bute paradoxalement sur le fait de ne pas pouvoir prédire ce qui va suivre. Qu’un individu soit atteint dans son organisme ne permet pas de savoir quel sujet va s’en déduire. La prédiction ne dit pas tout. Le sujet reste fondamentalement imprédictible ! C’est ainsi que le psychanalyste, en contre-point des perspectives de la médecine prédictive, se retrouve en position d’être un praticien de l’imprédictible.
S’il y a un enjeu pour le psychanalyste dans le champ de la médecine prédictive, c’est de laisser une place à l’immaîtrisable là où tout cherche à s’ordonner à partir du maîtrisable, du pré-programmé. Une telle perspective oblige du même coup le psychanalyste à aller lui-même au-delà de ses propres raisonnements prédictifs, de laisser tomber les prêts-à-porter de son savoir, pour partir à la recherche du particulier du sujet, toujours imprédictible dans ce qu’il va manifester.
La réponse du sujet est impossible à prédire. Elle surprend toujours dans son émergence. Au psychanalyste de l’accueillir, de faciliter son invention au-delà des nécessités induites par le trop plein de savoir de la prédiction. Pour cela, encore faut-il comme psychanalyste dépasser les fascinations ou parfois aussi les résistances excessives que peuvent générer les possibilités de la médecine prédictive, pour aller vers une pratique qui conserve une place pour l’inattendu qui finalement arrive toujours !
Je ne parle pas ici du scientisme prédictif contemporain qui applique de façon systématiques à toutes sortes de situations le modèle de la médecine prédictive sur la base de prévisions statistiques, comme par exemple dans la prédiction des troubles des conduites et de la délinquance.
Note:1. Je ne parle pas ici du scientisme prédictif contemporain qui applique de façon systématiques à toutes sortes de situations le modèle de la médecine prédictive sur la base de prévisions statistiques, comme par exemple dans la prédiction des troubles des conduites et de la délinquance.

Jean Claude Maleval, Passer à l'offensive

Ecf-messager vous présente le communiqué du MUPP (Mouvement Universitaire Pour la Psychanalyse). Vous pouvez trouver le communiqué signé par Jean Claude Maleval, son Président, et donner votre avis, pour cela il faut aller sur le site: www.oedipe.org et dans le forum sur la politique de la psychanalyse, dans celui-ci se connecter sur le manifeste Sauvons la clinique de Gori, et c’est à la suite de celui-ci qu’on le trouve.

Passer à l’offensive.
La chasse à « l’approche psychanalytique » dans les enseignements de psychologie semble en passe de s’accentuer. Une pétition inspirée du Livre noir et des approches anglo-saxonnes (« The petition ») veut faire croire que cette approche posséderait un « monopole de formation » qu’il s’agirait de tempérer par une diversification des enseignements. Elle passe sous silence que l’orientation cognitiviste est largement dominante dans les enseignements de psychologie dispensés par les universités françaises. Les auteurs (anonymes) de cette pétition veulent ignorer que certaines d’entre elles sont déjà parvenues à bannir toute référence à la psychanalyse, tandis que d’autres s’appliquent avec insistance à y parvenir. Rares sont les lieux universitaires où l’enseignement de la psychologie clinique échappe encore à la chappe scientiste qui appréhende la singularité du sujet comme une scorie déplorable. Derrière un apparent souci de diversification des enseignements transparaît une volonté d’éradiquer tout ce qui subsiste de référence à la psychanalyse. En témoigne le souhait de soumettre les travaux des psychologues cliniciens aux « mêmes critères d’évaluation » que ceux utilisés en un autre domaine : « celui de la productivité scientifique ». La spécificité épistémologique des études cliniques est balayée sans être interrogée. Même les approches Rogériennes, ou familiales, pourtant mentionnées dans « The petition », ne sauraient longtemps trouver place à l’Université, si elles devaient se soumettre à des critères scientifiques d’évaluation, inaptes à saisir leur spécificité. Au nom d’une prétendue ouverture les équipes de recherche exclusivement référées à l’approche cognitiviste seraient légitimes, tandis que celles référées à la psychanalyse se verraient imposer d’autres perspectives ! Bref chacun aura compris que derrière un apparent souci d’équilibre se cache une volonté totalitaire de subordonner toute approche des phénomènes humains au discours de la science. Dans ce contexte, le « Manifeste pour les pratiques et formations cliniques » établit un constat de liquidation en cours de la clinique dans les institutions de soins et de formations auquel nous souscrivons. Cependant, il s’agit d’un texte rédigé dans une perspective universitaro-centriste, qui pense essentiellement la formation des cliniciens dans le cadre de l’université, sans mentionner celle des Ecoles de psychanalyse, et encore moins celle des psychothérapeutes. De tels silences portent en germe des conceptions qui pourraient s’avérer fort divergentes de celles du MUPP quant à la formation des psychanalystes.Le MUPP tient ferme sur le fait que la formation des psychanalystes s’effectue en-dehors de l’Université, non pas en raison d’un accident de l’histoire, auquel il pourrait être remédié, mais pour des raisons qui tiennent à la psychanalyse elle-même. Le savoir spécifique du psychanalyste n’est pas une connaissance intellectuelle, qui puisse s’acquérir par l’étude, mais un savoir issu d’une expérience de mutation subjective, qui ne peut advenir que de l’expérience d’une cure.Difficile dans ces conditions d’associer le MUPP aux bonnes intentions du Manifeste pour les pratiques et les formations cliniques Il prône de passer à l’invention offensive. L’intention est excellente, mais suffit-il pour cela de se rassembler à nouveau? Actuellement, les seules inventions offensives porteuses d’avenir pour la psychanalyse paraissent être les créations d’institutions nouvelles, indépendantes de l’Etat, inspirées des CPCT (Centres psychanalytiques de consultations et de traitements), ou des Sections cliniques. Or les universitaires s’avèrent souvent entravés par leurs fonctions pour s’investir dans de telles « inventions offensives ». On sait que leur pratique privée les a déjà trop souvent conduit à abandonner les universités aux cognitivistes en n’y étant pas assez présents. Au mieux ils défendent pied à pied la prise en compte de la singularité du sujet dans leurs enseignements et dans la formation des psychologues, c’est déjà beaucoup d’énergie. Ce combat reste indispensable, mais il semble qu’il faille plutôt parier sur les Ecoles pour les « inventions offensives » : leurs membres paraissent en de meilleures conditions pour s’y investir.
MALEVAL J-C.Président du MUPP (Mouvement Universitaire pour la psychanalyse)