lundi 26 février 2007

Éducation au « BIEN VIVRE ENSEMBLE » ?

Danielle Hafner
Suite à un audit réalisé en 2006 par l’équipe de recherche « Education à la santé à l’école » sous couvert de l’Inspection d’Académie et de l’Institut Universitaire de Formation des Maîtres, le collège de C* a fait l’objet d’une action concertée entre le ministère de la santé et celui de l’éducation nationale sur le thème du « Bien vivre ensemble », financée en partie par le Comité Régional Exécutif des Actions de Santé. Cette action prend sa place dans une étude internationale de l’OMS sur la santé et le mode de vie des élèves : Health Behaviour in School-Age Children (HBSC).
Fin juin 2006 cette action a été présentée en assemblée plénière au personnel éducatif et pédagogique du collège comme une action de dépistage et de prévention des comportements à risques (violence et addictions) et de développement de compétences psychosociales. Vingt écoles primaires y participaient déjà.
A la prérentrée 2006 une nouvelle journée a été consacrée à cette action. Un dossier présentant les actions déjà menées dans les écoles primaires du secteur depuis quatre ans a été remis à certains. Ce dossier contient des projets pédagogiques, éducatifs, réalisés autour du thème ainsi que leurs évaluations.
Si le thème du « Bien vivre ensemble » recueille d’emblée l’adhésion, je comprends en lisant ce dossier et en découvrant les évaluations proposées que l’on entend nous emmener là où beaucoup d’entre nous ne souhaiteraient pas aller – en tout cas pas moi. Car ces évaluations sont une succession de questionnaires, Q.C.M., qui visent à rendre compte du comportement des élèves, des familles, des enseignants et chefs d’établissement, et ce, de manière anonyme. Mais quelle est la garantie réelle de cet anonymat ? Et jusqu’où va-t-il ? Cet anonymat appliqué à nos élèves de collège ne peut que favoriser le déchaînement de ceux qui souffrent à l’école et ailleurs.
Il est demandé aux élèves dès la maternelle d’évaluer leurs relations avec leurs camarades, leurs enseignants, le directeur, la directrice.
Il est demandé aux parents d’évaluer de même leurs relations avec l’école et celles de leurs enfants.
Il est demandé aux enseignants, d’évaluer le comportement de chaque élève, ceci sous forme d’items à cocher, plus d’une quarantaine.
Il est demandé aux enseignants d’évaluer leur adhésion au projet. À noter deux items, le 2 et le 18 : l’un demande à l’enseignant s’il pense « que l’éducation au Vivre ensemble concerne autant les enseignants que les parents »; l’autre si « l’éducation au Vivre ensemble pose de sérieux problèmes éthiques ». Retenons cet item 18 comme un aveu pour qui sait le lire…, comme un avertissement réservé aux avertis.
Car il faut être averti pour voir derrière le masque du « Bien vivre ensemble » se profiler peut-être d’autres intérêts moins généreux au service d’une cause moins noble. Ces questionnaires, Q.C.M., rappellent en effet les méthodes des thérapies cognitivo-comportementales (T.C.C.) qui rentrent dans une politique globale, laquelle vise à légiférer, réglementer par le biais de l’Etat, sur la santé, la santé mentale entre autre.
Rappelons qu’en 2003, il a fallu toute la mobilisation du monde « psy », en particulier des forums organisés à Paris par Jacques-Alain Miller, pour qu’au terme d’un long débat et d’incessantes attaques de l’INSERM et de l’ANAES, le ministre de la santé de l’époque Philippe Douste-Blazy conclue que la souffrance humaine est « inévaluable ». L’enjeu était alors d’évaluer les thérapies. Les psychanalystes, les psychothérapeutes d’orientations diverses n’entendaient pas obligatoirement se soumettre ainsi au rapport des experts qui, ayant conclu à l’efficacité des seules TCC (évaluées, évaluables), pourfendaient les thérapies d’orientation analytique. L’idée était que l’état légifère sur la question et nomme un « préfet » de la santé mentale responsable de désigner tel thérapeute pour telle thérapie, pour tant de séances pour tel sujet lequel en tant que sujet, paradoxalement, n’avait plus son mot à dire…
Or, on le sait, les TCC s’orientent du DSMIV qui substitue la notion de trouble à celle de symptôme, traite chaque trouble par une molécule spécifique et /ou par un programme à partir duquel le sujet est conduit à rectifier son comportement inadapté. Sont évacués la rencontre du sujet avec un autre, le transfert, les dires du sujet. Il suffit de cocher et diagnostic et traitement sont établis, non pas au un par un, mais de façon universelle, à partir de standards qui font norme.
Avec ces questionnaires arrivent à l’école ces mêmes méthodes et pratiques. Ces mêmes préoccupations et intérêts ? L’individu auquel on a affaire est-il normal ? Lui, sa famille ? Et nous, enseignants ? Il faut donc être conforme, se conformer, veiller à ce que chacun soit dans la norme, sinon gare…
Chacun sait les effets du behaviorisme (comportementalisme) auquel se réfère ce projet. Hannah Arendt dans Les Origines du totalitarisme démontre que « la scientificité de la propagande de masse est d’un usage tellement universel dans la politique moderne qu’on l’a interprété comme un signe plus général de cette obsession de la science qui caractérise le monde occidental depuis l’essor des mathématiques et de la physique au XVI siècle ; ainsi, le totalitarisme semble n’être que la dernière étape d’un processus en vertu duquel “la science[ est devenue] une idole qui guérira magiquement les maux de l’existence et transformera la nature de l’homme. ”[i] Il est vrai qu’il y eut, très tôt, un rapport entre le progrès scientifique et l’essor des masses. Le “collectivisme” fut salué par ceux qui souhaitaient l’apparition de “lois naturelles du développement historique”, susceptibles d’éliminer le caractère imprédictible des actions et des conduites individuelles. »[ii]
L’air du temps veut en effet que l’on se préoccupe de sécurité. Philippe Mérieu dans l’US magazine du 16 septembre 2006, supplément au numéro 641, déclarait que « tout devient une question de « sécurité », ou plutôt de sécuritarisme… On met en œuvre des logiques d’enfermement … le seul problème, c’est comment se débarrasser de ceux qui font problème… Il faut travailler sur les causes et pas seulement tenter d’en faire oublier les effets ».
Laurent Ott, éducateur, enseignant, docteur en philosophie et militant associatif, dans le livre Quand les banlieues brûlent[iii], montre qu’ « au nom des problèmes de sécurité, l’espace est de plus en plus cadré, surveillé selon un modèle où chacun est virtuellement en faute. C’est insidieux, mais on assiste à une “ pénalisation douce ” des individus et des familles. Les questions de sécurité et de surveillance prennent le pas sur les missions éducatives. Un modèle “ doucement ” policier serait-il en train de changer le regard que nous portons sur la société ? » (Extrait d’un article de Dominique Louise Pélegrin paru le 3 novembre 2006 dans Télérama : « Le système policier français attise-t-il les violences policières ? »)
Si l’école et ses enseignants, élèves et parents d’élèves, évaluent, s’évaluent, veillent et se surveillent, l’on sait bien que plus nombreux nous serons, plus forte sera la norme, c’est à dire plus notre seuil de tolérance baissera. Plus nous trouverons de déviance. Plus nous entrerons dans une logique répressive.
De quel « Bien » s’agit-il ? Qu’est ce qui ne doit pas se dire ? Se faire ?
A qui profitera ce « Bien vivre ensemble » ?
Ne s’agit-il pas au fond de faire taire les souffrances que ne cessent d’engendrer une société tournée vers les seuls profits pour le bien de quelques uns au détriment de tous les autres ?

Voegelin E., The Origins of Scientism, Social Research, décembre 1948, cité par Hanna Arendt.
[ii] Arendt H., Les origines du totalitarisme, Paris, Gallimard, 2002, p. 663-664.
[iii] Le Goaziou V. et Mucchielli L., Quand les banlieues brûlent… : Retour sur les émeutes de novembre 2005, La Découverte.

vendredi 9 février 2007

AU FRONT DES CLASSES : QU'EST-CE QUI SE JOUE ENTRE ADULTES ET ADOLESCENTS ?

Les membres du laboratoire CIEN [1] de NANCY-METZ : « les corps vivants : les fillettes et le galopin »
vous convient à une rencontre avec Noëlle de Smet, à partir de son livre [2] et de ses expériences d'enseignante chercheuse des classes professionnelles. Elle vient nous parler des aventures mouvementées et singulières qui se vivent dans les classes, en nous découvrant ce qui devient possible, malgré les turbulences. Elle aura lieu, à Nancy le vendredi 9 mars, 20 h 30, au Lycée Cyfflé, amphithéâtre , 1, rue Cyfflé

AU FRONT DES CLASSES : UNE RELATION ENTRE CORPS VIVANTS

Comment fabriquer du vivant, avec les connaissances et le savoir, comment faire pour que les élèves et les enseignants se rencontrent autour d'un savoir à apprendre et à transmettre ?

Au collège, au lycée, dans la ville, dans la famille... les adolescent(e)s sont au prise avec les turbulences de leur corps. Quelque chose des corps bougent, palpitent, se transforme, échappant à la maîtrise préalable de l'enfance. Les corps deviennent étranges, ils peuvent gêner, attirer, s'exprimer de façon plus ou moins forte, se taire ou se mettre à bouger sans savoir pourquoi. Quelque chose s'éprouve, se met en acte qui n'est pas « parlable ».

Les enseignants qui attendent que leurs élèves apprennent, se trouvent confrontés à des événements qu'ils ne comprennent pas, ou n'acceptent pas, notamment quand la violence (chahuts, bagarres, mutilations, coups, injures...) s' installe dans la rencontre. Pourtant la façon dont les adultes - enseignants, infirmières, conseillers d'éducations, travailleurs sociaux, psychologues, personnels d'entretien ou de direction, parents...- qui vivent avec les jeunes répondront, aura toute son importance sur le devenir de ces phénomènes de débordements qui contrarient l'attendu, le programmé, le convenu. Répondre par la punition, la sanction est une façon de ramener à l'ordre sur le champ mais cela suffit-il à traiter ce qui cause le désordre ? Cette irruption des pulsions, les élèves auront à l'apprivoiser, à l'orienter pour que les apprentissages puissent avoir lieu. Encore faut-il qu'ils y soient accompagnés par des paroles et des actes d'adultes qui cernent avec eux l'inconnu naissant qui cherche à grandir en eux, sans tout de suite, ni directement trouver la voie qui convienne.

Noël de Smet nous éclairera sur la façon dont elle a été amenée à répondre à ses élèves de manière inattendue pour elle et pour les autres adultes, elle nous dira comment en ne lâchant pas sur l'affinement des mots, s' inventent et se proposent toujours de nouvelles alternatives de penser et d'agir ?

Le lendemain matin, à 9 h, au Lycée Cyfflé, la conversation se poursuivra avec Noëlle de Smet et Claire Piette, Responsables du Laboratoire CIEN de Bruxelles : « Maître passe-désir : la place du sujet à l'école, les membres du Laboratoire de Nancy et les personnes qui seraient intéressées : Qu'est ce qui se cherche, qu'est ce qui s'invente, se bricole, se produit dans un laboratoire du CIEN ?
[1] CIEN, Centre Interdisciplinaire sur l'ENfant, le CIEN est un groupe du Champ Freudien qui propose depuis 1996, un travail interdis à plusieurs, sous forme de laboratoires de recherche réunissant des personnes de diverses professions, qui toutes partagent des responsabilités auprès d'enfants ou d'adolescents (enseignants, éducateurs, travailleurs sociaux, juristes, assistantes sociales, infirmières, psychologues, chefs d'établissements, conseillers d'éducation, psychiatres....). Le Cien s'est constitué en Association en 2006
[2] Noëlle de Smet, 2005, Au front des classes, Libre choix 22, Editions Talus d'approche

DANS LES MOTS SOMMEILLENT DES UNIVERS ENGOURDIS


« Ca t'apprendra à te cacher dans les ombellifères ! »

Je suis un enfant de cinq ans. Je marche dans une prairie, parmi les hautes herbes sur les tiges desquelles glissent les gouttes d'une rosée tombée du soir qui vient déjà....
Des chiens se parlent...
Je vais vers la rivière. Je sais que je n'ai pas le droit. Je sais qu'on m'attend, et mon chemin de peurs et de délices se fraie parmi ces hautes demoiselles pas encore fauchées.... qui m'envoient sur les joues, une pluie infime et fraîche.
J'entends la voix de ma mère, un peu angoissée, me semble-t-il, qui crie mon nom.
J'entends la rivière, toute proche... J'entends mon enfance.
Je regarde ces bouquets vivants, je les caresse, je les respire. Et j'oublie soudain la rivière.
Ils me semblent que ces plantes majestueuses dont j'ignore encore le nom, me protègent,... que la vie sera là, ce bonheur d'être dans un creux de beauté végétale, entre le délice de retrouver les bras aimants et la peur de les perdre à jamais, dans la suspension de ce qui peut advenir et qui ne demande pour ce faire que notre assentiment.

Une fessée aussi violente qu'imprévue vint interrompre ma rêverie et les mots qui l'accompagnèrent, ceux de ma mère, venaient de me donner le nom de ces merveilles : mon petit cul me cuisait, mais j'étais heureux sous les pleurs.

Depuis, il m'arrive souvent, même dans des situations incongrues, de le dire pour moi seul, ce nom, à voix très basse. Tout me revient alors, l'univers de mes cinq ans et de mes songes, les visages qui en étaient les phares et les voix à peine assourdies par le temps. Il m'a toujours paru que dans les mots sommeillaient des univers, non pas perdus, mais simplement engourdis et qu'un rien -notre désir, le fait de les dire ou de les tracer- suffit à éveiller de nouveau. C'est un exercice simple, une magie qui ne demande aucune adresse, un opium légal. Je dois confesser que j'en abuse de façon immorale. Je n'en éprouve d'ailleurs aucune honte.C'est peut-être pour cela que j'écris, pour retrouver dans les mots que j'assemble la part de rêverie qui échappe au sens, qui ne se trouve en fait que dans l'entre-deux de la logique et du réel....

Et je vas dans les livres comme j'allais dans les champs, attiré par une rivière qui s'éloigne à mesure que j'avance. Je ne la vois jamais. J'entends seulement son murmure.

Philippe CLAUDEL, Ombellifères, Circa 1924


NOMINATION

Mes élèves n'étaient pas des monstres : c'étaient des enfants qui avaient peur de tout et riaient sans raison. On m'avait confié la petite classe, non pas la plus petite, mais le cours élémentaire ; ça faisait beaucoup de petits corps semblables : j'apprenais à les nommer, à les reconnaître, courant sous la pluie vers le trou venteux des préaux, pendant les récréations, tandis que derrière les hautes fenêtres, je les observais et puis tout à coup, je ne les voyais plus, rencognés sous un auvent, derrière le corps multiple et cavalier de la pluie. J'étais seul dans la salle d'école. Je regardais sur tout un rang de patèresleurs cabans pendus qui fumaient encore des pluies du matin, comme sèchent dans un bivouas les paletots d'une armée naine ; je nommais aussi ces petites défroques, je les attribuais, avec un peu d'émoi.

Et bien sûr il y avait aux murs de grands tableaux avec des lettres, des syllabes, des mots et des phrases flanqués de dessins, de coloriages, toute l'imagerie naïve qui flatte les esprits enfantins, les ferre et leur fourgue des conjugaisons qui font pleurer sous le leurre de garçonnets obèses qui font rire, de fillettes à nattes et de petits lapins.

Les enfants bougent les pieds quand ils pensent, quand ils pleurent : je voyais sous les tables la trace de cette danse appliquée, triste, un peu de boue en rond ; et de gros pâtés sur le bois blanc témoignaient du même rythme, de la même piété. Oui, cela m'émouvait ; c'est que je n'en était pas si loin, avec mes vingts ans ; surtout je m'en éloignais, je n'y étais plus.

Pierre MICHON, La grande Beune, p.14-15

Atelier Slam

LE SLAM

Le slam
Certains le blâment
D’autres l’acclament
Ecoute mon texte
Sois pas perplexe
C’est pas si complexe
C’n’ est qu’une façon de s’exprimer
Qui n’est que le reflet
D’une certaine réalité
Bien sûr.
J’en suis sûr !
De différentes façons elle peut être interprétée
Dans tous les cas
On ne peut pas
En échapper
On en est tous prisonniers.
Certains l’aiment, d’autres le détestent
Mais dans ce monde, on y est tous
Que l’on soit grand, petit, gros, mince, blonde ou rousse.

Atelier Slam; le soldat

Le Soldat

C’est l’histoire d’un soldat
Qui s’en allait à la guerre
Et en laissant derrière soi
Sa famille qui lui est chère

On lui avait dit qu’il servirait sa patrie
Et qu’il rentrerait, couvert d’honneur et de gloire
Mais, il vit qu’en fait, la guerre, c’est pourri
Et il vit son futur s’obscurcir, devenir noir.

Il se voyait mourir au début du combat,
Enterré avec ses camarades soldats,
D’autres gars qui eux aussi ont cru à bien des bobards,
Et qui comme notre héros, se sont embarqués dans cette foutue histoire.

Puis, revenant à la raison,
Il vit parachutes, obus de canons,
Rafales de mitraillettes,
Faisant tomber des dizaines de têtes.

Puis, soudain, un éclair le foudroya,
Il ne sentit plus son corps,
Et sur le sol il s’étala et ferma les yeux
C’est pas qu’il dort, c’est qu’il est… mort.

Mais finalement, qui se souviendra de ce soldat,
Sa femme et ses enfants qui pleurent sur le sort de leur défunt papa,
Lui qui croyait devenir un vrai héros.
L’histoire ne parlera pas de lui
Et il n’aura pas plus de considération qu’un cabot.

Arthur B.
Vendredi 12/01/07, Atelier SLAM.

Le petit prince m'a dit

Bonsoir à toutes et à tous ;
Voici un petit essai d’écriture que je vous adresse.
Il s’agit de la suite de la porte blindée invitée à (faire) parler.

En passant par la planète des étoiles qui savent rire, j’ai rencontré le Petit Prince et j’ai entendu:
« - Que faut il faire ? dit le Petit Prince,
- Il faut être très patient, répondit le renard. Tu t’assoiras d’abord un peu loin de moi, comme ça, dans l’herbe. Je te regarderai du coin de l’œil et tu ne diras rien. Le langage est source de malentendus. Mais chaque jour, tu pourras t’asseoir un peu plus près … ».

Je travaille, en qualité d’éducatrice dans un Centre d’Accueil et d’Orientation à Nancy.

Le temps de l’accueil peut permettre à la singularité d’exister.
Des yeux peuvent accueillir un regard.
Une parole peut être dite, chuchotée, pleurée.
Des mots peuvent être étouffés, blessés, agressés, écoutés.

Pourtant, le Discours Institutionnel rôde, il n’est jamais loin. Il est en nous si l’on ne s’en différencie. Il devient nous, si l’on n’y prend pas garde. Nous nous confondons en porte parole du discours institutionnel et nous risquons de nous y enfermer, un jour … peut être … peut être pas, nous avons le choix.

Chaque accueil peut être le même que le suivant. Chaque rencontre peut être la même qu’avec la suivante. Chaque discours peut ressembler au suivant. Chaque suivant peut être le même que le suivant. Au suivant …

Puis, il y a « l’orientation ». A dire vrai, ce terme me pose question.
L’orientation est avant tout institutionnelle. Elle n’est pas proposée. Elle est imposée :
« Les temps sont durs, vous comprenez. On ne peut pas vous laisser le choix (de là où vous aller habiter, de là où vous allez vivre) »
« Soit vous acceptez ce que l’on vous propose en terme d’orientation, soit vous refusez et ce peut être un motif de fin de « prise en charge ».

Alors, pour ne pas me laisser enfermer, moi aussi, dans un non choix, je prends de préférence « l’orientation lacanienne ».

Il y a peu de temps, j’évoquais le changement de porte du Centre d’Accueil et d’Orientation. Les initiales s’écrivent C.A.O. Fut un temps, il s’appelait le C.H.A.O (ajoutez hébergement pour la lettre H).
Roselyne, lors de notre dernière rencontre avec le CIEN a parlé de chaos. Une question avait émergée : « Comment retrouver et laisser la place au vivant, sans en passer par le chaos ?» S’en passer … s’en servir ? Aussi … ?

C’est une question que je me suis posée.
Et de là, une idée a germée. « Faire parler la porte blindée ».
Ecouter ce qui se dit de chaque côté, à partir de la place, de l’histoire et de la parole de chacun qui le veut bien.
Un mouvement est lancé.
A ma grande surprise, la moitié de l’équipe participe à l’écriture de ce projet.
Nous construisons ensemble un lieu de parole … HORS LES MURS institutionnalisés.
Les rencontres pour l’élaboration du groupe sont régulières. Les thèmes à discuter sont proposés par les familles.
L’équipe, change ; elle se trans-forme. Un souffle anime autrement la vie dans l’institution. D’autres rencontres ont lieu. Nous nous découvrons alors même que nous nous cotoyions au quotidien. La légèreté, le plaisir, les inventions et l’humour s’invitent à chaque réunion de préparation.
Le plaisir et le désir sont là.

Les familles accueillent elles aussi cette nouveauté, cette prise en compte de ce qu’elles vivent et de ce dont elles ont envie de parler.
Parler autrement et d’autre chose que de ce que les travailleurs sociaux leur demandent.
Répondre autrement aux questions toutes faites qui n’attendent que des réponses « dans les clous normatifs ».
Les envies de connaissances, d’apprentissages, d’échanges, de témoignages sont du côté du :
« Comment faire avec mon enfant qui n’écoute pas ?
« Comment me faire respecter par mes enfants ?
« Comment parler de la drogue à un enfant ?
Comment parler de la violence que j’ai subi à mes enfants pour pas qu’ils vivent la même chose que moi ? ».
… Comment parler ? …

Nous ne savons pas. Nous proposons une réunion ce samedi pour choisir ensemble le thème parmi les thèmes dont nous discuterons.
Les membres de l’équipe se réunissent mercredi pour préparer le groupe de parole qui verra le jour le 30 janvier de cette nouvelle année.

Ce jour là, nous sommes tous invités à inventer un nom pour ce groupe.

Le 19 janvier 2007.
Estelle

La question de la pulsion

Yasmine Y.

On nous rapporte que dans les prisons la barbarie se déchaîne. Que dans les quartiers ça brûle. Que dans des écoles des enseignants ne peuvent plus faire cours, alors même que des élèves sont sous haute surveillance. Que dans les hôpitaux psychiatriques la peur s’installe. Que dans des instituts, la formation d’aide aux personnes âgées se protocolise jusqu’à l’aberration.

La haine et la rage flamboient de temps en temps, par endroit, nourrissant l’actualité brûlante. Le flot médiatique, grossi d’évènements inquiétants, emporte avec lui les faits les plus graves accompagnés d’un florilège de commentaires journalistiques et politiques. Et les mesures se multiplient. Folle immédiateté, folle urgence. On éteint ici, et ça reprend là-bas. Le vent de la pulsion de mort et son cortège de passages à l’acte semble souffler sans trêve aujourd’hui. La chaîne médiatique paraît avoir définitivement calé son pignon sur l’engrenage de la sauvagerie. La rythmicité du processus fait craindre un phénomène semblable au feu de brousse. Derrière les foyers isolés des évènements marquants, n’y a-t-il pas un brasier qui couve ? Ca se répète, peut-être même que ça s’accélère, en tous cas ça nous enseigne.

Même si quelques uns pensent encore qu’il s’agit d’exactions isolées commises par quelques individus dégénérés, qu’il suffirait de mettre hors d’état de nuire, d’autres pressentent qu’actuellement ces évènements ne font qu’indiquer une dérégulation dangereuse du lien social. La multiplication d’actes de sauvagerie, la détresse, l’angoisse massive sous-jacente exprimées en différents lieux et le sentiment confus que rien ne vient apaiser le processus sont autant d’éléments qui doivent nous forcer à nous extraire de l’immédiateté de l’actualité pour penser, pour mettre en perspective la chose. Notre responsabilité serait-elle en jeu ?

Pourtant les acteurs politiques, ceux à qui nous avons confié la responsabilité de garantir un lien social vivable pour le plus grand nombre, la responsabilité d’organiser au mieux la vie de la cité, s’activent.
La masse des textes, décrets, propositions de loi, nouvelles procédures enflent sous le coup des évènements. Que les élèves se montrent trop insoumis, on leur appliquera une note de vie scolaire ; que les crime sexuels ne cessent pas, on surveillera les personnes plus systématiquement au sortir de la prison ; que des psychotiques se montrent violents, on sécurisera les enceintes des hôpitaux ; que dans des stades, des supporters dérapent, on les parquera dans des zones étanches et surveillées. Les solutions se multiplient à l’envi, les caméras de surveillance comme la présence de plus en plus marquée des « forces de l’ordres » aussi. Les mesures restent sans effet.

Il y a quelques jours, un homme psychotique, souffrant de schizophrénie, enfermé avec deux autres détenus dans la cellule d’une prison, nous a rappelé que les conditions de la barbarie étaient parfois le fait d’une logique sociétale qu’on ne comprend plus.

Aujourd’hui, des acteurs sociaux sensibles aux modifications rapides du lien social et à ses ravages mènent une réflexion qui peut faire école. Praticiens de terrain, plongés au cœur même de l’action sociale, éducative, thérapeutique, ils font des hypothèses quand aux conditions qui catalysent les passages à l’acte, analysent les effets des nouveaux discours sur leur quotidien, échangent et pensent leurs pratiques respectives afin d’y réussir le mieux possible, malgré le contexte difficile. En différents endroits ils mettent en œuvre auprès des personnes qu’ils côtoient dans les lieux où ils exercent, un savoir-y-faire qu’il est intéressant d’élucider et de faire connaître. Ils témoignent, depuis les institutions où ils travaillent, que certains espaces sont plus exposés que d’autres.

Il s’agit de ces lieux de vie où précisément le questionnement adressé à ’’ce que vivre signifie’’ est plus impérieux, plus visible, plus irascible. Dans ces lieux, l’établissement de la Loi, en tant que porteuse du possible et de l’interdit ressemble à un chantier perpétuel. Là, l’appel à un Autre consistant, référant, fiable, supposé savoir, s’apparente à une demande de garantie pour dire oui à la vie.
A l’école, dans les quartiers, que démontrent donc les jeunes ? Dans les prisons, comment fait-on pour cohabiter avec soi et les autres ? Comment font les personnes âgées pour jouir du dernier temps de leur vie ? Comment s’y prend on avec les sujets psychotiques pour que leur rapport au Réel ne trouve sa solution dans les passages à l’acte suicidaires ?
Nous avons tous à répondre de ce qui s’engage dans ces lieux, auprès de sujets assaillis par l’angoisse propre à ces moments de vie dans lesquels ils sont plongés, et qui peut les mener au pire. Cette élaboration ne peut se faire que dans le lien à un Autre.

Il faut questionner la boussole dont se réclament ces acteurs du champ social qui souhaitent maintenant se faire entendre. Cette question est cruciale tant il est vrai qu’aujourd’hui, les nouvelles directives, injonctions, nouvelles procédures qui partent en tous sens et se multiplient semblent indiquer que gouvernants et experts semblent avoir perdu le nord.
C’est de la psychanalyse, champ de savoir si mal-aimé aujourd’hui, que se revendiquent ces acteurs sociaux. La psychanalyse présente cette originalité qu’elle postule que dès lors qu’il y a du vivant, il y a du pulsionnel, c’est à dire quelque chose qui ne peut être fixé et établi, arrêté, résolu. Les interdits universels posés dans tous groupements humains afin que chacun puisse y trouver une place pour vivre (interdit de l’inceste, inerdit de tuer…) doivent permettre de tamponner la tyrannie de la jouissance, sans renier que c’est cette dialectique même qui est en jeu. Les ravages de la pulsion de mort rendent la Loi nécessaire.
L’expression de la pulsion est à saisir dans ce qui est donné à voir, pour qu’un sujet puisse s’organiser de façon à rendre sa jouissance vivable pour lui et les autres. Si la pulsion ne s’arrête pas, elle peut donc trouver des voies d’élaboration, c’est-à-dire des issues permettant à un sujet d’articuler son rapport de jouissance à l’objet, autrement que dans la mort, la destruction ou la coercition. La pulsion n’est donc pas sans objet, objet qu’il faudrait élucider.

Ceux qui ont été formés au savoir de la psychanalyse ne croient pas aux effets de la « gouvernance des masses » pour régler les difficultés du champ social. Ils ont foi dans des engagements qui sont le fait de sujets singuliers.
Il s’agit donc de redonner une légitimité aux bricolages de ces « épars désassortis », qui, en continuant d’exercer une liberté de penser, en se soutenant les uns les autres de leur réussites, en échangeant depuis les obstacles qu’ils rencontrent, développent une véritable éthique de l’action.
Ce processus s’appuie sur une autre éthique associée, soc de la psychanalyse, qui est celle de la parole.
Ces témoignages veulent être une contre proposition à la mise en place de procédures bonnes pour tous, proposées de manière systématique, depuis les hauteurs des experts vers les exécutants, de façon indifférenciée, procédures censées répondre aux excès qui débordent du cadre.

Il faut que le cercle vicieux « troubles/nouvelles procédures » cesse.

Dans les hôpitaux psychiatriques, dans les prisons, dans les quartiers, dans les écoles, dans les instituts de formation aux métiers sociaux, des citoyens demandent donc à être entendus par les acteurs politiques. Ils pensent qu’il est préférable d’accepter de se laisser troubler par les conduites troublantes, pour se demander un peu ce qu’elles signifient, plutôt qu’exercer sur elles une surveillance culpabilisante et pétrifiante. Ils préfèrent les considérer d’un regard neuf, afin de pouvoir encore inventer à partir d’elles, plutôt qu’être prompt à dégainer la sanction idoine prévue par le protocole.
Car ce sont les surprises qui les portent et leur donnent de l’allant pour continuer.
Ceux qui ont fait un détour par la psychanalyse savent que le durcissement du répressif est une mauvaise solution. On ne peut pas vaincre contre la pulsion qui actuellement ne cesse pas faire irruption sous son visage le plus destructeur. Habiller les actions entreprises d’un discours moraliste et d’une juridiciarisation étouffante des actes de chacun, tout en affichant fièrement le concept effrayant de « tolérance 0 », semble être le plus sûr chemin vers le développement d’un procès totalitaire.
« Le ventre est encore fécond, d’où peut surgir la bête immonde » (Bertold Brecht)

L’histoire ne nous a – t – elle donc pas encore suffisamment enseigné ?




PLAN (en chantier, comme tous le reste !)



Ce que pulser veut dire, l’insaisissable objet (a)
A l’âge de la puberté
Dans la psychose

Un traitement de la pulsion nécessaire

A l’échelle de la société, le stade

Ce qui se fait à l’école
Le slam
Les « néo titulaires »
Les conversations

Ce qui se fait dans les institutions

Dans les institutions d’accueil
Les groupes de parole
A l’hôpital psychiatrique
En prison

Recouvrement du pulsionnel par le discours institutionnel

Comment on forme les professionnels

Les procédures

Les nouveaux concepts dans les discours
(champ de la santé, du bien-être, repérage des conduites à risques, la parentalité et autre gouvernance…)

CIEN. Réunion du 5/12/06

Hélène

Est abordée la question du regroupement de nos textes qui circulent via Internet, entre-nous. Des enjeux de ce rassemblement peuvent être de nous ouvrir des perspectives de travail et d’élaboration à plusieurs, pour que – je cite Françoise :
« l’avenir ne se ferme pas à nos grands corps malades ».

Françoise fait un retour sur le pari de la conversation que fait le Cien :

Il s’agit de prendre acte qu’il y a de l’impossible dans les situations humaines et pas seulement de l’impuissance. Au cœur des évènements, les acteurs ne trouvent pas toujours de solutions sur le moment. Cette distinction entre impossible et impuissance ouvre à la nécessité de se donner des temps de penser, des temps où l’on peut dire que l’on est mal, des temps où l’on peut dire que l’on ne sait pas. Ces temps d’arrêts où l’on converse permettent aux sujets de prendre du recul dans l’après-coup. Il s’agit de redonner à ces moments-là leur caractère essentiel, puisqu’ils permettent d’élaborer ce qui fait impasse. Ces temps de ne pas savoir, ont donc à rester ouverts.
Ces temps de retour sont d’autant plus nécessaires que les procédures se durcissent, se resserrent. Il faut exercer une vigilance vis-à-vis de certains pseudo-concepts qui nient qu’il y ait de l’impossible. Ils créent une confusion, ils modélisent de pures fictions, inopérantes pour organiser la pensée :

- Par exemple, on va parler de « soins culturels » (Rufo). On met ensemble deux signifiants comme si ça allait de soit que l’objet culturel avait un effet de soin sur un sujet. Or, l’art n’a jamais eu comme intention la guérison. On oublie le contexte du « comment » est abordée l’activité culturelle pour qu’éventuellement elle ait des effets structurant pour une personne ; on oublie ce qui se transmet et qui est bien au-delà de l’objet, ce qui naît de la rencontre inédite entre les sujets.

- Ou encore on a à faire à des oxymores, ces accouplements monstrueux de deux signifiants incompatibles. Par exemple on nous parle de « rupture tranquille », oxymore qui fait croire qu’une rupture peut être tranquille, enlevant par définition l’essence même d’une rupture qui est un déchirement, qui bouscule en profondeur et qui n’a rien de tranquille.

- Ces concepts sont aussi dangereux car ils brouillent les lignes de partage entre ce qui relève de la pulsion et ce qui relève de la maladie.
Ce qui est de l’ordre de la pulsion est déversé du côté de la thérapeutique, ramené sur le pôle de la santé, ou encore de la répression.
Par exemple, il est nécessaires que des espaces de parole puissent exister dans l’après coup de certains évènements qui surviennent en Institution. Lorsqu’une une infirmière se prend un coup de poing par un patient, il faudrait qu’elle puisse en parler, faire retour avec d’autres, également concernés, sur l’événement. Il est rappelé que le risque du passage à l’acte est au cœur même de la pratique psychiatrique, ce qui semble être oublié aujourd’hui.
Après la sidération provoquée par deux suicides survenus coup sur coup dans un même service, le silence sur ces disparitions peut conduire au désespoir et au fatalisme. Or cette effraction du Réel doit pouvoir se dire dans son caractère insupportable, à la fois pour les personnels soignants mais aussi pour les patients.

Il s’agit de ne pas laisser le présent nous arrêter pour permettre l’avenir, qui n’existe que dans l’incertitude. Pour cela il est nécessaire de créer une nouvelle hospitalité par d’autres mots, équivoques, afin de redonner de la consistance à ce que nous voulons signifier.

Roselyne prend l’exemple du Slam pour dire que c’est aussi ce mot nouveau, employé dans un nouveau registre, qui fait venir ses élèves à l’atelier d’écriture. « Si j’avais appelé ça ‘viens écrire un poème’, pas un ne serait venu. » Et cet espace peut être investi par de l’imprévu et du nouveau car il est hors de ce qui se fait déjà avec la langue, dans un cours de français. Il semble que ces adolescents résistent au pouvoir de mortification du signifiant, de la langue commune, ils veulent inventer. Dépoussiérer la langue par le slam suscite de la délectation pour certains. Comme si cela leur permettait de rester dans les sensations tout en ayant à accepter d’en passer par la langue, qui a pour effet d’amenuiser, d’ordonner la jouissance.

Marie-Odile reprend la notion de concepts ou de procédures. De quoi empêchent-ils de parler ? Pour elle, deux questions restent taboues en institution : celle qui a trait à la mort et celle qui a trait à la sexualité. Ces questions sont évincées car d’une part, elles contredisent d’emblée ce que cherche à promouvoir l’Institution : un état possible de bien-être permanent, et d’autre part, il y a une peur que ces situations insupportables (prises dans ces deux questions) soient reprises à l’extérieur et par les médias.
Et il y a aussi cette peur liée à cette pensée que s’il y a eu passage à l’acte, c’est que quelque chose a échappé à l’Institution. Alors on essaye de rattraper l’événement et de l’annuler. Marie-Odile évoque un « lien de peur », ce que beaucoup de personnes autour de la table reconnaissent massivement. Le « lien de peur est quasi palpable » dit Chantal.

Cette peur de la faute par rapport à un passage à l’acte, par définition non anticipé, s’explique par une juridicarisation massive en psychiatrie. C’est-à-dire qu’on ne pense plus du tout le passage à l’acte dans son écho pour le sujet et dans le sens que lui confère traditionnellement la psychiatrie. Le passage à l’acte devient « un incident » qui appelle dans un premier temps « un rapport d’incident ». Vient ensuite le « débriefing ».
Ici, le passage à l’acte est considéré comme une défaillance, une erreur dans un système. Du coup la faute serait à repérer du côté du personnel. Comme dirait Stéphane la question devient : « Quelle a été la couille dans le protocole ? »
Cette question permet d’éluder la question de la pulsion de mort à l’œuvre chez les sujets. Dans les commissions dirigeantes des hôpitaux psy on parle argent (comment faire des économies ?) protocoles de sécurité, sécurisation des lieux.

Dans une autre institution le « débriefing » s’apparenterait plutôt au rappel à l’ordre fait à une personne pour la remettre dans le droit chemin, pour qu’elle ne sorte pas des clous.

Roselyne illustre une forme de procédure utilisée dans son collège. Il s’agit de la mise en place d’une feuille de suivi. « Comment faire pour que l’élève arrête son chahut et comment le suivre de façon la plus serrée possible dans son comportement de manière systématique ? » Exit les causes qui font qu’un élève ne s’intéresse pas au savoir, et cherche à faire trou dans le système. A chaque heure de cours de la journée, tous les jours de la semaine, le comportement de l’élève est notifié sur la feuille…

Une autre procédure qui vient empêcher de penser : l’outil informatique. Ca devient un moyen d’éviter le conflit, la confrontation incarnée des sujets, qui semble faire peur également. Ca induit une autre organisation du lien social. (ça me fait penser à mon chef d’établissement qui demande, si on désire le voir, qu’on lui envoie un email quand il est occupé –il est souvent occupé- et qui manifestement n’est pas à l’aise dès qu’il y a rencontre réelle entre personnes) Le traitement des faits par l’outil informatique positionne l’ordinateur à la place du lieu de la vérité, et dénie toute causalité de parole aux sujets.

Chantal demande comment faire avec tout ça, comment faire pour ne pas subir, être démuni ?

Le moment du débriefing ne peut-il être transformé en temps de libre parole que les acteurs se réapproprient ? Ce qui s’y dit ne dépend-il pas de ce que les sujets désirent y engager, à côté de (ou malgré) ce que l’on voudrait leur imposer ?

Des jeunes font preuve de ressources et d’inventivité pour aller chercher les adultes et créer du lien. Yasmine prend l’exemple de son fils Mathias, à l’occasion d’une heure dite de « vie de classe », heure censée permettre de causer de ce qui ne va pas, de ce qui cloche, dans le collège, dans la classe, etc.
Or, ce temps est pris par la prof pour faire cours normalement. Mais Mathias ayant oublié ses affaires de français a demandé aux autres enfants de « poser pleins de questions » pour que le cours n’ait pas lieu, et pour qu’il ne soit pas « attrapé » sans ses affaires. Et par solidarité les questions ont fusé.
Incidemment les élèves ont donné à la prof l’occasion de leur dire qu’ « elle aimait bien faire cours avec eux et que ce n’était pas le cas avec toutes ses classes ». Elle laisser entrevoir qu’avec une classe, il se passe bien autre chose qu’une transmission de savoirs, qu’il y a du transfert, parce qu’il y a de l’humain, fait de pulsions et de désirs.
Les adolescents ont de l’énergie pour rendre les espaces vivants et vivables. Ils savent aussi se montrer intraitables lorsque ça se durcit autour d’eux…
Ils nous permettent de garder à l’esprit que l’enjeu de la rencontre est l’humain et qu’il y a quelque chose à élaborer, qu’il y a de l’Angoisse quelque part. Aux adultes d’accueillir ces pulsions et de ne pas s’appuyer sur le Surmoi pour condamner ces pulsions.
A cet endroit, les adolescents nous précèdent, de par ce temps pulsionnel éminemment-là dans lequel ils sont pris et dans lequel les adultes ne peuvent plus être. A nous de nous laisser déplacer par ce qu’ils nous amènent, au lieu de se ranger du côté du Surmoi en actionnant le surmoi des adolescents.

Transfert de compétences et évaluation des pratiques

Transfert de compétences et évaluation des pratiques sont deux points abordés dans un article intitulé “ La Haute Autorité de Santé et l’évaluation des pratiques professionnelles en psychiatrie ”, paru en juin 2006. [1]

Certaines positions sont affirmées dans cet article sans ambiguïté, d’autres sont abordées sur le ton de l’éventualité, ou comme craintes situées chez les médecins eux-mêmes, et non comme intentions de l’HAS.Cela nécessite de mettre en relation les dires des uns et des autres, de les mettre en résonance avec d’autres développements pour saisir leur portée. Ce style laisse entrevoir la liste des possibles.

Possibilité de mise en place de transferts de compétence évoquée par Alain Coulomb :
“ Doit-on et peut-on l’imaginer… ?” dit-il, ceci au vu de la “ raréfaction de l’offre médicale ”, et “ du caractère précieux ” de ce temps médical se perdant “ dans des tâches administratives ”,
Formulation d’un appel, d’un “ appelant ” au sens d’appeau.
Intentions à venir évoquées, consentement des médecins psychiatres recherché, contre répartie : le contrôle médical de ce transfert de compétences.

Un transfert vers qui ?
Il est mentionné qu’il existe un “ trou ” entre “ bac +3 ” et “ bac +8 ”, dans des secteurs comme ceux des laboratoires, de la radiologie, ou encore une “ séparation ” entre infirmiers et médecins, mais quoi de la psychiatrie ?
Sans aller jusqu’au remplacement du médecin par une machine, et le sujet est mis au cours de ce débat sur le tapis, M. Coulomb nous invite à “ regarder les faits ” : “ Y a-t-il des non-médecins prenant en charge des malades mentaux ? Poser la question c’est y répondre ” dit-il (p. 12).
Il ne nomme pas les personnels concernés mais il les désigne à partir de leur fonction : “ je pense plus particulièrement à des approches comme la psychothérapie ” (p. 11)

Ce n’est plus la question du transfert de compétences qui est ensuite interrogée, mais ses conditions.
Là encore M. Coulomb questionne, mais la réponse est sous-jacente : “ Est-ce que les médecins psychiatres ont les moyens de contrôler cette forme de délégation ou la subissent-ils ? ” (p. 12).

Accepter la délégation de certaines tâches médicales, présentées comme “ moins qualifiées ”, les moins “ au cœur du métier ” pour reprendre une expression actuelle, les laisser à d’autres pas nommés, pratiquant la psychothérapie, sans être médecins... et contrôler cette “ délégation ”.
Il ne faut pas être grand clerc pour voir se profiler l’intérêt que peut représenter pour M. Coulomb les professionnels formés à bac +5, psychologues, psychothérapeutes….

Que dit-il d’ailleurs de ces “ praticiens de la psychothérapie ” ?
Il parle de “ diversité ” des “ modalités de prise en charge sans…véritable appréciation pertinente des résultats ” et il enfourche le cheval du “ besoin d’informations ” et du “ désarroi du public ”(p. 10) pour justifier la nécessité de l’évaluation, et il disqualifie ces pratiques :
“ de nombreuses personnes qui ne sont pas psychiatres prennent en charge des patients dans des conditions que je qualifierais d’erratiques et peu évaluées ” (p. 12)
L’évaluation, il n’y a que ça.
Pour contrer la médiocrité ou pour contrôler (enfin) ces pratiques ?
Son argument lui permet de justifier de l’opportunité du recours à cette formation avec un petit plus : “ sous contrôle médical ”. “ Ces professions intermédiaires pourraient avoir d'ailleurs un tronc commun avec la formation médicale ” (p. 12)

Je ne mettrai pas ici en avant certaines des paroles de M. Coulomb, qui visent de façon manifeste ceux, et ce qu’il a trouvé sur sa route, d’où la récupération de termes empruntés à cette autre sphère sans la citer (singularité, humanisme…) et le recours, encore, à des arguments tels que “ négation de la recherche ” et “ charlatanisme ” visant ceux-là mêmes qui ne consentent pas, et qui ont pu démonter les ressorts de l’évaluation (p. 17). Je veux juste interroger ici l’orientation qu’il entend prendre.

Au “ maquis ” et à la “ cacophonie ”, M . Coulomb veut voir se succéder une “ évaluation des pratiques professionnelles ” à laquelle lui-même comme J.-C. Pascal disent vouloir poser, donner des limites après avoir eu “ le désir un peu fou de mettre tout sous contrôle ” (p. 13). Quelles “ limites ” donc ?

Me Hardy Baylé évoque la crainte de certains médecins de voir certaines propositions thérapeutiques être “ déremboursées ” si elles ne figuraient pas dans le référentiel ”, avec pour conséquence la “ disparition ” des pratiques psychothérapiques qui ne pourraient se “ protocoliser ”(p. 14), son hypothèse n’est pas démentie.

Tout au contraire : M. A. Coulomb dit bien qu’entre “ tout et rien il doit y avoir quelque chose ”, parole plutôt accomodante, mais il dit plus loin, que l’évaluation, ou “ démarche qualité ” ainsi qu’il la nomme, “ n’a pas vocation à imposer ses valeurs de manière abstraite ”: l’évaluation s’imposera donc, et par l’intermédiaire des organismes qui auront été agréés.
Ces organismes sont donnés soit comme un modèle “ classique ” de la démarche de la Hautre Autorité (FORMEP’S), soit comme pratique adaptée à la psychiatrie, permettant le maintien d’une diversité… (Prat Psy)

Qu’est-il dit, brièvement, de cette démarche PratPsy dans l’article qui lui est consacré ?

Définissons d’abord l’EPP (évaluation pratique professionnelle) comme “mise en œuvre et suivi d’améliorations de la pratique ” (p 22). C’est ce par quoi M. Coulomb conclut dans l’article précédent : “ cette confrontation entre référentiel et pratique … constitue le cycle même de l’évaluation ”.
Le référentiel a donc “ un caractère évolutif ”, une fois mis en route il se modifie et constitue alors la nouvelle norme, la nouvelle référence, étant entendu que la condition même de cette démarche est son appropriation par les professionnels.
Cela implique que ces organismes, comme le dit JM Pascal, ne sont pas agréés comme ils le croient pour “ faire l’évaluation des pratiques professionnelles ”, mais “ pour produire les éléments de bonne pratique médicale, en l’occurrence psychiatrique ”.

Les professionnels psychiatres ne décideront plus. Ils n’auront plus, en entrant dans l’évaluation, la responsabilité de leurs pratiques. Elles seront “ produites ” par les “ organismes ” agréés au terme de chaque évaluation. L’esprit serait donc qu’elles deviennent obligatoires, au terme de chaque démarche.

De quelle façon ?
Si nous nous penchons sur les règles établies pour le fonctionnement de Prat Psy, pratique dite “ adaptée ” :
- Les praticiens seront regroupés dans une “ fédération nationale de groupes de praticiens ”.
- Ces groupes seront animés par des “ animateurs ” chargés d’organiser et d’animer les groupes, et entre autres “ d’amener aux participants des groupes les connaissances utiles sur la thématique choisie ” (p. 24)…
- Qui acceptera de participer acceptera de façon obligée que le groupe soit pluri-professionnel (p 24)
- Acceptera aussi “ de ne pas travailler avec une référence théorique unique mais d’être ouvert à l’ensemble des données utiles à ce jour en matière de pratique de soins ” (p. 24)
le thème choisi ne devra pas refléter une théorie psychopathologique mais appartiendra à ce qui se définit là comme “ relevant d’une clinique du soin ” soit : “ quand et comment hospitaliser en urgence ? choix d’une psychothérapie ”… (p. 24).Le consentement mènera donc à la mise à l’écart des savoirs, au profit de données jugées “ utiles à ce jour ”. Cette mise à l’écart en rappelle une autre, celle qui a abouti à la référence DSM ou CIM, dite “ a-théorique ”.
Il paraît intéressant de se reporter à ce que pouvait dire J.-D. Matet dans un article intitulé “ les coulisses du DSM III ” en 1986 (l’Ane, numéro 27).

“ Mise à la trappe ”, disparition des concepts référés à une référence théorique singulière. Nous avons affaire ici à une “ évaluation des pratiques ”, et non aux “ questions d’un sujet supposé savoir confronté à sa pratique, à sa rencontre avec le cas ”, ici c’est “ quand et comment ”, c’est “ choix d’une psychothérapie ” au regard “ des troubles ” CIM considérés, ici ce sont des questions sans sujets.

[1] La Haute Autorité de Santé et l’évaluation des pratiques professionnelles en psychiatrie, débat organisé le 16 mars 2006 entre Alain Coulomb, Marie-Christine Hardy Baylé, Jean Charles Pascal, et Jean Michel Chabot. “ PSN ” Psychiatrie, sciences humaines, neurosciences, numéro spécial, juin 2006, p. 10-17.

Lieux de parole

Danielle HENRY

Lieux d’écoute, lieux de parole ou lieux de parole et d’écoute sont des propositions faites par des enseignants, infirmières, assistantes sociales à des élèves : des adultes et des adolescents qui ont à faire ou (et) à dire entre eux dans un même cadre, l’établissement scolaire, ce qui à mon avis, influence la parole. Si les mêmes partenaires se retrouvaient hors les murs du collège ou du lycée, il me semble que c’est une autre parole qui circulerait, autre chose qui se dirait. Tout ça pour dire que dans ce que je vais rapporter, le lieu (un bureau qui sert aussi au médecin scolaire), le cadre (un lycée professionnel), ma fonction (assistante sociale scolaire), les relations que j’entretiens avec l’infirmière, ce que les élèves se disent entre eux à mon sujet, et tout ce que j’oublie en plus de ma propre subjectivité ont joué un rôle.

Emilie, 19 ans a pris rendez-vous avec moi sur conseil de l’infirmière qu’elle vient voir régulièrement au sujet de « maux de dos », « de chutes de tension », de « son stress » attribué selon les propos de l’infirmière à un rôle de « Cosette » dans sa famille.
Emilie commence l’entretien ainsi : « j’ai déjà vu cinq assistantes sociales et rien ne s’est arrangé pour moi ; la dernière a même aggravé ma situation en intervenant auprès de mon beau-père ; elles ont toutes refermé mon dossier. Je veux que vous ne fassiez rien ; je veux seulement être soulagée. Je suis comme au milieu d’un étang et je fais les gestes pour nager vers le bord mais je fais du sur place juste pour ne pas couler et j’ai peur de couler si je me laisse aller à ma fatigue. »

Emilie me conte son histoire et du temps que je l’observe en l’écoutant, me traversent ces pensées : discrétion de la puberté dans ce corps encore enfantin, absence de « traces » d’une pensée adolescente dans son discours…Ne rien faire comme elle me le demande mais ne pas refermer le dossier. Peut-être ouvrir un autre livre que celui des Misérables avec Cosette et je lui demande si elle connaît le conte « Cendrillon » (c’est ce qui me vient à l’esprit à ce moment là, à cause de ses petits pieds) et nous entrons toutes les deux dans ce monde où les princes charmants, ces passeurs font entrevoir une vie pleine d’espoir, une revanche. Emilie s’anime, elle imagine un futur, une sortie de sa famille qui ne soit pas rupture, abandon. La sonnerie nous rappelle où nous sommes. Emilie veut un autre rendez-vous mais s’attriste parce qu’elle sera en stage pour plusieurs semaines. Nous trouvons une solution.
Je n’ai rien fait, je n’ai pas de dossier, j’ai redouté un instant que « Cendrillon » ne l’inspire pas voire la heurte…Magie du conte !
Ce qu’Emilie m’a dit de sa situation aurait mérité, ce que l’on appelle dans le jargon de ma profession, différentes interventions sociales.
Lieu de parole et d’écoute : Emilie l’a pris au mot, pourrai-je dire.

Danielle HENRY

20 septembre 2005 : une rentrée qui fait mal

Françoise Labridy

1ère séance du CIEN :
quelques jours après

1er Temps

« C’est trop dur » de soutenir et de transmettre ce à quoi on croit nous dit Yasmine. Quand j’étais au collège, la transmission en éducation physique et sportive passait par une parole entre l’élève et le professeur qui pouvait se passer de discours établis. A l’Université c’est impossible, semble-t-elle dire : il y a beaucoup de discours qui veulent s’imposer et qui s’opposent les uns aux autres en se faisant la guerre de la légitimité. Pourtant le poids de la parole et son importance dans le lien direct aux élèves passent dans ses cours théoriques, dans sa pratique de la natation, au point que de nombreux étudiants choisissent en crédit libre « ce qu’elle propose » peut-être plus que le théâtre lui-même. N’y a-t-il pas une réussite, là même où elle ressent une incompétence ? Qu’est-ce qui se faufile en filigrane ? Serait l’amour de transfert ?

Respirer

Etre ici
Mais dans l’esquive
Des mailles

Etre là-bas
Mais dans la pulpe
Du fruit
Andrée Chedid

Presqu’en sortant : haro sur le contrat de travail mis en place dans certaines disciplines scolaires ou dans certaines institutions de soins

Après la parole de Yasmine et la force de l’échange qui s’en est suivi, qu’a été la montée sur la scène des textes de contrat ? L’impossibilité de s’arrêter là, dans les points de suspension pour chacun qu’avait instauré la conversation ? Le retour en force de ce qui essayait de se dénouer, de se traverser dans l’échange précédent ? Est-ce mon angoisse qui l’a amené là, alors que le temps n’était pas suffisant pour aborder cette question des contrats de manière singulière. Trop tôt ou trop tard déjà ? Parce que je n’arrive pas à élaborer seule là-dessus et que j’aurais envie que cela se fasse à plusieurs parce qu’il y a urgence. Depuis quelques temps l’apparition massive dans différentes institutions de «forme d’écrit » à remplir, utilisant de nouveaux sigles, de nouveaux mots qui en évacuent d’autres fait question pour plusieurs d’entre nous (Stéphane, Nadia, Marie-Odile, moi….). Ces nouvelles formalisations de textes écrits, quelles fonctions ont-ils ? Quels effets ont-ils sur le recours à la parole, viennent-ils à la place de la parole, peuvent-ils venir ravaler la parole, ruiner ses possibles, à travers des formules impératives, voire moralisantes, quelles conséquences ont-ils sur les vivants-parlants ?

Françoise Labridy, 27 septembre 2005

3 courtes histoires de jeunes filles…

I. Guedel

Sarah est une jeune fille de 17 ans. Pas très grande, bien potelée sans être grosse, de magnifiques yeux noirs, des cheveux soigneusement peignés et tressés en une longue natte. Le cadre : Paris, un groupe de 7 jeunes filles accompagnées par 2 éducatrices dont moi… 7 jeunes filles qui ont passé un temps non négligeable à se préparer pour chacune des sorties, à se coiffer, se maquiller, s’habiller, et plus encore pour cette sortie dans un restaurant – discothèque oriental. Le repas est excellent, les propos des jeunes filles fusent… Et une discussion s’amorce à partir d’un « évènement » survenu quelques jours auparavant. Zineb, la sœur aînée de Sarah a mangé un kebab en pleine journée pendant le ramadan… Il est alors question du rapport que les unes et les autres entretiennent avec la religion. Sarah nous annonce alors : « je risque de vous choquer mais moi, plus tard, je porterai le voile. C’est une marque de respect vis-à-vis de mes ancêtres, c’est une marque de respect vis-à-vis de la femme, c’est une marque de respect pour moi ». Des réactions fusent de la part de la sœur de Sarah et de 3 amies présentes. « Tu ne vas pas faire ça ! » « c’est rétrograde » « c’est pour faire plaisir aux parents »… Et Sarah d’expliquer que c’est avant tout pour elle qu’elle le fait et dit sa révolte de la manière dont sont considérées les femmes dans notre société occidentale : « elles doivent montrer leurs seins pour faire vendre une bagnole ! », à la fois discours entendu, mais aussi discours qui ne souffre d’aucune nuance…
Un peu plus d’une heure après cet échange, qui me laissera sans voix, Sarah, sa sœur et ses amies iront danser et, comme beaucoup d’adolescentes de son âge, elle fera tout pour attirer sur elle les regards des hommes présents…

Amélie a 14 ans. Lorsque nous la rencontrons pour la première fois il y a un an, elle est très régulièrement en présence d’autres jeunes filles plus âgées qu’elle. A l’époque, elle se présentait comme l’ado (qu’elle n’était pas encore) révoltée : contre ses parents, sa mère en particulier, contre les adultes, les éducateurs en particulier, contre l’école et ses enseignants… râlant toujours, jamais contente ! Passant elle aussi un temps non négligeable à se pouponner, à se maquiller, peu soucieuse néanmoins d’hygiène… Puis Amélie s’est mise à grossir… Impressionnant cette jeune fille qui, au moment de la puberté, masque ses formes naissantes par un amas de graisse… Amélie est dans le déni : « je n’ai pas pris un gramme », « je fais attention à ce que je mange » dit-elle en avalant goulûment un paquet de bonbons devant nous… Alors que ses camarades se transforment en belles jeunes filles pubères, Amélie va s’enrober (se protéger ?). Ses vêtements seront soit informes, très larges, pour masquer son « embonpoint », soit très moulants, provocateurs… son hygiène laisse de plus en plus à désirer et Amélie s’isole des autres, le justifiant en les traitant de « bécasses »…

Isabelle a 17 ans lorsqu’elle nous dit être amoureuse du frère d’une de ses copines âgé de 2 ans de plus qu’elle… Aînée d’une fratrie de 7 enfants, tous suivis par le service de protection de l’enfance, Isabelle s’est énormément occupé de ses frères et sœurs, ne disposant que de peu de temps pour elle. Elle réussit néanmoins brillamment un BEP « force de vente » qu’elle sait peu valorisé dans le milieu de l’enseignement et dans le milieu professionnel mais c’est l’animation qui la tente… Elle disqualifie régulièrement sa mère, reconnue « incapable majeur », et semble régner sur son petit monde comme une vraie petite maman…
Très peu de temps après avoir fait la connaissance de Yohann, Isabelle nous dit qu’elle aimerait avoir un enfant… Très (beaucoup trop) vite, une collègue lui dit : « à ton âge ? tu ne vas pas t’embarrasser d’un mouflet ! Tu as tes études à finir, ton projet professionnel à concrétiser… Avec Yohann ou avec un autre, tu as tout le temps devant toi ! »… Et Isabelle, dans son discours, marquera cette ambivalence entre son désir qu’elle exprime ainsi « j’aime m’occuper des enfants, j’aimerais en avoir un à moi ! Je saurai m’en occuper moi ! » et sa raison « je suis beaucoup trop jeune pour élever un enfant… puis il faut lui assurer un avenir meilleur que le mien… il faut d’abord que je trouve un emploi… »…
« Je veux un enfant ! »… un an après, elle accouchera d’un petit Maxence arrivé deux mois avant terme avec des problèmes cardiaques qui lui ont valu déjà deux opérations… C’est les traits tirés par une fatigue accumulée qu’Isabelle me dira son inquiétude, mais aussi ses regrets, tout en affirmant « mais je l’ai voulu cet enfant ! »…

Trois courtes histoires qui me laissent désarmée face à ces ados qui semblent exprimer, chacune à leur manière, une « difficulté à vivre » en même temps qu’une révolte… Et comment laisser, en tant qu’éducatrice, la place à cette forme d’expression sans juger, sans normer mais en ouvrant ces jeunes à d’autres possibles ?

Mercredi 25 octobre 2006 21h

Voilà: je travaille cette année dans un collège de Nancy; j’ai 2 classes: une cinquième et une quatrième; j’enseigne le français .Ce collège privé accueille des élèves très divers: certains sont dirigés vers cet établissement par le conseil général au titre de l’aide à l’enfance (le conseil général est propriétaire des murs- je ne suis pas certaine de ces informations qui m’ont été dites « en salle des profs », vite fait, par hasard, devant un café). D’autres élèves (je ne sais s’il y a un lien avec le département cette fois) viennent d’un centre culturel étranger des environs de Nancy; ce sont des garçons, ils sont solidaires et font bloc dans la cour. D’autres élèves arrivent ici après avoir vécu un renvoi ailleurs. D’autres enfin sont là par choix des parents.
J’ai, avec les 4°, des difficultés de discipline, comme on dit…
Ils sont 25, j’ai du mal à obtenir d’eux une écoute réelle; ils essaient sans cesse de démarrer des chahuts. J’ai essayé différentes stratégies, la douceur, la fermeté, les sanctions, la lecture, les contrôles ….rien ne marche vraiment. Une heure par semaine, je les ai en demi-groupe et ça se passe alors très bien, nous essayons d’écrire un journal et pouvons aller travailler sur des ordinateurs.
Le plus dur pour moi reste à dire: leur prof principale « n’a pas de problème » avec eux; cette prof est sympa et a bien voulu m’aider. Comment? Je ne sais pas quoi écrire ici. Pendant des semaines j’ai travaillé chez moi la façon dont j’allais les aborder: remaniement du plan de la classe, échelle très stricte dans les sanctions, élaboration d’un cours hyper structuré avec alternance de travaux oraux, écrits, découverte des textes, synthèse des notions abordées , etc.
La culpabilité -encore présente aujourd‘hui- puis la honte de ne pas réussir ont frappé à ma porte; la fatigue aidant, je les ai laissé entrer…
Vendredi dernier, j’ai déjeuné avec cette prof « qui n’a pas de problème »; nous avons discuté et elle m’a affirmé à la fin du repas que l’école cassait les élèves, c’était le mot employé, répété et je fus entièrement d’accord avec elle. Je me souviens de son regard à ce moment-là et de ma stupéfaction d’entendre cette femme reconnaître qu’on cassait les élèves.
Je me suis alors demandé si mon désarroi face à ma classe de 4° ne venait pas de mon désir de ne pas « casser des élèves » et de ma difficulté à trouver des solutions qui ne soient ni l’évaluation à outrance, ni les sanctions à outrance.
Quelques jours plus tard, après un cours difficile pendant lequel deux filles m’avaient « bien cherchée » et au terme duquel je les avais collées, j’ai pu établir avec elles deux un dialogue vrai, que nous n’avions pas eu encore. De la haine, nous étions passées à l’apaisement- non sans faire un bref passage par la fusion maternelle!
Mais alors…comment enseigner quelque chose à un groupe dont chaque individu, chaque être a envie, besoin de dire l’urgence de sa vie qui le fait souffrir?
Comment concilier l’inconciliable: un programme, des classes calmes et des jeunes débordés?

Jeudi 26 octobre 11h
J’ai retrouvé une technique proposée par la prof principale des 4°: demander aux élèves, quand l’atmosphère n’est plus au travail, de mettre leur tête dans leur bras croisés sur la table .Je ne sais pas si elle l’applique à cette classe.
Je veux encore ajouter que, dans les moments où je me sens dépassée par les élèves, dans le dernier quart d’heure de cours quand je n’ai pas voulu punir quelques débordements, je peux perdre mes moyens, bafouiller, ne plus savoir quoi faire, empêchée de penser sereinement. Dans ces moments, je peux commettre des erreurs didactiques, faire les mauvais choix. Face à ce qui m’apparaît comme un groupe compact hostile,je deviens aveugle et perds pied.
Enfin, le tableau n’est pas tout noir: de nombreuses heures de cours me donnent envie de continuer.

Stéphane

Pas facile de saisir la violence et son expression à travers les comportements sociaux. Gaëtan tente à sa manière de nommer les actes d’adolescents avec le recours de propositions théoriques de quelques auteurs. Marie-Odile évoque le risque de l’enfermement des concepts, Hèléne la violence d’une approche phénoménologique généralisable. A la lecture du texte de Gaëtan, je me demande ce que ces jeunes pourraient dire de leurs propres actes, qu’ils ne considèrent d’ailleurs pas toujours comme violents. Peuvent ils en dire quelque chose ?

Je suis souvent surpris, à l’écoute de discours de personnes ayant commis des actes de violence, par l’inadéquation entre le discours « explicatif » socio-psycho-statistico-politico… et ce que les concernés en disent. Une théorie peut prendre appui sur des discours et s’argumenter à partir de la parole des sujets-objets de recherche. C’est souvent le « preuve à l’appui » ou le « prouvé scientifiquement » ou « ce cas démontre bien que » qui vient au secours de la théorisation. Mais l’inverse ne tient pas. Je ne dis pas que la théorisation est inutile, non, elle a sa nécessité lorsqu’il s’agit de cerner un « phénomène », elle peut servir de point de repère ou de balisage d’un terrain d’étude, mais il me semble périlleux d’en faire une boussole si l’on considère que tout acte est l’auteur d’un sujet.

Alors, qu’est ce qu’en disent ces sujets (bien que le pluriel soit risqué) lorsqu’ils parlent ? Ils disent souvent une même chose : « je ne sais pas pourquoi je fais cela ou j’agis comme ça ». Ce n’est certes pas encourageant dans une perspective explicative, mais ça ouvre l’horizon sur la possibilité du sujet, c'est-à-dire sur une tentative de sa part d’en appréhender quelque chose qui ne soit que le produit (et rien que ça) de sa propre cogitation. Ce « produit » vient très souvent faire déconsister la construction théorique, certainement parce que ces deux perspectives bien distinctes (celle du sujet dans un cas et celle de l’objet dans l’autre) n’ont pas la même adresse.

La théorie participe de la croyance, ce qui ne l’invalide pas pour autant. Elle permet aux croyants de même appartenance théorique d’échanger et de se comprendre, mais surtout de nommer ce réel insupportable et de l’enserrer entre ses mailles. Le risque, si on en reste là, est d’en faire un phénomène étranger à soi, surtout lorsque les termes utilisés pour la nommer sont véhiculés et labellisés au sein d’une communauté d’observateurs tenus ou qui se tiennent à distance des « petits sauvageons ». Le risque est d’autant plus grand que certains s’ancrent aujourd’hui dans la conviction (encore une croyance) que ces petits « agités » deviendront les futurs « psychopathes » de demain. Ils peuvent effectivement le devenir s’ils sont traités comme des produits issus d’un système (éducatif, familial, social, groupal). Mais ils peuvent également venir démentir le raisonnement « scientifique » s’ils sont encouragés à parler.

J’en reste néanmoins sur une interrogation : s’agit-il, pour ces situations de violence de jeunes, de sujets déconnectés d’une parole qui leur ferait avoir recours à un agir ? Ou s’agit-il d’une incapacité à tendre l’oreille face à l’angoisse que des actes nous renvoient et qui appelle plutôt au repli et à la protection dont les apparats ne manquent pas : règlements, chartes, conventions, contrats, contraintes ?

Stéphane, le 06/10/05.

La reprise

Gaëtan C.

C’est bien d’accueillir des nouveaux. Grâce aux modalités que propose le Cien, notamment dans son aspect inter et transdisciplinaire, ils n’en savent pas moins que les anciens ! L’accrochage frise l’immédiateté. Il ne reste plus qu’à en dire.
Le Cien la petite bête qui monte ? A entendre toutes ces raisons évoquées (en direct de chez l’habitant, on ne peut pas être davantage sur le terrain !) mardi 05 septembre, le Cien est la plus grande respiration du monde laborieux dans les domaines du social (éducateurs, formateurs, assistante sociale), de l’éducatif (instituteurs, enseignants), de la prise en charge psy (psychologue en CMP ou CMPP, psychanalyste) et désormais de la prise en charge de la maladie mental (grave) puisque nous accueillons un psychiatre, et d’où la souffrance qui survient des sujets en demande, refuse d’être dictée, vécue sous une loi nouvelle prescrite. C’est pour cela que j’ai toujours considéré cet espace d’échange, nouveaux et original, comme une forme de résistance. Le Cien ne naît pas de rien mais je parle de résistance parce qu’il l’est devenu par la force des choses, peut-être malgré lui, en réaction à des discours précis, enfermants véhiculant des signifiants autant indigestes (du protocole à l’évaluation, de la gouvernance à la nouvelle prévoyance…) que construits pour balayer l’existant. Résistance enfin car cette politique du protocole et de l’évaluation est mise en place dans le but explicitement avancé de lisibilité et de clarté qui ne peut plus cacher l’idée de contrôle des masses. En ce sens, La singularité du sujet est systématiquement ramenée à un pourcentage censé définir La Normalité.

De justesse éviter la case,
S’échapper d’une courbe folle
Fuir un pourcentage tragique
Pénétrer ce maquis d’herbes hautes
Fier d’affoler la statistique


Je tiens aussi à ce que l’institution ne soit pas la figure responsable de tous nos maux, l’âne de service qui concentrerait toutes les critiques (je rappelle que certaines personnes, au moins une, s’en sont allées à cause de l’illusion de cette dérive), elle est également ce qu’on choisi d’en faire. Même si c’est plus dur en ce moment (rapport de l’Inserm, Benisti sur la prévention de la délinquance, certains livres jouent leur place aux échecs : sûr que le blanc le noir ne sont pas roses !). Dans tous ces remous de rentrée, c’est surtout la psychanalyse, dans la possibilité de son acte de dire en privé (sous-entendu loin de tous micros déformants) qui fait les frais d’une politique du pire, une politique qui, bizarrement, en se désagrégeant se durcie.

Les marchands de sable bétonnent
Chroniques d’un assèchement des modalités de la jouissance
Les orifices ne font plus trou


En cela le Cien n’est pas a priori un lieu de révolte, encore moins d’anarchie, il s’agit simplement d’un champ de force qui maintient cet espace d’une parole qui ne sera pas jugée, ou rompue à un rapport d’évaluation, ce qui tend à être le cas dans d’autres lieux. Un lieu où par exemple, comme le souligne Philippe Lacadée, l’adolescent peut traduire en mot son excédent de sensualité. Ainsi pour ne pas en faire un rapport moi-même, je m’arrête sur ce point en vous donnant quelques-unes des raisons, attrapées au vol, que nous avons avancé mardi ; le Cien c’est vrac et entre autres : « un autre discours », « un autre regard », « une résistance en acte », « aller à l’essentiel », « une idée de transdisciplinarité », « une qualité d’écoute », « pas des idées toutes faites », « un regard clinique », « dire des choses que je ne peux pas dire ailleurs », « re-définir la clinique », « une posture par rapport à des impasses », « créer », « je m’y sens bien », « des questions et m’autoriser à inventer des choses », « rencontrer la part d’imaginaire qu’on projette sur les autres », « c’est coloré, c’est des masques…à soulever, faut que ça brasse », « richesses des échanges et la possibilité de réinjecter cette richesse ailleurs ». J’ajoute l’idée du corps ; c’est peut-être pour cela que plusieurs professeurs d’éducation physique et sportive font présence.

Se soutenir d’un lien vivant
L’école des corps qui palpitent
Les corps décollent de leur pesant

Résistance encore, en voilà une qui fait école car sans cet acte-là les futurs psychanalystes devraient se fendre d’un cursus (de plus) pour pouvoir en faire un métier, ce que les psychothérapeutes en devenir vont devoir affronter (cf http://www.psychologues.org ).

Pour lancer ce thème de l’adolescence par l’adolescente, que dire de ce hasard d’une intervention de Philippe Lacadée sur France culture, ce vendredi 08 septembre à 11H00 dans les « chemins de la connaissance » (le lien, cliquez sur écouter : http://www.radiofrance.fr/chaines/france-culture2/emissions/chemins ou la transcription de Françoise). En plus d’introduire les champs d’action du Cien (joli coup de pub bien placé) à travers les régions, il introduit cette « plus délicate des transitions » (V. Hugo) en faisant une lecture clinique du franchissement, du passage à l’acte d’un adolescent qui ne peut plus faire autrement.

L’inconditionnel envers du rite
Un adolescent s’effondre, cherche ses jambes
Puis prend son risque de vivre parmi les Noms


Si l’adolescent peut se laisser enfermer dans un enclos de jouissance, il faut chacun dans nos professions, par un effet de cadre, lui rendre possible une « nouvelle combinatoire symbolique » (Lacan) ou une « signifiantisation » (Jacques Alain Miller). Car ce qui nous attend cette année, si nous choisissons ce thème, c’est bien la question de savoir comment l’aider à quitter sa position de jouissance perpétuelle pour qu’il entre dans le symbolique. Car comme le rappelle Joseph Rossetto (principal de collège à Bobigny) : « ceux qui vont le plus mal sont ceux qui font silence ». Et ce qui est vraiment « délicat » dans la transition c’est l’angoisse pour l’adolescent du gouffre d’effondrement c’est-à-dire qu’il parvienne à traiter son idéal dans l’impasse de l’autre, qu’il se désaliène des signifiants qui le font souffrir, qu’il fasse cet effort d’habiter la langue et qu’apparaisse la possibilité d’une triangulation à travers le Nom-du-père. Vaste programme !

Avant d’aller me replonger dans quelques textes d’Arthur Rimbaud pour préparer ce retour à l’adolescence, je vous laisse avec ce lien là : http://ecole-du-lien.blogspot.com

Gaëtan

CLINIQUE DE LA PRECARITE

HUGO FREDA

Partons d’une remarque de Freud à Fliess, il écrit un petit mot pour le rencontrer, il voulait l’entendre parler de la marche du monde dans la mesure où elle intervient dans la subjectivité de chaque sujet. Je pense qu’il y a là déjà la première indication que l’on retrouvera ensuite dans les grands textes de Freud, entre autre, Malaise dans la civilisation où Freud met l’accent d’une manière très précise de la place de l’homme, de la subjectivité par rapport à l’époque. Lacan a pris cette voie là à maintes reprises, je pense toujours à son dernier enseignement, où il parle du social d’une manière encore plus précise, en indiquant que le social pouvait venir à prendre la fonction du Nom-du-Père et constituer des personnages tout à fait particuliers de notre civilisation. Donc le social fait partie de l’élaboration psychanalytique, c’est une partie centrale, jamais elle n’a été en dehors du monde, comme on veut le faire croire. La psychanalyse fonctionne dans le monde et avec le monde et dans les variables que présente la société actuelle. Reprenons le proverbe freudien dans la mesure où il intervient de manière directe dans la subjectivité. Voici ce qu’on peut dire du lien entre l’individuel et le social.

J.M. Alors lorsque le social se délite, qu’il connaît des ratés, ça a une incidence sur le psychisme des individus notamment sur ceux qui sont en première ligne de cette désagrégation du lien social.

Hugo Freda : absolument, on vit dans une époque où le lien social ne disons pas est complètement détruit, mais malmené, dans cette mesure là on voit apparaître beaucoup de pathologies liées à ce manque du lien social, de plus en plus. Les exemples sont multiples : la solitude, par exemple, se manifeste de plus en plus comme pathologie, des sujets qui ne peuvent pas sortir d’une solitude flagrante et accrue. L’individu qui est obligé de se référer aux machines, à tous les moyens de communication pour entrer en contact avec l’autre, les moyens de communications sont tout à fait importants à condition, il faudra savoir s’apercevoir que ces moyens de communications éliminent la présence réelle de l’autre. On peut prendre contact avec 2000 personnes en 5 secondes, mais ne voir personne en même temps. Et on le voit de plus en plus dans la clinique, les merveilleux appareils, on peut y faire une addiction, à l’ordinateur, des heures, des heures avec l’ordinateur et être dans la solitude la plus totale, au portable également. Il y a d’autres manifestations.

J.M. : certainement, notamment avec ce projet de Centre psychanalytique de consultations et traitements dans lequel vous travaillez et qui reçoit certaines de ces pathologies dont nous venons de parler, mais avant je voulais laisser la parole à Jacques Lacan dans un document de 1976 : « L’inconscient reste le cœur de l’être pour les uns et d’autres croiront me suivre à en faire l’autre de la réalité. La seule façon de s’en sortir, c’est de poser qu’il est le réel, ce qui ne veut dire aucune réalité. Le réel en tant qu’impossible à dire, c’est-à-dire en tant que le réel, c’est l’impossible, tout simplement, mais impossible qu’on ne se trompe encore à ce que je dis ici. Peut-il se constituer dans la psychanalyse la science de l’impossible comme telle, c’est en ces termes, que la question vaut d’être posée, puisque dès son origine Freud n’a pas défini la psychanalyse autrement. »

J.M. Voilà un extrait du discours sur le peu de réalité, version Jacques Lacan et donc la psychanalyse, qui serait cette science de l’impossible à dire.

Hugo Freda : C’est vrai, il y a un impossible à dire, l’expérience psychanalytique quand elle est poussée, je dirais au delà de certaines limites, elle confronte tout sujet à cette partie, à ce qui ne peut pas se dire mais qui ek-siste, qui est toujours là. C’est la partie la plus importante du sujet, ce qui ne peut pas se dire, c’est à partir de là, que le sujet aura la possibilité de créer quelque chose, de trouver des mots nouveaux pour dire ce qui ne peut pas se dire par définition, mais même en le disant, on constate qu’ on ne peut pas tout dire, en même temps, il faudra concevoir que ce n’est pas pouvoir tout dire comme la place, l’endroit où le sujet peut exercer sa plus grande liberté, étant donné que rien ne peut venir le signifier définitivement. C’est pour cela que Lacan parle du réel et même notre clinique est une clinique orientée par ce réel. Il y a une différence énorme entre la psychanalyse et l’ensemble des autres psychothérapies.

J.M. : La difficulté à dire, ou l’impossibilité à dire, ça s’applique vraiment à ces situations de déchéances sociales, d’exclusion que vous rencontrez dans votre clinique.

Hugo Freda : Là il faudra faire une petite différence, tout au moins celle qu’on pratique à l’intérieur de cette institution, nous trouvons plutôt d es situations impossibles, desquelles ils ne peuvent pas se sortir. Ils sont pris entre une réalité sociale, très difficile, très compliquée et en même temps une situation personnelle qui peut la rendre encore plus impossible. Ce n’est pas tout à fait la même définition de celle dont Lacan parle, mais il faut considérer qu’il y a beaucoup de gens se trouvant dans ces situations impossibles qui viennent rencontrer un psychanalyste.

J.M. : Alors justement dans ce projet de Centre (CPCT), l’idée est de rendre accessible la psychanalyse à des gens qui n’y seraient pas allé spontanément.

Hugo Freda : Disons que ce que nous rendons possible pour tout citoyen, la possibilité de rencontrer un psychanalyste, c’est la grande vertu de ce centre. Nous proposons à la cité un lieu ouvert, gratuit où l’on parle 6 langues : français, espagnol, arabe, italien, grec, anglais. Nous voyons une population tout à fait inhabituelle au cabinet de l’analyste et nous avons constaté que des gens étaient dans des situations impossibles, des gens qui passent des années dans un état de précarité dite sociale sans travail, sans pouvoir sortir de la maison pendant des années, avec des troubles de comportements marqués, accompagnés de problèmes d’addiction.

J.M. Il y a d’ailleurs toute une série d’addiction que vous traitez dans le centre, les difficultés scolaires, l’anorexie, la boulimie, et les effets psychiques de la précarité.

Hugo Freda. Nous avons été confrontés à des gens qui nous disaient : je suis Rmiste ou Sans domicile fixe, ou malgré que j’ai un endroit pour vivre, je peux me débrouiller dans la vie, mais je vie dans une situation de précarité majeure. Quelle est cette précarité, elle est double : la précarité réelle, due à la situation du monde, au chômage, et en même temps le sujet se voyait confronté à une impossibilité d’accéder aux possibilités que lui permettait la société actuellement. Une sorte d’interaction entre des facteurs sociaux existants que nous ne pouvons pas résoudre, ce n’est ni notre vocation, ni notre possibilité et de l’autre côté des facteurs psychiques qui rendaient l’insertion sociale beaucoup plus difficile encore. Et c’est à partir de là que nous avons approfondis cette sorte de précarité psychique, qui est l’impossibilité d’utiliser les moyens qui existent en tout sujet pour essayer de retrouver une place dans le monde.

J.M. : Dans ce Centre travaillent 50 psychanalystes bénévoles, vous êtes confrontés à une population variée. La précarité ne touche pas seulement ceux qui sont en bas de l’échelle sociale.

H. Freda : Absolument, ça touche l’ensemble de la population, nous avons des cadres, des Rmistes, des artistes, qui viennent nous voir parce qu’à un moment déterminé de la vie, ils se sont trouvés dans une impasse de laquelle ils n’ont pas pu sortir. Je me souviens de gens qui travaillaient dans les médias, une personne ayant des connaissances inouïes, un parcours professionnel remarquable, marqué par un effort de sa part pour dépasser une inhibition très très grande, il ne pouvait pas parler en public et son métier indiquait que c’était çà.

J. M. Il avait mal choisi son métier,

H. Freda : non, il l’avait bien choisi parce qu’il était confronté à un impossible à lui. A un moment pour des raisons économiques, il a été mis sur la touche, au chômage, et il espérait se débrouiller à nouveau très rapidement et en tenant compte de son symptôme, il a cherché ailleurs et au fur et à mesure dans d’autres postes de travail, il s’est trouvé dans une sorte de refus marqué par les différents partenaires, ce qui l’a conduit à une situation de déchéance de plus en plus marquée, en perdant toutes ses ressources, en laissant tomber famille et enfants. En 5 ans quelqu’un qui était très bien placé dans le monde se trouvait dans une situation impossible. Et en même temps, c’est ce que m’a appris la pratique, c’est qu’il attendait cela depuis des années, il attendait n’avoir plus rien. Le symptôme d’inhibition l’aidait à réaliser ce fantasme d’être rien, rien du tout. Je l’a appelé l’homme qui voulait être rien. Quand il s’en est aperçu, vouloir être rien, je me suis permis de lui indiquer ce point essentiel, il a pu alors remonter la pente, en trouvant dans ce « être rien », un point d’identification très important lié à son historie personnelle et pouvoir différencier ce qui était d’un passé psychique fantasmatique et de la réalité dans laquelle il vivait. A partir du moment, où il a pu différencier ces deux aspects, la réalité qu’il était en train de vivre, et sa réalité psychique, il y a eu un miracle. Il s’est retrouvé d ans un autre poste de travail qui au fond lui permettait, d’accepter une certaine difficulté et de ne pas être exposé constamment à l’Autre très difficile et très compliqué.

J.M. on vient d’avoir un résumé de cas clinique, on aura peut-être l’occasion d’en avoir d’autres, mais ce que vous avez constatés au cours de 4 années au CPCT, et dans l’unité précarité pour traiter ces problèmes, et vous parlez de l’irruption de nouveaux symptômes liés à ce sentiment de précarité.

H. Freda : Le problème est là, il y aura de nouvelles présentations de symptômes, plus redoutables, c’est quand la personne, le sujet, le patient, est identifié à la situation dans laquelle il se trouve. Je me souviens d’un cas, quelqu’un qui revendiquait le fait d’être chômeur, et qu’être chômeur était un travail et il avait des raisons précises pour le revendiquer, lui il faisait le nécessaire pour rester dans la situation dans laquelle il se trouvait. Ce qui rendait la tâche difficile, car il me demandait de cautionner le bien-fondé de la situation dans laquelle il se plaignait. Il y avait une contradiction. Ces patients là identifiés à la fonction de chômeur ne trouvent pas de travail parce que trouver travail pour lui, je ne veux pas généraliser, il fallait démonter cette identification, et chercher pour lui ce que représentait chercher un travail , et là les questions pour lui étaient beaucoup plus compliquées, il y avait alors une confrontation familiale, qu’est ce que c’était pour la famille le travail, le bon, le mauvais, celui pour les intelligents, les non-intelligents, il y avait une problématique familiale dans laquelle il était complètement compromis de telle sorte que trouver un travail était rentrer dans une polémique psychique qui pour lui était impossible à soutenir, de lui-même , une sorte de bagarre entre lui et les identifications au père. Choisir un travail c’était presque aller contre le père et alors, être chômeur le délivrait de cette problématique là. Comment le social donne un titre, le chômeur peut s’y identifier et ne pas vouloir sortir de cette position là.

J.M. : Là où vous faites porter votre travail, c’est le moment où à une précarité sociale, s’ajoute une précarité symbolique

Hugo Freda : Ce que nous essayons de mettre en évidence, c’est l’entrecroisement de ces deux variables, il y a une situation sociale, la précarité est très vaste à traiter, mais on voit aussi pour quelques cas jusqu’à quel point des variables psychiques, des modèles d’identification rendent en même temps la précarité psychique aussi grande que la précarité sociale. Ca veut dire qu’il y a des sujets qui ne sont pas près, ne peuvent pas accéder à l’élaboration de la situation dans laquelle il se trouve pour la dépasser. Ce qu’on essaye, c’est de donner des outils signifiants, des paroles leur permettant de se confronter à ces situations sociales d’une façon beaucoup plus adéquate.

J.M. Le risque de l’identification à son état provisoire, de chômeur, de Rmiste, ça peut devenir définitif ou un état chronique.

Hugo Freda : on peut constater cela qu’il peut y avoir une chronicisation du symptôme, le sujet identifié à son symptôme, il préfère vivre avec ce symptôme qui lui donne une définition de lui-même que sorti de cette situation là, qui le confronte à un impossible, là c’est plutôt une réalité des faits à laquelle il se sent identifié, avec de bonnes raisons. La question c’est de démonter les bonnes raisons et à ce moment là c’est pour le sujet un questionnement, pourquoi je me suis identifié à cette position là. C’est ce que comporte la rencontre avec un psychanalyste.

J.M. Le psychanalyste peut aider à dépasser ce risque de retour chronique de ces états, en comprenant la logique intérieure psychique qui conduit à ses états. Mais pour le psychanalyste, pour ce qui remonte du divan, les symptômes sont nombreux de ces états qui peuvent être différents mais qui ont tous en commun ce sentiment d’insécurité sociale, on connaît l’anxiété, la perte de l’estime de soi, le découragement, l’apathie, la honte, la peur, la perte de confiance en soi, l’isolement, vous en parliez, la peur de l’avenir. Est-ce que ce sont des symptômes pathologiques, n’est ce pas des symptômes de santé ?

Hugo Freda : Qu’est ce que c’est un symptôme au fond ? Un symptôme c’est ce qui décrit un sujet comme un symptôme, c’est de quoi la personne souffre et qu’au nom de cette souffrance vient nous voir. S’ils viennent c’est qu’ils ne peuvent plus soutenir cette identification indéfiniment, ils veulent trouver une certaine solution, c’est ce que nous essayons de faire comment sortir de cette situation d’identification pour qu’ils puissent trouver une solution autre, ces situations autres supposent le souhait d’aller au-delà de ça. Notre tâche, c’est de donner aux patients les moyens pour pouvoir sortir de la situation d’impossibilité dans laquelle ils se trouvent et en même temps, ouvrir un chemin pour lui, qu’ils puissent choisir s’ils le souhaitent d’entreprendre un travail analytique. C’est ça que comporte de rencontrer un psychanalyste.

· J. M. : le principe des analyses limitées dans le temps, très courte.

Hugo Freda : nous appelons pas ça une analyse courte. Nous essayons de produire des effets thérapeutiques le plus rapidement possible. On le voit déjà chez Freud, chez Lacan aussi, qui dit que les effets thérapeutiques peuvent s’obtenir très rapidement. Nous mettons notre attention sur ces effets, ça veut pas dire qu’on obtient toujours des effets thérapeutiques rapides. On peut dire que ceux qui viennent nous voir sortent de l’institution avec un sentiment de beaucoup moins de précarité qu’au moment où ils étaient arrivés.

J. M. Et puis la parole adressée à un psychanalyste spécialiste de l’écoute, est aussi une manière pour ces personnes de restaurer quelque part le lien social.

Hugo Freda : le point que vous venez de soulever est fondamental pour nous.

7 septembre 2006

LE MANGER RIEN DE L’ANOREXIQUE

CAROLE DEWANBRECHIES

J. M. Nous évoquions hier avec Marie-Hélène Brousse, la clinique de l’angoisse et c’est justement dans son Séminaire sur l’angoisse que Jacques Lacan évoque la question de l’anorexie. On verra avec vous que l’anorexie mentale est une clinique de l’angoisse, expression de vous, celle de la malade et celle de son entourage et c’est la structure de l’angoisse qui nous met sur la voie de la compréhension, donc du traitement de cette grave affection psychique. Prenons la mesure de l’ampleur du problème qui touche un nombre croissant de jeunes filles, plusieurs centaines en meurent chaque année.

Carole : Dans les sociétés occidentalisées depuis 1970, on voit augmenter le nombre des anorexies mentales au point que ça devient une référence obligée du discours des adolescents, ils ont par exemple dans leur classe, une jeune fille anorexique qui les inquiète beaucoup. Nos patients adultes ont souvent une nièce, une fille qui les inquiète beaucoup. On a crée en France des lieux de soins, pour l’anorexie mentale et la médecine, la psychiatrie, la psychanalyse sont sollicitées pour répondre à cette question.

J.M. il est vrai que depuis longtemps l’anorexie était considérée comme un symptôme d’hystérie.

Carole : on ne peut pas dire que ça n’existe pas comme symptôme hystérique puisqu’il y a un idéal de minceur dans nos sociétés à quoi se plient toutes nos jeunes filles dont la majorité vont bien ou sont hystériques ce qui est une façon d’aller bien. Etre hystérique est une façon de donner au manque dans sa vie une très grande importance, appuyer son désir sur le manque et faire apprécier ce manque au partenaire. Se faire soi même manquante…. Cela normalement, une jeune fille apprend cela dès la maternelle, à la puberté, cela redevient au devant de la scène quand le rapport à l’Autre sexe va prendre une autre consistance.

J.M. Pourtant les distinctions que vous effectuez, il y a cette forme d’anorexie hystérique, il y a aussi une anorexie psychotique et puis l’anorexie mentale qui est en soi une affection psychique qui n’est pas le symptôme d’autre chose, que Lacan a souligné.

Carole : vous avez tout à fait raison de dire qu’il faut différencier, par exemple l’anorexie dans les psychoses, celle d’un délire d’empoisonnement : je ne mange pas, parce que vous voulez me tuer, c’est l’anorexie d’un patient mélancolique, je ne mange pas parce que je suis au dernier degré du goût de la vie.. L’anorexie quant au mental, dit Lacan, l’anorexie mentale vraie, celle de la jeune fille, décrite depuis la fin du 19e qui se définit à partir de la triade des 3 A : anorexie, amaigrissement, aménorrhée, qui s’institue pour les jeunes filles soit au début de l’amaigrissement, soit après plusieurs mois (perte de 15 kgs). Nous voyons des jeunes filles qui ont perdu plus de 30 % de leur poids, or la médecine considère que 30 % de perte de poids, c’est difficilement récupérable. Elles présentent également un état mental particulier sur fond de déni des troubles, état qui ne manque jamais, l’amaigrissement est un facteur important qui va permettre de surveiller l’état de la jeune fille, on peut la peser, mais il ne faut pas se focaliser, sur le poids, car ça n’est pas l’entièreté du problème, elle présente un état mental tout à fait particulier qui la met en très grand danger, c’est une clinique de l’absence d’angoisse. Quand on la rencontre, elle n’est pas angoissée, elle est accompagnée d’un entourage affolé, les parents, un entraîneur en gymnastique.
J. M. Vous évoquez Charles Lasègue, qui le premier a établit le tableau soit l’atmosphère de menaces et de prières qui règne dans la famille autour de l’anorexique

Carole, c’est toujours actuel, comment peut-on faire manger quelqu’un qui ne veut pas manger.

J.M. L’anorexie mentale permet d’avoir l’aperçu le plus direct sur l’attachement d’un sujet à son symptôme.

Carole : on a à faire à une jeune fille qui ne veut en aucun cas prendre du poids, ni guérir, qui va se trouver face à nous, dire en même temps sa bonne volonté, et mettre en place une stratégie pour que rien ne change. Il y a là une force de la volonté dans le sens du symptôme qui est très frappante pour le clinicien.

J. Munier : on va parler avec vous du diagnostic, mais puisque vous évoquiez le séminaire de Lacan sur l’Angoisse, voici un texte qui montre la relation directe entre angoisse et anorexie :
« L’angoisse a été choisie par Freud comme signal de quelque chose, ce quelque chose ne devons nous pas en reconnaître le trait essentiel dans l’intrusion radicale de quelque chose de si Autre à l’être vivant humain que constitue déjà le fait d’être passé dans l’atmosphère, qu’en émergeant à ce monde où il doit respirer, il est d’abord littéralement étouffé, suffoqué. C’est ce qu’on a appelé le trauma, il n’y en a pas d’autres, le trauma de la naissance qui n’est pas séparation d’avec la mère, mais aspiration en soi d’un milieu foncièrement Autre. Bien sur le lien n’apparaît pas clairement de ce moment avec la séparation du sevrage, cependant je vous prie de rassembler les éléments de votre expérience d’analyste et d’observateur de l’enfant sans hésiter à reconstruire tout ce qui s’avère nécessaire pour donner un sens à ce qui s’avère du sevrage. Disons que le rapport du sevrage à ce premier moment n’est pas un rapport simple, le rapport de phénomènes qui se recouvrent, mais bien plutôt quelque rapport de contemporanéité. Pour l’essentiel, il n’est pas vrai que l’enfant soit sevré, il se sèvre, il se détache du sein, il joue. Après la première expérience de cession dont le caractère déjà subjectivé se manifeste par le passage sur sa face des premiers signes ébauchant rien de plus que la mimique de la surprise, il joue à se détacher du sein et à le reprendre. S’il n’y avait déjà là quelque chose d’assez actif pour pouvoir l’articuler dans le sens d’un désir de sevrage ; comment même pourrions nous concevoir l’effet très primitif, très primordiaux dans leur apparition de refus du sein, l’anorexie dont notre expérience nous apprend tout de suite à chercher une corrélation au niveau du A. »

Carole : C’est un très bel extrait qui fait référence à l’anorexie du nourrisson, qui montre bien le rapport au désir de l’Autre de l’anorexique. Pour le petit enfant l’Autre c’est sa mère. Pour la jeune fille de 15 ans, de quel Autre s’agit-il dans son refus, il est très important de voir que ça n’est plus l’autre de l’Œdipe, on n’en est plus à la mère de l’Œdipe, c’est aussi bien la société dans laquelle elle grandit, les idéaux que cette société a concernant sa jeunesse, les jeunes filles, l’esthétique des jeunes filles, le rôle des femmes, le rapport à l’objet. Que veut-on pour nos jeunes filles, que veut-on des femmes, quelle place ? Et on voit là un temps d’arrêt qui peut être dramatique avec un arrêt sur l’objet rien qui peut mettre en péril leur vie. On peut mourir d’anorexie mentale. Lassègue disait en 1873 que c’était grave, et que ça pouvait ne pas s’arranger avec l’âge.

J. M. vous dites d’ailleurs que 10 % ne guérisse pas, ce sont des statistiques de service de médecine qui reçoivent ses jeunes filles pour les nourrir au bord du coma. La prise en charge s’effectue en milieu hospitalier.
Carole : il est rare qu’il y ait une anorexique constituée qui puisse bénéficier d’une analyse directement, même si elle a l’air de le demander sous la pression de ses parents ou de son entourage. On convient souvent d’une hospitalisation dans des conditions particulières pour qu’elle puisse modifier son rapport au symptôme. Ca c’est l’idée de Charcot, il a l’idée en écoutant ses parents qu’il faut l’en séparer. . Il a du mal à les faire partir. La jeune fille n’est plus dépendante des parents. Elle a obtenu que les parents soient dépendants d’elle, donc il faut que la jeune fille perde l’appui qu’elle prend sur l’angoisse de l’Autre. Ca me parait plus intéressant de prendre les choses par ce biais que de vouloir faire manger quelqu’un qui ne veut pas manger.

J. M. Si je peux me permettre de citer une autre de vos formules, opposer dans un rapport dialectique la toxicomanie du rien à l’angoisse du milieu familial

Carole : une fois que le sujet est séparé de l’angoisse du milieu familial, on peut avoir chance qu’elle même retrouve un rapport propre à l’angoisse, qu’elle est absolument nécessaire à la constitution du sujet. Un sujet qui ne connaît pas l’angoisse, on peut supposer qu’il ne va pas bien. Ces jeunes filles en train de mourir ne sont pas angoissées, il faut qu’elle retrouve un rapport à l’angoisse

J. M : vous me disiez qu’un des ressorts de l’analyse, on vient d’évoquer la thèse de Charcot sur l’isolement, par l’hospitalisation, ensuite vient le temps de l’analyse, vous la pratiquez vous –mêmes

Carole : c’est l’usage des concepts de la psychanalyse même pour la vie quotidienne de la jeune fille hospitalisée, c’est pas l’analyse au sens de l’interprétation, car dans toute une phase, ça n’a aucune utilité, elles ont d’ailleurs des tas de théories, dans les journaux, elles savent tout sur tout, diététique, tout ce savoir leur est inutile pour guérir, elles s’en servent pour ne pas guérir. Donc il ne faut pas rajouter de savoir inutile ne pas dégoûter davantage ces jeunes filles. Ce que je dis aux intervenants qui rentrent dans leur chambre : parler des petites choses de la vie, de parler de rien, du roman qu’elle vient de lire et on ne se précipite pas sur ce qui serait des significations : vous ne mangez pas parce que. On n’évite de parler de l’alimentation. J’essaye de lui faire toucher du doigt que ce n’est pas seulement un problème de poids. Elles ont perdu la joie de vivre, elles sont première de la classe jusqu’à la dernière minute, leur rapport à l’Autre est altéré par leur rapport au rien. C’est une prise en charge plus globale de la psyché. Il faut quelques interlocuteurs pour elles qui ne s’angoissent pas et leur présentent une neutralité bienveillante. Des plateaux leur sont portés 3 fois par jour, leur sont retirés, elles ne sont pas félicitées, si elles ont mangé, les infirmières notent ce qu’elles ont mangé. Elles ne sont pas grondées. On en parle pas, pas de commentaire, on parle d’autres choses. Au bout de quelque temps, la jeune fille s’interroge sur notre désir, mais alors qu’est-ce que vous voulez, si votre désir n’est pas de me guérir qu’est ce que vous voulez ? c’est quoi. Il ne faut pas imposer par notre volonté médicale, psychanalytique, vous ne pouvez pas faire un bras de fer au sujet de l’alimentation. Le bras de fer se passe sur le terrain de l’angoisse, de l’institution, des autres patients. On ne peut pas s’opposer à la force d’une pulsion.

J. M. La relation d’objet, Séminaire IV : « je vous ai dit qu l’anorexie n’est pas un ne pas manger, mais un ne rien manger. Cela veut dire manger rien, rien c’est justement quelque chose qui existe sur le plan symbolique, ce n’est pas un nicht essen, c’est un nichts essen, ce point est indispensable pour saisir la phénoménologie de l’anorexie mentale. Ce qu’il s’agit dans le détail, c’est que l’enfant mange rien, ce qui est autre chose qu’une négation de l’activité. De cette absence savourée comme telle il use vis à vis de ce qu’il a en face de lui la mère dont il dépend. Grâce à ce rien, il l’a fait dépendre de lui. On pourrait aller un peu vite et dire que le seul pouvoir que le sujet détient contre la toute puissance, c’est de dire non au niveau de l’action et introduire ici la dimension du négativisme qui n’est pas sans rapport avec le moment que je vise. Je ferai néanmoins remarque que l’expérience nous montre et ce n’est pas sans raison que ce n’est pas au niveau de l’action et sous la forme du négativisme que s’élabore la résistance à la toute puissance dans la relation de dépendance, c’est au niveau de l’objet qui nous est apparu sous la forme du rien, de l’objet annulé en tant que symbolique que l’enfant met en échec sa dépendance et précisément en se nourrissant de rien, c’est là qu’il renverse sa relation de dépendance, se faisant par ce moyen maître de la toute puissance avide de le faire vivre, lui qui dépend d’elle. Dès lors, c’est elle qui dépend par son désir, c’est elle qui est à la merci de son caprice, de sa toute puissance à lui. »

J. M. cette logique implacable, cette dialectique du maître et de l’esclave

Carole : on ne peut pas homologuer l’anorexie à un trouble du comportement, à un ne pas manger qui s’opposerait à un trop manger, c’est quelque chose de plus subtile et plus dialectique reposant sur des mécanismes pulsionnels qu’on ne peut pas bouger comme cela, il faut surprendre le sujet pour le bouger de sa position, arrimer au rien qui le mobilise.

JM. Vous évoquez ces effets de surprise que vous cherchez à créer

Carole : il ne faut pas placer la cure du côté du sens qui nourrirait le symptôme et qui conforterait la jeune fille mais aller du côté du hors sens qui permet à la jeune fille de retrouver un rapport authentique à la parole ce qui leur permettra de guérir. Si elles prennent du poids sans retrouver ce rapport authentique à la parole, ça peut être dangereux. Si elle prend 10 kgs sans changer sa position subjective, elle peut se suicider à la sortie du service.

JM. La clinique de l’anorexie est une clinique de l’objet

Carole : JA Miller avait opposé la clinique de l’objet et la clinique du phallus. L’hystérie relève de la clinique du phallus, les jeunes filles hystériques s’intéressent beaucoup à comment être conforme au désir de l’Autre. La clinique de l’objet par contre place le sujet malade, souffrant dans une position qui est hors discours, même s’il parle, il dit des choses convenues, des choses toutes faites, il n’y a pas de dire authentique. C’est le produit de la dialectique décrite par Lacan auquel il se réfère, on montre que l’objet est quelque chose qui peut venir faire bouchon dans le développement d’une jeune fille, à l’adolescence, l’objet rien vient s’interposer entre le stade oral. C’est pas un trouble du rapport au langage comme la psychose, mais il est exact que le sujet est comme désarrimé du langage, il ne dit rien, la parole est frappée d’une dévaluation très grande, il faut trouver un dispositif qui lui permette de retrouver une valeur aux choses. Une jeune fille réclamait des choses, puis elle rit, puis dit tout ça c’est du flan, elle a retrouvé un rapport au langage par le mot d’esprit, un rapport à son inconscient, elle est sortie d’affaire, même si elle n’a pris que 300 g.

6 septembre 2006