mercredi 21 mars 2007

Hanane, une révoltée à l’affût d’un maître désir

Noëlle De Smet

Depuis 1979 j’ai travaillé dans une école d’un des quartiers le plus dégradés de Bruxelles, quartier situé dans une des 19 communes, Molenbeek. L’école est fréquentée à l’époque, par des filles uniquement. Celles avec qui j’ai travaillé le plus avaient de 12 à 16-17 ans. Dans une classe de 2eme secondaire, elles sont plutôt souvent comme des furies. « On nous prend pour des sauvages » Des collègues et le directeur me disaient : « Il faut les mater ».
Impossible pour moi de faire ça. Premier impossible.
J’étais, au début, assez seule. Face à une classe fière de se nommer « la ruina », les voyous ». J’y ai essayé de tout : de la correspondance avec une classe en France, de l’improvisation théâtrale, une rencontre avec un rappeur, la fabrication d’une revue. Tout s’organisant à partir du Conseil que j’avais mis sur pied, selon l’éthique et l’esprit de la pédagogie institutionnelle. Il arrivait qu’elles le sabotaient lui aussi « pour voir si c’est pour du vrai ou si c’est encore une arnaque pour nous avoir » m’ont-elles dit plus tard. Quand elles ont vu que la parole qui s’y disait était tenue comme gravée dans la pierre, elles ont commencé à y investir. Elles se sont donné comme nom, celui qu’elles ont aussi donné à la revue qu’elles ont fabriquée : LA BANDE DES COMPLICES.

Avec Hanane c’est souvent l’horreur : elle sabote tout, est toujours hors la loi, est despote et terroriste, révoltée contre les profs, elle monopolise la parole et est toujours au centre du groupe ; toutefois, elle a des qualités de leader, elle est aussi souvent lucide, franche et sensible.
Un vendredi, jour du Conseil, j’arrive dans la classe. L’ordre du jour de ce Conseil est déjà écrit au tableau en un seul point : « Hanane, un exemple » La classe est en pleine effervescence, « il faut parler de ça ». « Ca y est, je pense, encore elle ! »
Hanane, très en colère, entame le Conseil : un professeur lui a dit "pauv’conne". Les autres sont révoltées, veulent parler parce que les professeurs les insultent aussi, disent-elles et d’ajouter, « ils sont ici pour nous éduquer, pas pour nous insulter » Quelqu’un ajoute tout bas :
« Nous, on les insulte aussi »
Le flot de paroles est tel que malgré mon malaise de laisser parler les élèves de professeurs absents, je n’arrête pas leur parole de blessées. Mais je tente quand même de la porter plus loin. Avant la fin de ce Conseil je demande ce qu’on va faire avec tout ça. Les élèves voulaient d’abord faire venir tous les professeurs à leur Conseil pour leur dire « une fois pour toutes ce qu’ils pensaient d’eux » surtout Hanane qui allait « une fois bien leur dire toute leur vérité, à ces profs qui s’y croient ».
Je rappelle qu’il est écrit dans les lois du Conseil qu’il ne serait un tribunal pour personne, j’ai rappelé que cela protégeait chacun, elles aussi. Mariam propose alors de faire plutôt la liste de toutes les insultes déjà dites par les professeurs et par les élèves, puis de voir comment en parler avec les professeurs et les élèves. La proposition est adoptée à l’unanimité.

Au travail avec d’autres identités

Pour rappeler à la classe son identité neuve construite au fil des mois, pour tenter de sortir des envies toujours présentes de duel-dual entre élèves et enseignants, je prépare 3 affiches en vue du Conseil suivant :
La première affiche s’intitule « Notre classe pionnière » Elle souligne leur demande de parole reconnue, une demande qu’elles sont les premières à faire, dans cette école. J’ai aussi voulu les faire aller du côté d’une fierté et les détourner d’une certaine culpabilisation exprimée ainsi "notre classe si on parle, on va être encore plus mal vues".

La deuxième affiche s’intitule « Notre classe écrivante » Elle souligne l’expérience déjà acquise de la revue et rappelle les possibles de l’écriture.

La troisième affiche s’intitule « Un exemple » . Elle souligne la question du particulier et du général, du personnel et du collectif, du courant et de l’exception. : Hanane ? ou Hanane, un exemple d’autres ? Elle fait allusion à leur formulation du début. Elle permet aussi à la fois de prendre en compte la plainte de Hanane dans toute son exception et à la fois de la mettre à une place parmi les autres. Comment faire série sérieuse d’exceptions ?

Mon intention était, par ces affiches, de raviver des identités autres que
« voyous » et des chemins autres que des vengeances

Préliminaire : une élève lit tout haut ces affiches . Le silence est fort. Des relèvements de dos et de têtes se manifestent. Elles ont l’air fières d’être des pionnières et des écrivantes, comme prêtes à travailler quelque chose dont elles semblent sentir que cela va au-delà d’Hanane et même de leur classe
Sur base de ce qui avait été dit dans le Conseil, je propose de travailler en quatre groupes :
Un, à propos des insultes des élèves,
Un, à propos des insultes des enseignants,
Un, à propos de "les profs sont là pourquoi"
Un, à propos de « quoi faire avec ce travail. »

Chaque groupe travaille seul pendant une demi heure, et lors de la mise en commun, l’écoute est plus grande que d’habitude.

Voici des extraits du travail

Message aux professeurs et aux élèves

Il y a des élèves[1] qui disent aux professeurs des mots comme
" Crève, salope" (= mourir[2])
" Ta gueule" (= ferme-la, tais-toi)
" Tu piges du cul" (= Vous ne comprenez pas)
" Tu louches ou quoi" (= Vous ne voyez pas)
" Tu fais chier" (= vous m’énervez, vous m’écoutez pas)
" Pute" ou " Putain" (= fille qui baise pour de l’argent - prostitution)

Nous disons aux élèves qu’on n’a pas le droit d’insulter un professeur, de le tutoyer.
Il y a des professeurs qui nous insultent : "Pauvre conne", "Vous êtes chiantes", "T’es bête comme mes pieds", "Tu vas ramasser une claque », "Vous êtes des animaux", "Cette classe est un zoo", "Tu as nettoyé les trottoirs de Molenbeek avec ton T shirt ?", "Moi, habiter ici à Molenbeek, ? Avec tous ces marocains ?! Non. »
"Je me demande bien ce que tu fous ici dans cette classe"

« Ca nous tape la honte. Ca nous rabaisse et nous humilie.

Ensuite, on ressent de l’aversion pour ce prof.
Quand un prof. dit des injures elle nous rabaisse et nous humilie, ensuite toute la classe se moque.
Nous demandons que les professeurs gardent leurs réflexions ou leurs opinions pour eux. Ou alors, ils en font part à l' élève, personnellement et pas devant tout le monde.
Ou bien, au lieu de nous dire tout ça en face, le professeur nous sanctionne ou nous explique ou bien nous demande pourquoi on est comme ça ou comme ça. Et si c’est possible aussi que les professeurs pensent pas tout ça de nous.
Nous pensons que les professeurs existent pour nous éduquer. Pour nous, ça veut dire :
* nous apprendre à découvrir de nouvelles choses
* nous aider à comprendre ce que nous ne comprenons pas
* nous apprendre ce qu’on peut dire et ce qu’on ne peut pas dire
* que les professeurs doivent faire ce qu’il y a de mieux pour nous : s’occuper de nous mais pas, s’occuper de nous et nous abandonner ensuite.
Pour nous, c’est ça le rôle d’un professeur et alors nous ne comprenons pas quand il dit des mots et des phrases qui font mal

Nous demandons que les professeurs ne parlent plus sur notre dos par exemple à d’autres élèves.
Nous demandons d’être respectées donc que les professeurs ne parlent plus derrière le dos des élèves et que les mots que nous, les élèves, nous ne pouvons pas dire, les professeurs aussi ne peuvent pas les dire

Le groupe qui a travaillé au « Quoi faire avec ce travail », propose de d’abord le montrer à la réunion des déléguées du 1er degré[3] pour voir si les autres classes ont aussi des choses à dire à ce propos et pour voir ce qu’on va faire de ce texte.
Au Conseil des déléguées donc, les 2 déléguées de la classe en question expliquent et lisent leur texte, attendent une approbation rapide, une action (non encore précisée) auprès des enseignants. Mais les déléguées de ce Conseil-ci disent qu’elles doivent s’en référer à leur classe "sinon à quoi ça sert qu’elles nous ont élues ?" Chacune repart donc en mission.
Les déléguées de la dite classe pionnière ont peur que l’initiative ne leur échappe et insistent sur le fait qu"’il faut dire que "ça vient de nous"… "Mais les profs, comment le sauront-ils que ça vient de nous ?" Une élève propose : "écrit par les élèves de 2A1 et approuvé par toutes les classes du 1er degré" si elles approuvent.

Au cours du Conseil de délégués suivant, les déléguées rapportent que toutes les classes approuvent ce texte parce qu’elles aussi ont déjà été insultées ou insultent elles-mêmes ; toutes les classes trouvent qu’il faut donner ce texte à tous les professeurs et à toutes les élèves de l’école.

Les élèves discutent alors avec beaucoup de sérieux de comment remettre ce texte à chacun, personnellement : professeurs, sous-directeur, préfet de discipline et élèves. Elles décident d’écrire une lettre qui accompagne leur texte, pour expliquer le travail et son but, imprimer le texte sur du papier de couleur, déposer les enveloppes dans les tiroirs de chaque professeur. Et pour les élèves le texte sera imprimé sur une feuille A3 à pendre dans les classes ainsi que dans le hall d’entrée
Le tout fut fait avec fébrilité et rigueur.

Les réactions des enseignants

Elles n’ont malheureusement pas été le fruit d’une parole préparée, concertée. Chacun y est allé, dans son cours, de ses petites remarques et certains ont demandé que l’on parle de cette initiative au Conseil de classe des enseignants.

Fin mai, au Conseil des élèves qui a suivi la remise de cette lettre, certaines veulent mettre à l’ordre du jour « ce que des professeurs ont dit de notre lettre. » Voici quelques unes de ces paroles d’enseignants :

C’est dangereux de faire ça parce que les gens peuvent mal le prendre

Moi je ne me sens pas concernée : je ne dis pas des choses pareilles

Vous vous permettez de nous faire la leçon mais regardez comment vous êtes et ce que vous dites. Regardez-vous d’abord vous-mêmes.
(Je l’aurais tuée quand elle nous a dit ça, dit une élève)

S.. (lors d’un manquement des élèves : pas le matériel pour le cours). Le professeur sort la lettre et dit : "et là dedans qu’est-ce qu’il est mis ? Si vous reprochez des choses aux autres, faites d’abord tout bien vous-mêmes"

Je sens les élèves décontenancées et déçues mais pas violentes : " tout ce qu’on a fait et voilà ce qu’ils disent". Leur combativité et leur organisation sont un peu refroidies. Je vois des moues et des yeux baissés et des tristesses dans les yeux. Hanane dit : "Peut-être que certains se sont reconnus et que ça les a dérangés, peut-être qu’ils n’aiment pas ce que nous on dit"

Le dernier Conseil
Je trouve qu’il faut ne pas laisser les élèves sur cette impression de parole non entendue.
Je prépare un message pour chacune d’ elles et le met dans une enveloppe portant leur nom. Je le donne, à chacune, et leur demande de le lire. Pour aider à se concentrer et à réfléchir des réponses, je fais passer une musique tirée du film " La liste de Schindler". Chacune écrit ce qu’elle dira ensuite dans un micro parce qu’on enregistrera pour avoir une cassette souvenir (les élèves en sont ravies et chacune demande d’avoir une copie de cette cassette). Le silence a quelque chose de touchant. Après 15 minutes de réflexion, chacune à tour de rôle dit dans le micro ce qu’elle retient de notre année
Ania : Les professeurs nous aidaient à avancer, en particulier Mme D. et Mme E. Elles nous écoutaient comme des adultes pas comme des élèves. Les autres adultes ne pensaient pas qu’on était comme des adultes mais ils pensaient qu’on était comme des élèves, comme des gamines.

Dounia : Moi Dounia, j’ai appris que j’étais capable de faire dse bonnes choses et que je pouvais compter sur ma classe et sur le Conseil. J’ai appris que les élèves comptaient aussi sur moi ainsi que les profs.
Pendant deux ans, j’ai passé de merveilleux moments avec ma classe surtout quand il s’agissait de travailler en groupe, en se battant ensemble. Pour un projet et pour réaliser ce projet, on se battait jusqu’à la fin. Si je devais parler de ces deux années passées avec qui que ce soit, je parlerais de nous, nous la bande des complices, solide comme un mur

Fadila : Pour moi, je trouve que le Conseil pendant ces deux années se sont bien passées car nous avons pu raconter nos problèmes et on nous a toujours écoutés. J’ai aimé quand j’ai pu écrire les points du jour au tableau et quand on avait des travaux de groupe pour réfléchir

Moi Keltoum, pendant deux ans, nous avons tenu un Conseil, c’est bien. Nous autres on donne les idées de chacune, nous formons des textes. Nous avons fait une revue, elle était très bien avec les idées de tout le monde, des élèves et des professeurs.
Maintenant je vais parler de mon caractère ; il a un peu changé. Il est devenu mieux qu’avant. J’ai appris beaucoup de choses. J’avais beaucoup de difficultés et maintenant c’est mieux, je me suis un peu rattrapée.

Des suites inattendues
En octobre de l’année suivante, les déléguées des classes m’invitent à leur réunion. Avec un mélange de lassitude et de rage elles m’informent du fait que des enseignants insultent les élèves, que ça devient insupportable et dégueulasse.
Deux élèves de la 2eme A1 de l’an passé disent : « On a écrit beaucoup l’an passé, mais les profs ils en ont profité : ils ont vu que le papier, ils nous ont pas vu nous. S’ils nous voyaient et si nous on les regardait, ils vont peut-être mieux nous entendre. On doit maintenant parler. »
Elles s’organisent pour demander d’aller parler au Conseil de classe des enseignants.
A mon grand étonnement, elles obtiennent d’être entendues dans ce lieu. Le texte de l’année précédente aurait-il quand même fait un certain chemin ? Les élèves , malgré leurs airs « grandes gueules » paniquent un peu quand même. Je leur propose de jouer la rencontre entre nous pour qu’elles se préparent. Toujours en dehors des heures de travail.
Le jour venu, jour de congé pour les élèves, les 12 déléguées sont présentes. Les 4 qui vont parler et les autres qui les accompagnent.
Les enseignants sont surpris de leurs propos. Plusieurs enseignants prennent la parole pour s’excuser et expliquer les difficultés de leurs conditions de travail qui les rendent parfois trop fatigués, trop énervés et leur font dire alors n’importe quoi. D’autres interpellent les élèves en leur parlant de leurs insultes à elles. Elles répondent calmement, quasi dans le même registre : « Mais nous aussi on est énervées parce que c’est dur tous les jours »
« C’est chez les ministres qu’il faut aller » dit alors Hanane, pour les écoles, pour les maisons et pour les quartiers. »
Une enseignante propose de signer un pacte entre élèves et enseignants sur les insultes. Chacun est assez prudent. On ne s’est pas dit qu’on n’insulterait plus ! Une des phrases dit : « Si on insulte on parle autour… »
Après le départ des déléguées, des enseignants ont dit leur étonnement devant la maturité, la finesse et la correction avec lesquelles ces élèves ont porté leurs demandes.
Le lendemain, Hanane est venue me trouver : « On a bien fait hein Madame ? C’est grâce à moi hein ? » Je souris. « Mais pas que moi hein » Moi, ce que je voudrais dans le cours de français maintenant, c’est d’apprendre tous des mots compliqués de ministres. »

Une guerrière et sa bande contre la bande des profs : au milieu une prof qui parie non pas sur un matage comme on le lui conseillait, mais sur une offre qui suit les tournants de la structure.
Il est là ce prof avec un va-et-vient des « oui » et des « non ».
A l’entrée, une bande de filles révoltées le prennent quasi en ôtage.
A la sortie, il y a un collectif d’exceptions !
S’agit-il là d’une conversation ? Non. Au centre l’appareil du Conseil de classe avec au-moins un, dans ce cas-ci une-moins-une : qui s’oriente sur l’énonciation subjective pas d’une classe, mais d’une fille, à qui on fait une place, inaugurale :
Prof ou élève, quant au savoir, dans sa singularité le savoir est ignorant, inscientia.
Si au moins nous, les profs on savait que c’est le désir qui est le maître…Bien sur qu’il y a à être au pas de ce pour quoi nous sommes payés. Mais surtout à être au pas du désir.
Une classe au pas du maître désir.

[1] Ce sont les élèves qui ont choisi ces mots à mettre en caractère gras
[2] Elles ont trouvé bon d’expliquer leurs injures !!
[3]Il s'agit d'un Conseil que j'avais mis en place dans le cadre de l'obligation ministérielle du Conseil de Participation dans toutes les écoles. Participent à ce Conseil qui s'occupe de projet d'établissement, des représentants élus des divers groupes (enseignants, parents, élèves, témoins de l’environnement socio-économique et culturel de l’école). Estimant que les plus jeunes ont peu de formation à tout cela, j'ai aidé à organiser les élections des déléguées via une animation dans les classes du 1er degré et proposé aux déléguées et à leurs suppléantes (12 personnes) de se réunir régulièrement pour se faire part des avis des classes, des difficultés de la tâche de déléguée, de quoi dire au Conseil de Participation etc...)

Rencontre avec Noëlle De Smet

Yasmine Yahyaoui

Le vendredi 9 mars, à 20h30, devant une centaine de personnes, Noëlle De Smet a pris la parole dans l’amphithéâtre du lycée professionnel Paul Louis Cyfflé à Nancy. A cette occasion elle a puisé dans son expérience d’enseignante, un travail particulier réalisé avec un groupe de jeunes filles, pour nous le faire partager.
Les jeunes filles de cette classe débordaient d’une revendication forte et très clairement énoncée : « on en a marre des insultes, surtout de la part des professeurs ! » Cela aurait bien pu devenir un point d’arrêt, fixant un front de guerre, opposant dans des positions retranchées les enseignants d’un côté, les jeunes de l’autre.
Noëlle De Smet, elle, fait de la revendication, un point de départ.
Mais comment diable s’y prend-on pour faire de l’insulte, un travail qui ait sa place à l’école, une élaboration de longue haleine qui extraira d’autres enjeux que la revendication première, et qui devra être entendue par toute la communauté de l’école ? C’est bien là que réside le savoir-y-faire si précieux et si étonnant de Noëlle De Smet. Elle ne recule pas devant ce que les jeunes filles de ce quartier dit populaire lui adressent, quelles que soient leurs manières ; Elle en prend acte et s’en saisit. Partir coûte que coûte de ce qui les accapare, les bouleverse, les scotche ensemble, pour le déplacer ailleurs. En ne lâchant pas les points d’appui de la langue (délibérative, écrite, adressée, enregistrée…), Noëlle se fait passeuse. Grâce au travail réalisé, les jeunes filles passent de l’émoi d’injustice et d’humiliation, aux mots qui restaurent « consciences fières », visée ô combien déterminante dans le parcours de Noëlle De Smet.
Non, il ne s’agit pas d’un savoir-faire écrasant d’efficacité qu’il faudrait prendre pour exemple. N’a-t-elle pas évoqué ces soirées à douter, à se demander comment elle allait faire pour continuer ? Pourtant ça continue, et ça dépasse même le temps scolaire, avec les lettres d’anciennes élèves qui lui font signe des effets qu’elle a suscités.
Finalement, dans sa façon d’être enseignante, Noëlle ouvre des voies en tête, avec en tête l’opiniâtreté de son désir, sur lequel elle ne veut décidemment pas céder. C’est cela qui est dévoilé, derrière le pragmatisme de ses témoignages. Et c’est ce pont rendu visible qui éclaire, inspire, soutient celles et ceux qui tentent, là où ils se trouvent, avec la matière qui est la leur, de creuser leur propre sillon.

le 18 mars 2007

Rencontre avec Noëlle De Smet et Claire Piet

Hélène

L’idée a germé peu à peu au sein de « notre groupe du mardi soir », le Cien de Nancy. Nous sommes quelques-uns à avoir entendu parler Noëlle De Smet lors d’un colloque organisé à Paris par le Cien, traitant de la question de l’adolescence. D’autres ont lu son livre « Au front des classes ». Chacun semble avoir été touché particulièrement par les « histoires » de cette enseignante de français en Belgique, et par les propos de sa collègue Claire Piet, toutes deux membres du laboratoire Cien de Bruxelles. Alors nous nous sommes dit : « Pourquoi ne pas la faire venir à Nancy, qu’elle nous en dise un peu plus, de ce qui la soutient dans son travail et qui nous parle tant ? »
Nous avons organisé deux moments, chacun se déroulant au cœur même de la pratique enseignante, puisque nous avons choisi de nous retrouver dans un Lycée Professionnel.
Le premier temps s’est déroulé sous la forme d’une intervention adressée à tous ceux qui s’intéressent à la question de l’adolescence, avec pour sujet : « Au front des classes, qu’est-ce qui se joue entre adultes et adolescents ? »
Noëlle de Smet a raconté comment elle s’y prend avec des élèves à partir d’un exemple particulier. Elle se présente avec simplicité, sans référence théorique à un modèle. Elle nous dit qu’elle s’est beaucoup appuyée sur la pédagogie institutionnelle, sans énoncer pour autant des recettes ou de cadre de référence. C’est ce qui me semble constituer en partie la richesse des interventions de Noëlle De Smet : à la fois son authenticité profonde à nommer l’acte pédagogique au plus près de son vécu, mais aussi sa capacité à n’en faire que des « histoires », c’est-à-dire des moments racontés qui gardent leur caractère surprenant et donc imprévisible. Elle donne à entendre des signifiants qui raisonnent dans son histoire d’une manière particulière, elle fait consister l’éprouvé du corps par le mot. Elle raconte du vivant, elle n’est pas dans l’interprétation.
C’est ce qui me touche dans sa façon de parler du métier d’enseignant et de l’exercer. Dans les deux cas, elle se situe dans l’articulation signifiant-signifié et non dans l’interprétation, et laisse à l’autre des espaces pour faire émerger du désir. Par exemple, avec ses élèves, elle interroge l’acte d’insulter un autre à partir de la question de l’adresse et du sens de chaque insulte utilisée : « qu’est ce que je veux dire quand je dis ça ? » Son discours sucite des questions chez l’autre et l’invite donc à se positionner, sans être dans quelque chose d’injonctif.
Le deuxième temps a été l’occasion de nous retrouver, en plus petit nombre, pour parler à partir de ce qui, à un moment donné dans nos rencontres avec des élèves, nous empêche, nous met face un insupportable. Au fur et à mesure de la matinée, quelque chose s’est déplacé. Nous sommes sortis de considérations générales sur l’éducation et les élèves, issus de termes comme « les élèves en difficultés », qui empêchent de penser ce qui se joue vraiment dans une situation particulière. Les paroles échangées sont allées vers : « Qu’est-ce qui, à cet endroit-là, me met en difficulté ? », « Qu’est que je crois qu’il me dit quand il dit ou fait ça ? » Nous avons alors réussi je crois à sortir des modèles dans lesquels nous sommes pris au moment où une situation nous est insupportable, à nous défaire d’une interprétation qui fait certitude et qui fixe l’impossible. L’enjeu est double : faire apparaître que nous pouvons nous tromper dans ce que nous croyons être une évidence, mais aussi que notre réponse, si elle fait surprise chez un autre, peut déclencher un déplacement et le désir de dire quelque chose de ce qu’il vit. Par exemple, un enseignant raconte qu’à chaque heure de cours avec une classe, toujours au même moment, une élève lui demande pour « aller faire pipi ». Lui y entend une provocation qui l’insupporte et le renvoie à une angoisse: « Qu’est-ce qu’elle va faire si elle sort de ma surveillance alors que je suis responsable d’elle ? ». Et si, à l’endroit où elle s’adresse à lui, il s’autorise à dire qu’il veut en savoir quelque chose ? En regardant par exemple sa montre puis cette élève, juste avant ce temps où elle a pris l’habitude de le solliciter, pour lui signifier ainsi qu’il a entendu sa demande, qu’elle nomme pour l’instant « aller faire pipi » et qu’il y est sensible. C’est peut-être ça les rencontres Cien, des occasions pour parler et prendre le temps d’en savoir un peu plus sur nos envies pressantes.

DEVENIR LES LABORANTINS D'UN « PLUS DE VIE »

Françoise Labridy

« Travailler avec tout ce qui vient, faire feu de tout bois », ce furent quelques unes des métaphores filées ce week-end du 9 et 10 mars 2007, où le laboratoire du CIEN Nancy-Metz « les corps vivants : les fillettes et le galopin », accueillaient Noëlle de Smet et Claire Piette, responsables du Laboratoire « Maître Passe-désir : la place du sujet à l'école » à Bruxelles.

De la provocation à l'inscription, par des nominations nouvelles

Le vendredi soir, entre 80 et 100 personnes pour écouter l'intervention de Noëlle de Smet : Au front des classes, qu'est ce qui se joue entre les adultes et les adolescents ? Après l'accueil chaleureux par le proviseur du Lycée Cyfflé qui nous offrait son amphithéâtre Jacques Callot, Noëlle de Smet va raconter l'histoire d'Hanane, la jeune fille qui ne supportait plus d'être insultée par les professeurs et comment autour de la prise en compte de cet insupportable se construit de l'échange, de la rencontre, du travail, à partir de ce que certains pouvaient prendre comme une provocation, alors qu'il s'agit d'en extraire une inscription nouvelle, et chercher des médiations successives pour qu'un déplacement s'institue. Ensuite, avec la salle, de multiples questions, très précises, « très réelles » vont installer une prolongation de l'éclaircissement des positions de Noëlle de Smet avec ses classes.

Le samedi matin, qu'est ce qu'on bricole dans un laboratoire du CIEN ?, 15 enseignants du Lycée impliqués dans un atelier « élèves en difficultés », le découvrent au pied levé, en acte et dans la surprise, avec les membres du laboratoire de Nancy-Metz. A quarante une conversation débute et s'enclenche sans coup férir, jusqu'à 11 h 30, moment où l'on vient nous chercher pour participer aux activités de rap, de danses, que les élèves ont organisé avec leurs enseignants pour cette journée porte ouverte du Lycée Cyfflé.

Deux moments portes ouvertes, avec le CIEN, qui aura des prolongations, puisque certains enseignants l'ont déjà demandé. Merci à chacun

11 mars 2007

Avec Noëlle de Smet les 9 et 10 mars 07 au lycée Cyfflé

Marie-Odile Caurel
Vendredi soir : le cadre ne manque pas de charme, un petit amphi dans un lycée professionnel, des gradins, du sérieux mais aussi du bois, du vert, un espace à taille humaine.

Une voix. Noëlle nous transmet ce qui comme prof l’animait ( mais c’est toujours d’actualité) dans sa rencontre avec ces jeunes filles à Molenbeek, en Belgique, adolescentes d’origine marocaines pour la plupart, sauvageonnes, que des collègues pensent qu’il faut « mater »
Les mots de ces jeunes, leurs mots elle s’en sert non comme des énoncés pour les étiqueter ou les y clouer mais ouvertures provocantes ( qui appelle), énonciation à soutenir au-delà de sa frappe …Elle nous déplace alors dans son travail se soutenant du vif des paroles qui fusent, du présent qu’elle borde avec des tâche qui structurent l’œuvre en cours mais aussi marquent la nécessité du faire à plusieurs. Ce travail il déborde le cadre horaire et celui des murs de la classe ou du lycée. Il exige des points d’appui au dehors :un petit laboratoire avec un analyste, un mouvement pédagogique, la pédagogie institutionnelle. Il contraint à l’extraction pour elle de ce qui fait impossible. Il oblige à trouver des médiations ; être ensemble profs et élèves pour quelque chose qui fait tiers.
Molenbeek : traduction le moulin du ruisseau….la langue charrie les maux, les mots en sont intoxiqués . Dans le Conseil, instance de débats et de décisions dans la classe, les élèves ont écrit qu’il ne sera jamais «tribunal » pour personne, c’est visiblement aussi ce que Noëlle a décidé pour elle dans sa façon d’entendre ces jeunes, leurs mots… des balles à prendre au bond pour relancer l’échange. Seul, le mystère porte à vivre nous dira-t-elle celui que chaque sujet demeure , à côté de ses façons de se prêter à la scène sociale.
Ce soir là le mot tolérance résonnera à côté de son sens moral ou dépassé, Noëlle tolère le bruit, les mouvements, l’agitation mais ne tolère pas l’humiliation, l’enfermement, la relégation…
Une invitation à lâcher le mode d’emploi du prof pour consentir chacun à son style, en effet comment soutenir ou réveiller quelque chose du désir d’autres si le sien est barré pour faire comme ou pour coûte que coûte boucler le programme. Mais sans doute pas tout seul.
Dans les échanges après l’intervention de Noëlle, Florence posera la question de la sanction : est-ce possible de s’en passer ? ni oui, ni non mais plutôt nécessité d’évaluer le calcul du sur mesure que l’on y met, et les paroles qui l’accompagnent.
Un prof du lycée dira combien enseigner est un acte politique, que dans le temps contemporain cela exige « de choisir son camp »mais aussi comment souvent les jeunes profs ne sont plus « issus des milieux ouvriers ». Comment pour les ados des quartiers où règne la pauvreté faire autorisation à réussir, à avoir une conscience fière de leur histoire ?

Samedi matin :
Le laboratoire Cien Nancy « les fillettes et le galopin » use de la présence de Noëlle pour continuer son travail sur les impasses et inventions de chacun dans ses pratiques. Surprise, des invités de dernière minute. Ce samedi là c’est journée portes ouvertes à Cyfflé, profs et élèves font découvrir leur lieu de vie et de formation.
Des profs en « profitent » et se réunissent avec le CPE pour voir « comment faire avec les élèves en difficultés ». Alors pourquoi ne pas se saisir du hasard heureux provoqué par Yasmine, prof d’EPS depuis la rentrée dans ce lycée, qui a ramé pour que la rencontre « au front des classes » se passe ici. La décision est vite prise, la salle est installée rapidement, deux heures à échanger ensemble.
Un des profs nous parlera de la demande intempestive d’une ado « est-ce que je peux aller faire pipi ? ». Dire oui, dire non pourra se déplacer quand Muriel évoquera sa façon de faire en Segpa « est-ce que tu peux attendre un peu ? ». Faire une demande à cette jeune fille, lui donner un point d’appui, lui permettre de ne pas rester dans son corps… Peut être du possible pour saisir pour quoi elle veut sortir et de quoi ? Demander à sortir c’est aussi pouvoir revenir. Pour quoi une majorité de jeunes veulent sans cesse quitter la classe ?
Un prof stagiaire racontera son souci pour un ado qui depuis quelques temps ne s’intéresse plus à ce qui se travaille dans la classe. Il est seul, mal. Puis devoir sur table, un sujet à traiter… « je peux être cash »demande le jeune, le prof accepte que le jeune écrive ce qu’il veut…ouverture à du nouveau. Je vous écris dira le jeune en déposant sa feuille à l’envers. Un texte lourd. Des rencontres à venir.
Et puis deux adolescentes, indifférentes, au fond de la classe, les autres élèves parlent, manifestent leur intérêt , et mécontentement ..elles, rien. L’une réussit, l’autre est en échec mais l’une et l’autre font question pour la prof, c’est le passage qui ne peut être frayé pour l’heure.
Devenir humain ne se fait pas du jour au lendemain ponctuera Françoise, mais quand on donne la parole aux jeunes ils la prennent pour en faire autre chose que l’attendu.

Ce matin là le pari de la conversation a été pris par les présents, et « des élèves en difficultés » on est passé au cas par cas à comment se dégager de ce qui fait difficultés dans la répétition pour opérer un pas de côté.
Dehors le soleil brille, il est l’heure d’aller applaudir les pratiquants de hip hop….souplesse des corps, figures où les points d’appui se déplacent, chorégraphie à plusieurs, la musique appelle. Et sur les visages se lit le plaisir du mouvement, et de l’échange.

Premier contact pour un laboratoire au cœur du lycée ? Si enseigner est un acte politique, alors usons du Cien pour avec d’autres contribuer à rendre « vivables » les lieux de formation, pour les élèves et pour les profs.
18 mars 2007

mercredi 7 mars 2007

Electro-CIEN, rencontre Noëlle de Smet à Nancy

Le laboratoire « Les corps vivants : les fillettes et le galopin » nous annonce, pour le 9 mars prochain à
Nancy, une rencontre avec Noëlle de Smet, auteur du livre Au front des classes, autour du thème : « Qu’est-ce
qui se joue entre adultes et adolescents ? ». Cette soirée sera suivie, le 10 mars au matin, d’une conversation
sur ce « qui se cherche… s’invente, se bricole, se produit dans un laboratoire du CIEN ».

--------------------------------- Rencontre avec Noëlle de Smet --------------------------

Laboratoire « Les corps vivants : les fillettes et le galopin » – 9 et 10 mars 2007 – Nancy
Au Front des classes : Qu’est-ce qui se joue entre adultes et adolescents ?
Les membres du laboratoire CIEN de Nancy-Metz – « Les corps vivants : les fillettes et le galopin » –
vous convient à une rencontre avec Noëlle de Smet, à partir de son livre Au front des classes1 et de
ses expériences d'enseignante chercheuse des classes professionnelles.
Noëlle de Smet viendra nous parler des aventures mouvementées et singulières qui se vivent dans les
classes, en nous découvrant ce qui devient possible, malgré les turbulences. La rencontre aura lieu :
Le vendredi 9 mars à 20h30
Au Lycée Cyfflé, amphithéâtre, 1, rue Cyfflé à Nancy.
Au Front des classes : Une relation entre corps vivants
Comment fabriquer du vivant, avec les connaissances et le savoir, comment faire pour que les
élèves et les enseignants se rencontrent autour d'un savoir à apprendre et à transmettre ?
Au collège, au lycée, dans la ville, dans la famille... les adolescent(e)s sont aux prises avec les
turbulences de leur corps. Quelque chose des corps bougent, palpitent, se transforme, échappant à la
maîtrise préalable de l'enfance. Les corps deviennent étranges, ils peuvent gêner, attirer, s'exprimer de
façon plus ou moins forte, se taire ou se mettre à bouger sans savoir pourquoi. Quelque chose
s'éprouve, se met en acte qui n'est pas « parlable ».
Les enseignants qui attendent que leurs élèves apprennent, se trouvent confrontés à des
événements qu'ils ne comprennent pas, ou n'acceptent pas, notamment quand la violence (chahuts,
bagarres, mutilations, coups, injures...) s'installe dans la rencontre. Pourtant la façon dont les adultes –
enseignants, infirmières, conseillers d'éducations, travailleurs sociaux, psychologues, personnels
d'entretien ou de direction, parents... – qui vivent avec les jeunes répondront, aura toute son
importance sur le devenir de ces phénomènes de débordements qui contrarient l'attendu, le programmé,
le convenu. Répondre par la punition, la sanction est une façon de ramener à l'ordre sur le champ mais
cela suffit-il à traiter ce qui cause le désordre ? Cette irruption des pulsions, les élèves auront à

1 Noëlle de Smet, 2005, Au front des classes, Libre choix 22, Editions Talus d'approche