lundi 7 avril 2008

Compte rendu de séance du CIEN - premier avril 2008

La séance se déroule en deux temps :
- Présentation des situations qui posent problème à certains d’entre nous
- Travail autour du chapitre 8 « les agressifs » de l’ouvrage d’A. Aichhorn « Jeunesse à l’abandon »

Premier temps : un cas d’école ou comment la sexualité infantile vient comme point d’inquiétante étrangeté pour les adultes

Vincent évoque la situation suivante :
Après avoir accompagné ses élèves en classe de neige, Vincent est sollicité par le père d’un garçon. Il relate un évènement qui s’est produit pendant la classe de neige et concerne son fils âgé de 9 ans. Celui-ci a été témoin, dans la chambre qu’il partageait avec ses camarades, d’un acte sexuel : une fellation, pratiquée par un garçon sur deux autres. Le père dit que son fils n’a pas pris la mesure de ce qu’il a vu, sexuellement parlant, et lui a rapporté la scène comme quelque chose de « pas très propre » Il n’y a pas eu de violence, ça se présentait comme un jeu, ajoute-t-il. Le père ne se plaint de rien et considère l’affaire réglée pour son fils, mais semble s’inquiéter pour l’enfant qui a eu l’initiative de cet acte, avec l’idée sous jacente, qu’il aurait été victime d’un pédophile. Ce qui frappe Vincent, c’est la phrase amenée par le père « les enfants qui ont subi ça » Françoise Labridy ajoute qu’il est dans l’air du temps de se poser la question : « l’enfant qui pratique cet acte, n’est-il pas en danger ? »
Le père a conscience de déposer chez l’instituteur une question embarrassante. Vincent avait auparavant remarqué quelque chose de particulier chez le garçon qui a pratiqué la fellation, sa santé fragile, ses absences et son caractère efféminé. Il ajoute que son regard sur cet élève et sur sa classe est différent désormais. Des questions se posent à lui :
Faut-il en référer au psychologue scolaire comme le suggère le père ? faut–il en référer à la directrice de l’école qui semble avoir cet enfant dans le collimateur et être à l’affût du moindre « écart de comportement » pour le sanctionner.
D’une façon plus générale :
Faut-il en référer à l’autorité ? et « déclencher la grosse artillerie de la déclaration à l’institution » avec toutes les conséquences que l’on sait.
y-a-t-il quelque chose à faire ? à dire ? Enfin, peut-on ne rien dire ?

Stéphane : Est-ce que ça n’est pas le moment opportun pour parler de la sexualité avec les enfants de la classe ? comment font-ils avec leur corps, avec leur âge ? Difficile de ne rien faire. Si ce père dépose cette parole, il est difficile, de faire comme s’il n’était pas venu, de laissez ça comme ça. La question à se poser n’est d’ailleurs pas « l’enfant a-t-il subi ou pas »
Françoise Cassi interroge la position de Stéphane sur l’idée de parler de ces questions intimes en classe. Elle craint que cela crée de l’embarras et produise des effets de malaise chez les élèves. Elle propose plutôt de traiter la question au cas par cas.
Vincent acquiesce car la classe n’est pas homogène (4, 5 se sont distingués) Tous n’ont pas la même maturité. La sexualité est du domaine du particulier.
Patrice Fabrizi : L’oreille avertie de l’instituteur est une manière d’intervenir. Il ne voit plus sa classe et ne l’appréhende plus de la même manière. L’instituteur est dans une position analytique. Quelque chose est à venir et peut surprendre. Il faut se garder d’interpréter dans l’immédiateté.
« L’affaire est passée, l’instituteur est assis dessus et il reste à écouter »

De plus la classe de neige n’est pas l’école, c’est un lieu particulier.
Françoise Labridy : Comment la sexualité se présente t-elle pour les enfants de cet age là, sur quel support ? La répétition des images a des effets de suggestion et de répétition. La pulsion scopique soutient certaines recherches. Il y a dans la recherche du plaisir, un frayage suscité par la vue. Est-ce que ça circule plus facilement du fait que ça se passe en collectivité ?
Chacun livre ensuite des anecdotes, concernant l’irruption de la sexualité des enfants en présence de l’adulte.
Fabrice : une institutrice remarque qu’une petite fille de 4 ans et demi se masturbe sur le bord de la chaise. Elle sollicite le psychologue scolaire, afin qu’il intervienne au sujet de ce qu’elle nomme « la chose »
Un autre psychologue scolaire sollicite Vincent au sujet de la masturbation d’un élève. Il n’arrive pas à nommer l’acte en question et craint que l’enfant ait été victime d’un abus sexuel. Qu’est ce qui est inquiétant ? La masturbation ? ou le fait que l’institutrice, le psychologue ne puissent pas le nommer autrement que par « la chose » ? se demande Vincent.
La masturbation fait partie des découvertes de ces âges là.
Les adultes sont mal en point pour parler de cela aux enfants car ils ont oublié leur sexualité, leurs propres découvertes infantiles.
Françoise Labridy rapporte une anecdote :
Une auteur « jeunesse » se présente dans une classe de CM2 pour la présentation de son livre. La classe est turbulente. Elle n’arrive pas à parler. Devant elle, deux filles plus âgées s’échangent un billet. Elle intercepte ce billet et le met dans sa poche. Cet acte produit le silence. Elle poursuit sa lecture. Au sortir de la classe la petite fille suit l’auteur dans les escaliers et lui demande « avez-vous des enfants ? est-ce que vous aimez le vent ? » Le lendemain, elle retrouve le billet dans sa poche et le lit. Il est écrit ceci : « Elle n’a rien sous son corsage. As-tu vu ? – oui – non - ? l’autre fillette a répondu : « j’ai vu et j’ai pas vu » Françoise conseille à l’auteur d’envoyer son livre qui s’intitule « coup de foudre » à chacune d’entre elles…
La sexualité vient souvent là où on ne l’attend pas…
Anne raconte un souvenir d’enfance. Près de chez elle, un personnage « un peu facteur cheval sur les bords » créait des automates animés par le vent. Des personnages se mettaient en mouvement, puis s’embrassaient, encadrés par un rideau … à la fois on voyait et on ne voyait pas. Elle se souvient de l’inertie et de la mécanique de ces objets ainsi que du plaisir qu’elle trouvait dans ces représentations érotisées.
Yasmine : ces moments de sexualité observés par les instit. prennent des formes multiples. La gêne de l’adulte est nécessaire. Elle contribue à la construction de la sexualité de l’enfant.
Patrice Fabrizi : ça fait point d’inquiétante étrangeté pour les adultes. Ça angoisse les adultes. Ça n’est pas le rôle des parents d’entrer dans la question de la masturbation, car ceux-ci doivent préserver le voile de la pudeur. L’instituteur a à entendre ce qui peut surgir dans la langue particulière des enfants, à ne pas être du côté du voir. Il s’agit de fermer les yeux. Cela s’adresse à tous les éducateurs, les parents : voiler de pudeur, fermer les yeux et savoir écouter.

Deuxième temps : discussion autour du chapitre 8 « les agressifs »

« on vit ça tous les jours » dit une éducatrice spécialisée qui travaille en ITEP
Stéphane : ce qui est troublant dans cette tentative de faire - avec une conception basée sur le manque, le manque à combler et une certaine psychologisation autour de l’affect, qu’on dépasse assez facilement - ce qui est intéressant, c’est ce pari qui est pris ( p 138, 139) Le pari suivant : « on assiste à quelque chose, on ne sait pas quoi » L’auteur va contre vent et marées. Il a l’intuition, qu’on fait fausse route dans la répression, la contention. C’est intéressant pour l’époque (1925)
Pour l’auteur, il s’agit d’assister à un débordement de quelque chose, d’attendre mais pas seulement, car il y a tout un travail fait autour de la présence des éducatrices. Une présence qui n’est pas une absence. L’auteur demande à ces éducatrices d’écouter, de ne pas rectifier, réprimander ou corriger, mais d’accompagner une certaine violence, avec l’idée qu’il y aurait, à un moment donné, un certain épuisement des comportements dit violents. L’auteur semble interpréter la chose ainsi : c’est parce qu’il n’y a pas la réponse attendue par ses jeunes, au comportement dans la rectitude, qu’il y a quelque chose qui s’épuiserait et qui leur permettrait de ré instaurer un nouveau rapport avec les éducatrices. On ne sait pas comment on en arrive là. Stéphane se dit stupéfié quand il lit que deux éducatrices sont au bord du désespoir. Page 165, les éducateurs partent de ce à quoi ils assistent, pour tenter d’en faire quelque chose ; ça n’est pas seulement une présence des corps, dans une sorte de passivité, comme on le voit dans certaines institutions. C’est plutôt une manière de faire, très active, dans l’accompagnement de ce qui se vit.
Il souligne ce mot qui revient dans le CIEN : l’accueil comme prise de position d’accueillir ces jeunes, en tentant de faire silence par rapport aux représentations du genre « ce sont des sauvageons » La position d’accueil est ce qui permet de les entendre comme faisant toujours partie de la civilisation, pour les civiliser en tous cas.

Sébastien : des choses ont fait écho pour lui dans ce texte, par rapport à ce qu’il voit dans le lycée où il travaille comme assistant d’éducation.
Dans le film, de Joseph Rossetto « Quelle classe ma classe » le discours qui est proposé aux jeunes est réfléchi et collectif. Au lycée où Sébastien travaille, chacun essaye de bricoler quelque chose dans son coin. Il n’y a pas de réflexion commune, sur comment aider les jeunes. Dans le témoignage d’Aichhorn, dit-il, la question du doute est là, comme pour le principal du collège de Bobigny, qui dit ceci « pour moi, le doute, c’est un cadre »

Stéphane : qu’est ce qui amène les psy, les enseignants à aller loin comme ça ? à supporter autant, pour entendre des jeunes au comportement débordant ? Cette question me tient dit-t-il. On voit des choses extraordinaires : des éducateurs qui prennent le parti qu’il y a quelque chose derrière ce qui se manifeste trop bruyamment. Ils se livrent à un travail de recherche quotidien.

Julie : « on supporte quelque chose qui est parfois de l’ordre de l’insupportable » Elle voit bien elle aussi, que la méthode coercitive, ça ne marche pas. « On est dans le laisser faire et voir ce qui se passe » et ça n’est pas forcement compris dans l’institution dans laquelle elle travaille, du coup elle sent en marge. D’autres comme Aichhorn l’ont expérimenté, pourquoi est ce qu’on s’est éloigné de ces pistes de travail ? Julie a envie de poursuivre la lecture de cet ouvrage qui lui donne des pistes.
Françoise Labridy : il dit bien les erreurs qu’ils ont faites au début. Il constate que le traitement par la douceur qu’ils appliquent au départ, augmente la violence. Ils rectifient au fur et à mesure la position que les adultes ont à prendre auprès des enfants. Ce texte est très actuel, et devait être très en avance sur son temps en 1920. Il préconise : « ne de pas opposer de résistance à la demande ou aux transgressions des enfants » mais ça devient très vite insupportable quand les enfants cassent tout. Il y a un paradoxe dans les positions qu’ils prennent qui sont des positions intenables. Il y a une démarche clinique très fine avec ce groupe des agressifs qui est un groupe particulier. Les jeunes ne se sont pas choisi lors de la constitution des groupes.

Patrice Fabrizi : Ce groupe des agressifs est le « reste » Ce sont les exclus dont personne n’a voulu, ils sont les déchets du discours institutionnel. Le discours qui a à faire avec le reste, le déchet, que ce soit le discours du pédagogue, de l’analyste, c’est un objet a de lacan. C’est un reste inéliminable dont on ne sait pas quoi faire.
Quel est le point d’idéalisme dans cette démarche ? Aichhorn développe l’idée que les agressions ne peuvent augmenter que jusqu’à un certain point (idée thermorégulatrice de l’autocuiseur !) Y a un point où ça s’autorégulerait. On retrouve cette idée chez Freud dans le principe de plaisir ou dans les constructions libidinales avec la notion qu’il y a une autorégulation de la vie psychique. Autorégulation de groupe … c’est un peu moins sûr. Ce texte est à rapprocher de celui de Freud « psychologie des foules et analyse du moi » auquel, l’auteur fait référence.
On sent qu’il tient deux logiques à la fois :
- Une logique libidinale : il pense que la libido est quelque chose qui se développe, et qui, lorsqu’elle n’est pas assez développée, reste bloquée. Il dit que la libido a subit une fixation, c’est du côté de l’objet a et la libido.
- De l’autre côté, une logique d’identification. Ce sont des jeunes à l’abandon, car les adultes n’ont pas permis les identifications qui seraient formatrices et constituantes pour eux ; ceux-ci n’ont plus de confiance envers les adultes et pour eux, il n’y a plus de devoir de vérité par rapport à cette société. La vérité a reflué sur une logique de petits groupes et pour le reste on arbore le masque, le mensonge et la dissimulation.
L’auteur le présente ainsi, donc : D’un côté la libido et de l’autre l’identification.

Et la haine ajoute Françoise Labridy. C’est la haine qui fait la difficulté du traitement.

Patrice Fabrizi évoque la scène dans laquelle un ado menace un autre de lui couper le cou, avec un couteau à pain. Aichhorn reste calme, n’intervient pas, il a confiance en son attitude et il pense que c’est grâce à cela que l’adolescent lâche le couteau puis s’effondre, tombe en pleurs dans une espèce de position dépressive (ça aussi c’est très freudien)
Ce mode de faire interroge tout le groupe tant il est impressionnant…d’autre part, cette position est – elle reproductible ?
L’auteur pose que l’on coupe les identifications répressives de l’enfant à l’adulte, pour que ça puisse produire quelque chose où la libido va trouver inévitablement à s’autoréguler.
Qu’est ce qu’il y a d’autre dans ce dispositif qui fait que ça marche ? Aichhorn n’en parle pas.

Fabrice : Il faut prendre en compte la question de la temporalité dans cette histoire.

Françoise Labridy ajoute que le transfert est bien installé avec les éducateurs, lorsque la scène se produit et lorsque l’auteur prend le parti de ne pas intervenir entre les deux adolescents. Il faut dégager du texte les temps logiques qu’il a mis en place.
La question de l’après coup est soulevée par Anne
Françoise Labridy : Après l’ébranlement de l’identification, il y un état de rage. Les affects violents se dégagent du corps et il y a une phase d’instabilité. Ils peuvent être sages ou redevenir agressifs.
Il s’agit de miser sur l’identification à des adultes qui ne soient pas trop rigoristes, pour que l’identification se fasse dans un transfert à des adultes qui prodiguent de l’amour, de la douceur et vis-à-vis desquels les jeunes se sentent en confiance. Il y a sûrement la question de la vérité à déposer dans cette relation de parole et aussi provoquer des affects de plaisir (d’où la façon dont se déroule la fête de Noël)

Patrice Fabrizi : Que dit l’éducateur quand il se tait dans cette scène au couteau ? Silencieusement il dit : « je sais bien que c’est « pour du faux » ce que tu fais, c’est du semblant » l’éducateur ne s’exonère pas en terme de savoir, mais en terme de signifiant maître (en terme de refus de taper du poing sur la table) ; Donc, pas de coupure magistrale, car ça n’en vaut pas le coup. C’est ça qui produit chez le jeune cette déflation, ce dégonflement de la vêture imaginaire.

Yasmine : ne pas répondre là où un jeune s’apprête à faire une « grosse connerie » et convoque l’adulte ? le plus souvent on intervient directement sur ce qu’il va faire. Mais si on arrive à se décaler et à répondre à côté, c'est-à-dire, ne pas rentrer dans l’identification, on peut le renvoyer à sa responsabilité.

Patrice Fabrizi : La question de la présence forte, silencieuse, des éducateurs est essentielle. C’est une manière de dégonfler la situation, faire tomber les identifications constitutives de la réponse violente.

Françoise Labridy : L’enfant tombe sur du vide, là où il attendait quelque chose. C’est pour ça qu’il y a de la rage et des pleurs. Il se voit dans la pantomime qu’il a construite. Ces moments là sont très durs à traverser. Quand Aichhorn analyse la constitution familiale de ces jeunes il y trouve de la haine des injures, des scènes et peu de lieux d’amour.

Yasmine évoque Noëlle De Smet
En classe une jeune fille, particulièrement agressive dont on lui a dit qu’il faut la mater, sort un couteau. N. De Smet, au lieu de se mettre à crier, de lui dire d’arrêter, prononce cette parole : « à qui appartient ce couteau ? » Cela apaise la situation.
Après quoi elle apprendra que le frère de cette jeune fille s’est fait assassiner dans un parc voisin, puis entendra cette parole d’elle, à ce sujet « on a fait la guerre » Le signifiant guerre, alors qu’elle habite dans un quartier qui s’appelle Chicago à Bruxelles.

Anne : Revient sur l’après coup : que se passe t-il après ? L’auteur parle t-il de ce qui se produit au long cours ?
Françoise Labridy : les enfants deviennent attachants. Les identifications du côté de la haine tombent et les jeunes se mettent dans une position d’accepter et de douceur (se rapporter à la fête de Noël où il va y avoir les cadeaux, puis la jalousie des enfants envers les adultes) Il y a toute une suite de constructions qui vont leur permettre de s’appuyer sur le transfert actuel aux éducateurs et aux éducatrices. Ils rattrapent ensuite leur retard scolaire.

Par rapport au graphique concernant les manifestations d’affects, Stéphane souligne chez l’auteur ce souci de l’écriture de quelque chose du transfert et des transferts.
Patrice Fabrizi : à l’aide de cette représentation, il essaye de voir comment les enfants inter-réagissent les uns par rapport aux autres.

Prochaine séance : travail sur les deux derniers chapitres de l’ouvrage d’Aichhorn (9ième et 10ième conférence)

Christine Pierret

SUR L’HEGEMONIE DU COGNITIVISME

CINQ QUESTIONS À PHILIPPE MEIRIEU PAR
JACQUES-ALAIN MILLER

1 - JAM – On a beaucoup dit que vous étiez l’inspirateur principal de la
politique qui conduisit à mettre l’élève au centre du système éducatif. On dit
maintenant que les pédagogues ont été détrônés par les cognitivistes. Puis-je
vous demander de commenter, corriger, voire démentir, ces rumeurs ?
Qui peut sérieusement prétendre aujourd’hui avoir été ou être
l’inspirateur d’une politique ? Je crains que même un ministre qui revendiquerait
cette forme de paternité soit particulièrement suspect : il y a des conjonctures
particulières, des moments où un discours est en phase avec une question, des
temporalités qui favorisent l’émergence dans l’opinion de notions souvent
anciennes… et, surtout, l’instrumentalisation politique de données élaborées
dans le champ de la recherche. À ma connaissance, l’expression « l’élève au
centre » a été utilisée pour la première fois par le pédagogue allemand
Disterweg en 1838 : anticlérical forcené, soupçonné de sympathie pour la
Révolution française, l’homme fut, d’ailleurs, renvoyé de l’École normale de
Berlin où il enseignait. Puis, en France, l’expression est reprise en 1892 par un
proche de Jules Ferry, vice-recteur de l’Académie de Paris, fondateur des
lycées de jeunes filles, Octave Gréard… Avant de devenir, au tout début du
XXe siècle, la devise de « l’Éducation nouvelle » et de l’école genevoise de
psychopédagogie fondée par Claparède… Tout ça bien avant la loi d’orientation
de 1989 ! Et avec, chaque fois, une signification différente : on passe de la
bildung classique – comme incorporation culturelle singulière – à la valorisation
du « savoir » - vision unifiée du monde - contre « les connaissances » -
hétérogènes et fragmentaires -, avant d’insister sur la découverte et la
construction par l’élève de ses propres savoirs… mais sans la moindre illusion
sur le caractère très directif de la ruse rousseauiste : « Il ne doit faire que ce
qu’il veut, mais il ne doit vouloir que ce que vous voulez qu’il fasse » (Émile,
livre 2).
En 1989, la loi d’orientation reprend la formule dans une de ses annexes.
De quoi s’agit-il ? De tirer les conséquences de l’échec de la démocratisation
de l’école. Depuis 1959 et la scolarité obligatoire à seize ans, on a largement
ouvert les portes de l’institution scolaire : on a démocratisé l’accès, mais sans
démocratiser la réussite. Ceux qui étaient, jadis, victimes de l’exclusion sont
aujourd’hui à l’intérieur de l’école, mais ils n’y réussissent pas. Bourdieu est
devenu d’une triste banalité : l’école reproduit les inégalités sociales car elle
pratique « l’indifférence aux différences ». On a construit des bâtiments plus ou
moins inflammables, recruté massivement des enseignants, instauré des
systèmes de régulation (comme la carte scolaire), mais tout ça, c’est de la
gestion de flux. La loi de 1989 dit : « Maintenant on tente de regarder de près
ce qui se passe pour chaque élève. Il ne suffit pas de l’accueillir formellement, il
faut créer les conditions de sa réussite. »
Je fus de ceux qui saluèrent ce mouvement. Sans illusion, pourtant, sur
ses ambiguïtés : quelle réussite et pour qui ? Comment accompagner chaque
élève dans une structure qui restait massivement taylorienne ? Quel statut pour
la culture et pour le sujet dans un enseignement qui restait tributaire d’une
vision béhavioriste des compétences ?
Je fus, sans doute, à l’époque, trop timoré et insuffisamment exigeant :
au nom d’une solidarité politique avec tous ceux qui luttaient « pour la
démocratisation de l’accès aux savoirs », je ne me suis pas assez démarqué
des dérives et des délires de la « pédagogie de la maîtrise » ou des didactiques
strictement technicistes. J’étais pourtant inquiet de l’usage systématique de
certains outils que j’avais produits : je les avais conçus comme des démarches
d’accompagnement et j’avais bien expliqué que l’acte pédagogique ne pouvait,
en aucun cas, se réduire à une rationalité instrumentale… mais les institutions
de formation les ont parfois présentés comme des remèdes-miracles. Quand je
croyais fournir des points de repère modestes, j’ai alimenté, à mon insu, le
fantasme d’une technologie pédagogique toute-puissante.
Or, depuis longtemps, en effet, les pédagogues connaissent et analysent
la tentation de la toute-puissance didactique ; depuis longtemps, ils tentent de
débrouiller le désir de transmettre et la soif de reproduire, la volonté d’instruire
et l’acharnement à normaliser. C’est même l’essentiel de leur tâche. Tâche
impossible mais nécessaire et par laquelle ils s’identifient. Tâche indélébile et
revendiquée comme objet de leur ressassement jargonnant et de leurs
tâtonnements sans fin. « Tous les élèves peuvent apprendre », répètent-ils…
« et c’est folie que de le penser » conviennent-ils. « Tous les élèves peuvent
apprendre », car sans ce principe - régulateur, comme disait Kant -, il vaudrait
mieux, à l’évidence, faire autre chose qu’enseigner. Mais c’est folie de le
penser, car l’éducabilité peut s’emballer et, si elle n’intègre pas la négativité,
devenir une entreprise totalisante, voire totalitaire. L’éducabilité de tous n’est
tolérable que si elle s’articule à la reconnaissance de l’impouvoir radical sur le
sujet connaissant. L’opacité de la conscience, l’imprévisibilité du désir rendent
impossible toute tentative pour circonvenir l’acte d’apprendre. « Seigneur, j’ai
tout prévu pour une mort si juste ! »… Mais justement, on ne prévoit que la
mort.
La pédagogie, en ce sens, n’a pas été remplacée par le cognitivisme.
Les errances de l’enseignement programmé ont très largement précédé la
banalisation du « contrôle cognitif ». Et les pédagogues ont dénoncé, depuis
belle lurette, la fantasmatique de la « fabrication de l’homme par l’homme ».
Mon maître, Daniel Hameline, a tout dit sur ces questions dès 1977 dans Le
domestique et l’affranchi. J’ai publié moi-même, il y a douze ans, un
Frankenstein pédagogue (ESF éditeur) qui ne peut laisser aucun doute à tout
lecteur de bonne foi sur le caractère central, à mes yeux, de la question du
sujet en éducation. Le clivage, pour moi, est clair : il sépare ceux et celles qui
reconnaissent le caractère central de la question du sujet de ceux et celles qui
convoquent les sciences plus ou moins exactes pour développer toutes les
formes de contrôle intellectuel et social, réduisant la personne à ce qu’ils sont
capables d’en décrire dans leurs machineries logicomathématiques ou d’en
reproduire dans leurs éprouvettes biochimiques.
2 - JAM – Vous affectez souvent une attitude modérée, pesant
soigneusement sur vos balances le pour et le contre. Sur le cognitivocomportementalisme
pourtant, vous faîtes volontiers preuve de quelque
véhémence. Et pourquoi ?
Je suis très inquiet. La modernité développe, avec une force et une
habileté inouïes, les industries de la pulsion. Bernard Stiegler parle d’un nouvel
âge du capitalisme, « le capitalisme pulsionnel ». L’environnement tout entier
conspire pour susurrer à l’oreille de l’enfant : « Tes pulsions ont des ordres ».
Notre économie fonctionne au passage à l’acte comme nos moteurs à
l’essence. L’infantile est partout, la régression systématisée et le sujet
instrumentalisé dans la machinerie médiatico-commerciale. Lacan, lui-même,
avait, me semble-t-il, annoncé cela en parlant d’un « siècle de l’enfant ». Notre
évolution lui donne raison au quotidien, peut-être même au-delà de ce qu’il
aurait pu imaginer.
En éducation, les dégâts sont considérables. Les parents doivent faire
face à des comportements déviants systématiques, sans possibilité de
communiquer avec des jeunes qui vivent dans un monde qu’ils ignorent… Les
éducateurs esquivent en permanence le face à face, oscillant entre bouffées
d’autoritarisme et avachissement dans le laxisme… Les enseignants sont
désarmés devant des groupes d’élèves coagulés, surexcités, une
télécommande – phallus high tech – greffée au cerveau, incapables d’attention
et de concentration, gérant leurs affects « en temps réel » avec leur téléphone
portable, réfractaires à tout sursis… Et nous tous prenons peur devant ces
jeunes qui se mettent systématiquement en danger - et nous mettent en
danger - par des comportements que nous avons engendrés et que nous
vivons légitimement comme une terrible menace. Russell Banks écrivait déjà,
dans De beaux lendemains, en 1991 : « Nous avons tous perdu nos enfants.
Pour nous, c’est comme si tous les enfants d’Amérique étaient morts.
Regardez-les, bon Dieu, violents dans les rues, comateux dans les centres
commerciaux, hypnotisés devant la télé. Dans le courant de mon existence, il
s’est passé quelque chose de terrible qui nous a ravi nos enfants. J’ignore si
c’est la guerre du Viêt-nam, la colonisation sexuelle des gosses par l’industrie,
ou la drogue, ou la télé, ou le divorce, ou le diable sait quoi. J’ignore quelles
sont les causes et quels sont les effets ; mais les enfants ont disparu, ça je le
sais. » Il y a, effectivement, de quoi s’inquiéter !
Et, face à cette inquiétude, notre société me semble avoir le choix entre
deux voies : la contention ou l’éducation. La contention, c’est la réaction
spontanée du « libéralisme autoritaire » dont le slogan est : « Liberté pour les
marchands d’excitants… Répression pour les excités ! » La contention, c’est,
bien sûr, d’abord la chimie : on produit des enfants « turbulents » qu’on
caractérise d’hyperactifs pour les mettre sous Ritaline ! C’est aussi,
évidemment, l’ensemble des dispositifs politiques et judiciaires dès lors que ces
derniers n’ont pour objectif que le maintien de l’ordre : un ordre que ne supporte
aucune configuration sociale qui permettrait à chacun d’espérer occuper une
place… et de ne pas tenter d’exister en prenant toute la place. La contention,
c’est, enfin, la multiplicité des systèmes de dépistage, de contrôle, de
classification et d’enfermement.
Des organisateurs zélés, de droite et de gauche, nous préparent, en
effet, un monde où l’enfant, réduit à un code barre, sera, dès le plus jeune âge,
« orienté en fonction de ses dispositions et aptitudes ». Ainsi, la sélection, jadis
tâtonnante et artisanale, risque bien de prendre, dans les années qui viennent,
une dimension industrielle. Il est possible que, malgré les sursauts citoyens de
toutes sortes, nous ne parvenions pas à échapper au triage systématique.
Tester, évaluer, aiguiller, vérifier, sanctionner… vont devenir – si ce n’est déjà
fait – des activités permanentes et obsessionnelles, à l’École comme ailleurs.
Pas un « dys » ne doit échapper à la surveillance des grands organisateurs de
l’apprentissage sur commande ! Et quand le « dys » est repéré, il permet
d’esquiver le pédagogique, de dédouaner les enseignants et de confier à
l’armada paramédicale un enfant réduit à ses symptômes. Pour un cas où l’on
va s’efforcer d’accompagner une dynamique psychique dans sa complexité,
combien de cas où l’on se contentera d’un diagnostic discutable et d’une
intervention calibrée ! Encore heureux que l’effet placebo fonctionne de temps
en temps pour des élèves qui trouvent ainsi, simplement, une personne à qui
parler ! Mais, en réalité, ce qui se met en place sous nos yeux est proche des
pires scénarios de science-fiction.
Il n’est pas question, pour autant, d’identifier tous les cognitivistes à des
disciples de Big Brother ! Ce n’est pas leur bonne volonté, ni même leur
« volonté bonne », qui est en question. C’est la banalisation, en lieux communs
d’une extravagante médiocrité, de leurs présupposés méthodologiques. Nul ne
peut reprocher à un cognitiviste de tenter de neutraliser méthodologiquement,
pour son travail de recherche, les facteurs qui ne relèvent pas de son champ de
compétence. Ce n’est pas le problème. Le problème, c’est quand
l’épistémologie du savant devient l’idéologie du politique. Le problème, c’est
quand une démarche dont la légitimité de laboratoire n’est pas contestable,
devient une religion, quand la cité savante se livre aux manipulations de la cité
mondaine, quand elle organise la confusion du monde avec ce qu’elle a décidé
d’y voir et d’en dire.
Or, c’est précisément ce qui se passe aujourd’hui. Parce que le
cognitivisme-comportementalisme-biologisme représente une réduction de la
personne à ce qui serait inculcable et contrôlable, il apparaît comme le cadre
idéologique parfait pour la contention des pulsions que nous avons nousmêmes
déchaînées. Et son hégémonie universitaire est une forme de
consécration qui n’a absolument rien de « scientifique ». C’est un des
symptômes les plus préoccupants de nos peurs collectives. C’est aussi une
manière de légitimer une multitude de pratiques de seconde main ou de
seconde zone par lesquelles les technocrates du travail éducatif et social –
cadres intermédiaires de toutes sortes - s’exonèrent de toute véritable
entreprise pédagogique : ils observent, repèrent, évaluent, orientent,
prescrivent, souvent en dépit du bon sens ou de toute forme de discernement,
parant leurs intuitions personnelles ou leurs préjugés sociaux des oripeaux de
la scientificité. Le culte du critère et du chiffre fait fonction de politique
éducative…
Or, l’éducation, pour le pédagogue, n’est jamais réductible à une
mécanique, aussi bien huilée soit-elle. Elle se joue ailleurs, dans la transaction
des désirs et dans la temporalité. Elle se joue dans la mise en place de
situations qui permettent l’émergence du sujet. Le pédagogue « donne à
prendre », pour donner à apprendre. Il promeut les institutions contre, d’une
part, la coagulation fusionnelle du « capitalisme pulsionnel » et, d’autre part, la
segmentation individualisante du testing généralisé. Le pédagogue ouvre des
possibles et passe des alliances. Il réhabilite la parole qui hésite, contre
l’impérialisme scolaire et médiatique du best of. Il donne du temps et permet le
sursis. Il médiatise les corps à corps en proposant des activités qui lestent les
passions. Il fournit des occasions pour métaboliser sa propre violence. Il
partage une culture qui, modestement, relie le plus intime au plus universel…
sans brutaliser ou manipuler l’autre. Contrairement au cognitivisme et à ses
zélateurs de tous bords, il ne prétend pas faire de miracle. Dieu nous garde,
d’ailleurs, des faiseurs de miracles. Ce sont, à proprement parler, des dangers
publics !
3 - JAM – Un homme semble aujourd’hui jouir d’une influence
considérable sur nos dirigeants politiques, en matière d’éducation,
d’enseignement supérieur, et de recherche. Certains voient en lui le Grand-
Maître caché de l’Université française. Il s’agit, vous l’avez deviné, de Jean-
Marc Monteil. Que pensez-vous de l’homme, de l’oeuvre, de la carrière ?
C’est, sans doute, un homme estimable, mais là n’est pas le problème. Il
s’agit de sa politique. Je suis en désaccord radical avec la conception qu’il a
mise en oeuvre du pilotage de la recherche universitaire. Au nom de la qualité
et de l’exigence, on réclame des résultats quantifiables, obéissant à des critères
purement formels… Je défends, par exemple, l’idée que la recherche s’est
toujours développée en utilisant des formes d’écrits très différenciés, des
modes de relation à la communauté académique très contrastés, une
articulation avec les acteurs sociaux qui permette de « mettre à l’épreuve » ses
résultats autrement que dans le cénacle épistémologique. Or, l’évaluation des
recherches s’effectue aujourd’hui, à travers le double calibrage des publications
de nature expérimentale dans les revues anglo-saxonnes et l’utilisation par les
entreprises. Elle me paraît ainsi laisser de côté une multitude d’apports dont
nous aurions infiniment besoin. Une monographie vaut bien un protocole de
recherche où « toutes choses sont, nous dit-on, égales par ailleurs », dès lors,
bien sûr, qu’on s’astreint à modéliser. Une utilisation en formation vaut une
« valorisation industrielle » et peut aider, au quotidien, des travailleurs éducatifs
ou sociaux qu’on laisse, aujourd’hui, à l’abandon…
Plus globalement, je considère que l’université est en train de se couper
de la « cité citoyenne » pour se caler sur la « cité marchande ». Au-delà des
polémiques sur la privatisation et sur le danger – que je crois réel – encouru par
les filières dont les débouchés industriels à court terme ne sont pas repérables,
c’est le modèle de fonctionnement interne de nos universités qui me
préoccupe : afin de garantir les pourcentages de réussite requis pour obtenir
des financements, certains départements universitaires commencent, par
exemple, à se demander s’ils ne vont pas décourager les étudiants travailleurs
qui, préparant leur master en trois ou quatre ans au lieu de deux, vont les faire
chuter dans les palmarès. Triste calcul et conception étriquée de la
« richesse » ! On sait bien, en effet, ce que représente socialement, en
dynamisme et en implication, la possibilité de mener un travail universitaire en
parallèle avec une activité professionnelle.
Je sais Jean-Marc Monteil sensible aux questions de société. Je veux
croire qu’il mesurera les enjeux sociaux des décisions « techniques » qu’il a
prises et accompagne aujourd’hui. Je veux croire qu’il saura s’ouvrir à une
vision moins étroitement positiviste de la recherche universitaire…
4 - JAM – Jean-Claude Milner, qui est mon ami très cher, et que j’admire,
qui est l’un des piliers de LNA, a écrit un livre célèbre, De l’école, qui vise
notamment le “pédagogisme” dont vous êtes le promoteur. Il a redit récemment
qu’il vous tenait pour l’incarnation même de ce catholicisme social,
compassionnel et gauchiste, qui a ruiné l’éducation et la culture françaises.
Vous, vous le soupçonnez de n’avoir pas lu vos livres. Il reste que vous vous
rejoignez dans l’anti-cognitivisme. Si vous deviez vous adresser à lui, que lui
diriez-vous aujourd’hui ?
Le livre de Jean-Claude Milner a profondément marqué. Il faut dire qu’il
tranche par sa qualité avec la masse de pamphlets anti-pédagogiques qui, de
Paul Guth à Jean-Paul Brighelli, envahissent régulièrement les devantures des
libraires pour désigner le « joueur de flûte », coupable d’entraîner la jeunesse
vers sa perdition. Il faudrait, d’ailleurs, à ce sujet, relire Hamelin : le joueur de
flûte n’emmène les enfants dans le gouffre que parce que les parents n’ont pas
tenu leur parole…
Sur le fond, je considère que Jean-Claude Milner a forcé le trait en
présentant la pédagogie et les pédagogues comme les rejetons d’un
catholicisme compassionnel : Langevin et Wallon, dont nous ne cessons de
nous réclamer, en étaient bien loin. Et les pédagogues qu’il stigmatise sont, en
réalité, assez fidèles à la tradition républicaine de Ferdinand Buisson, de Jean
Macé ou de Jean Zay.
Mais, plus profondément, je crains que Jean-Claude Milner, dans un
souci d’efficacité rhétorique, n’ait pas pris le temps de regarder de près l’histoire
et l’actualité de la pédagogie. Son livre ne comporte, d’ailleurs, aucune
référence ni bibliographie. C’est une pensée qui se déploie sans s’encombrer
de la réalité. Sans se compromettre avec la médiocrité des textes
pédagogiques qui donnent à lire la complexité et les contradictions de
l’entreprise éducative. Le texte est brillant – briller en ridiculisant les
pédagogues est une tradition bien française depuis Voltaire – mais me semble
tellement loin de mon travail quotidien que je ne me sens guère concerné. Je
suis admiratif devant la performance, je trouve qu’elle est assez décapante et
même jouissive à la lecture. Mais elle relève, pour moi, d’une sorte
d’élucubration de Monsieur Teste : « Enlevez toute chose que j’y voie ! »
Cela dit, j’ai surtout envie de dire à Jean-Claude Milner que, s’il est
inquiet de la montée du cognitivisme, il se trompe d’ennemi en attaquant des
gens comme moi. Il imagine que je suis accepté et reconnu au sein de ma
propre section des universités, les « sciences de l’éducation », alors que j’y suis
plus que minoritaire. Les sciences « positives » y dominent et ceux qui, comme
moi, s’intéressent à la pédagogie se comptent, en France, sur les doigts d’une
ou deux mains. Par ailleurs, il confond les pédagogues et les didacticiens. Il ne
faut, certes pas, diaboliser systématiquement ces derniers : certains sont
conscients de l’insuffisance de leurs prothèses… Mais il ne faut pas confondre,
pour autant, ceux qui travaillent sur le rapport difficile de la culture et du sujet,
avec ceux qui réduisent la culture à des « comportements observables » et
ramènent l’enseignement à la programmation… Pas plus qu’il ne faut confondre
les pédagogues, qui tentent de naviguer entre les impératifs contradictoires
inhérents à toute éducation, avec ceux qui, récusant aussi bien la pédagogie
que la didactique, fonctionnent à la pensée magique et croient à la puissance
sacramentelle du savoir. Les nouveaux cathos, ce sont eux, plus proches de
Ratzinger que de Vatican II : ils imaginent que l’imposition des mains (la
réussite aux concours prestigieux) opère une transsubstantiation qui leur
permet d’imposer à leur tour, dans le secret de leur classe, les mains à leurs
élèves : point n’est besoin alors de pédagogie !... Mais craignons que les
échecs de ce modèle – qui est, aujourd’hui, massivement hégémonique dans
un enseignement secondaire qui n’a cessé de substituer les « cours » aux
« études » - ne rabatte vers la vulgate cognitiviste ceux qui découvrent trop tard
que la fonction publique ne tient pas les promesses de ses ordinations.
5 - JAM – Quelles sont, selon vous, les chances du mouvement anticognitiviste
qui prend forme ces jours-ci, alors que l’AERES entre en action ?
Je crois que ce mouvement peut aboutir s’il fait bouger les lignes.
L’université est engoncée. De nombreux collègues se sont résignés, faute
d’une voix, et a fortiori, d’une autre voie possibles. Et puis, la confusion des
zélotes cognitivistes entre méthodologie et métaphysique touche aussi d’autres
disciplines, et pas seulement dans les sciences humaines. On peut imaginer un
sursaut… Si toutefois les universitaires qui n’ont plus grand chose à perdre ou à
gagner en termes de carrière osent dire tout haut ce qu’ils pensent tout bas.
Pour les autres, et compte tenu du climat qui règne aujourd’hui dans
l’université, on peut être plus indulgent…

mardi 18 mars 2008

« LANGUE EN DEVENIR et L'ENTRE-DIRE »

Françoise Labridy,
29 février 2008
Cécile CANUT (Une langue sans qualité, Lambert-Lucas, Limoges, 150 p., 2007) nous offre un essai décapant sur la prolifération dans le champ social d'une conception univoque de la langue qui l'assimile à une identité d'individu, de peuple, de culture, de nation, voire de race. Cette conception contamine la majorité des discours, elle devient le fer de lance d'instances politiques, socio-économiques et scientifiques l'imposant dans leurs dispositifs et leurs directives, sans opposition majeure. Ce qui fut le cas dans le rapport de la Commission « Prévention » du Groupe d'études parlementaire sur la sécurité intérieure de l'Assemblée Nationale qui préconisait la surveillance des pratiques linguistiques des enfants au sein des familles étrangères, pour lesquelles la non-maîtrise de langue française apparaissait comme une cause potentielle de délinquance. C'est aussi un essai enthousiasmant parce que Cécile Canut forge des formules sur la vivance de la langue et de la parole.

Cette orientation réductrice qui affirme que langue, groupe, et nationalité ne font qu'un pervertit le rapport à la langue en lui faisant porter une fausse détermination. Au contraire de l'unicité de la langue qui devient ségrégative en s'appuyant sur un fantasme de clôture, de fermeture de frontières, le plurilinguisme témoigne de la « fluctualité » incessante du partage des langues entre elles. Deux perspectives traversent les phénomènes langagiers, l'une qui s'appuie sur la fascination d'une possible unité, la recherche du même, la codification et la planification linguistique en imposant une pratique dominante à des pratiques dominées, comme ce fut le cas pour la langue française au XIXe s., de l'autre une perspective qui met en avant la fluctuation incessante de la langue par l'expérience plurielle du rapport des individus au langage à travers les échanges de paroles de leurs situations de vie.

Cécile Canut rencontre ici l'orientation de l'enseignement de Lacan : « la langue est vivante pour autant qu'on la créé », bien qu'elle ne s'y réfère pas, trouvant ses appuis théoriques plutôt chez Foucault, Deleuze et Guattari, Blanchot, Arendt, Agamben.... Elle se réfère à une démarche généalogique d'interrogation des discours de la doxa, lui permettant de remettre en cause l'évidence du lien entre langue, identité, communauté, culture, et une démarche archéologique, s'appuyant sur « l'épaisseur des perceptions des locuteurs vis à vis de leurs paroles ». Elle ne cherche pas à bâtir une théorie de la science du langage, mais de « tracer quelques uns des rapport du sujet à la langue ». Il s'agit en confrontant en permanence les tendances qui prétendent filtrer, hiérarchiser, ordonner la langue, aux savoirs locaux particularisés qui l'inventent sans cesse en l'explorant dans leur relation à autrui, de ne pas occulter « le mouvement fondateur du langage en devenir ».

RENVERSEMENT EPISTEMOLOGIQUE
La première partie intitulée INFINI DU LANGAGE, est composée de 4 sous-parties à partir desquelles elle fonde le renversement épistémologique qu'elle produit : « c'est en partant du sujet parlant en tant qu'il se constitue dans et par un ensemble de voix et de discours » qu'on peut comprendre la place du langage et non pas l'inverse en partant d'une définition a prioriste. Elle montre que l'expérience plurielle du langage est exclue de la linguistique et de la sociolinguistique d'où l'importance, sans nier l'homogénéisation inhérente à toute mise en discours, (d'autant plus, pourrait-on dire), de redonner place à l'hétérogénéité vivante qui est niée par des conceptions essentialistes. Ce renversement épistémologique suppose de sortir d'une seule visée techniciste et culturaliste du langage. Par la parole chaque sujet questionne la distance au même et à l'altérité, cela conduit à des identifications, à des retraits, à des découpages qui indiquent que le locuteur n'est jamais ni dans l'autre, ni dans le même, mais dans une confrontation à l'impossible et à l'ambivalence que la parole recèle.

Lorsqu'un fantasme du Un de la langue vient se fixer en une langue-système, est oublié que l'usage des locuteurs fait varier les frontières. Ce processus aboutit à la consécration de « l'une langue nationale » comme ce qui se passa particulièrement en Europe et fut repris ensuite ailleurs comme facteur d'homogénéisation. La grammatisation a participé à cette normativité en occultant la complexité. Se créent des mots d'ordre impossible à questionner : pureté, origine de la langue, langue naturelle, « le français est menacé par l'anglais », « les gens ne savent plus parler français »,
qui alimentent le fantasme d'une langue objet essentialisé. La notion de métissage, chère aux écrivains antillais repose sur un malentendu. Il est la conséquence de l'imposition de ce modèle de « l'une-langue » préalable à partir de laquelle le métissage apparaîtrait, alors qu'il faudrait y voir une fluctuation de multiples agencements à l'intérieur de ce qui se donne comme fiction « d'une-langue ». Ce qui permet de construire les oppositions entre langue naturelle ou ethniques et des patois, dialectes... L'Europe concourt à la réification de certaines langues par exemple le Pomak qui surprennent les intéressés eux-mêmes, des incidences politiques en découlent en Bulgarie. C'est ainsi qu'au nom de la défense des langues en danger, on planifie la nouvelle langue ROM. En Afrique également, on essaye de limiter le foisonnement langagier en formes homogènes sans s'interroger sur l'importance du plurilinguisme et les multiples déterminations historiques, politiques et sociales qui permettraient de comprendre la situation contemporaine. Perdurent ainsi les théories raciologiques et évolutionnistes du XIXe siècle, qui font des Africains des peuples sans histoires, sans états, voire sans langue. Au contraire la diversité des situations sociales de l'Afrique a produit une pluralité de langues, signalant par là-même que c'est la notion même de langue qui est problématique.

Le renversement épistémologique posé par Cécile Canut conduit à poser que c'est à partir d'une hétérogénéité constitutive de langage que l'homogénéisation opère comme effet d'une sélection. La relation de l'homme au langage ne peut se poser que dans cette tension.

CONVERSATIONS CROISEES
Il y a une pluralité langagière permanente entre toutes les formes de langue participant des expériences quotidiennes de la parole qui détermine un rapport singulier à la langue. Ca va et ça vient, interactions mouvantes, les réduire à des marques identitaires ou à des catégories statiques suppose une conception de l'homme complet dont la langue hériterait.

Les pratiques langagières de l'Afrique ont beaucoup à nous apprendre parce qu'elles n'ont pas été conditionnées comme les langues européennes par des siècles de politique linguistique. Les rencontres de langues différentes ne fixent, ni ne délimitent un rapport déterminé, l'exploration de la parole d'autrui se fait en appréciant l'étrangeté du prochain, étranger toujours séparé. Cela pousse les voyageurs à apprendre la langue du lieu où ils se trouvent. Ils font place dans leur parole à l'altérité qu'ils rencontrent, ils entrent dans la différence de la parole de l'autre, sans vouloir la posséder. Entrer dans la langue est un lien qui permet la relation à l'autre dans sa différence. Il n'y a pas séparation du même et de l'autre chez les Manding du Mali, mais une « conjonction du pareil et du pas la même chose. » p. 25 En Afrique les déplacements exposent à d'autres formes du langage, à chacun de pénétrer dans « l'entre du langage en ouvrant sa parole au dehors », à la réactualiser en l'enchevêtrant à d'autres, « dans une parole en devenir ne se satisfaisant pas de sa finitude, livrée dans l'hétérogénéité qui lui est propre. » p. 26

« Faire l'extérieur, faire l'aventure », quitter son village, sa région, « apprendre la vie par le truchement de l'altérité » comme au Mali, oblige à rencontrer autrui depuis son étrangeté même, depuis sa parole. Le mouvement des corps qui accompagne le trajet, voyage ou exil, passe par l'accueil de la parole du dehors, il pousse à sortir de soi, à s'arracher à la certitude du lieu de départ, lieu sans cesse à porter et transporter ailleurs. C'est l'exemple du nomade, du migrant perpétuel, ils se tiennent hors de « l'hommage à la nation », ils rendent compte de l'existence d'une parole toujours poussée au dehors. Elle existe au-delà de toute « territorialisation », de tout repli sur le même « s 'exerçant dans la dispersion et dans l'hospitalité », ainsi en va-t-il aussi de la langue ROM, langue plurielle, portant trace de l'ensemble des langues traversées, alors que l'on voudrait la réduire à une figure identitaire tout en sédentarisant les sujets. Un jeu de dispersion et d'interprétation incessant consacre « la parole comme passage par l'infini des voix ». « Le profond plaisir de la conversation caractérise cette partie infinie qui engage le travail inlassable de la puissante énigme du langage. » p.28

ALLER ET VENIR ENTRE LES LANGUES ET FAIRE AVEC
La parole plurielle ne résulte pas d'une accumulation de langues mais surgit de la spontanéité de l'expérience du langage ou foisonnent d'autres langues, d'autres paroles. Les politiques nationales de langues n'ont jamais étouffées la plasticité intrinsèque et les emprunts multiples par lesquelles elles se constituent. La dénomination des langues, comme celle des groupes, associée aux vertus qui les essentialisent, produisent des cohésions imaginaires ou chacun cherche le même que soi, pour se différencier de l'autre, de l'étranger. Le Français qui parle français habite en France : « à l'homogénéité de la langue répond celle du peuple qui la parle. » Ce qui est oublié c'est l'ensemble des mouvements traversant la langue et la rendant vivante. La polyphonie « devrait être la règle, elle devient l'exception, exit l'argot, le verlan, le patois, le dialecte... Au Mali, la langue de l'autre n'est jamais établie, la parole varie en fonction de l'interaction et de celui auquel on s'adresse. Toute dénomination venant de l'extérieur peut être rejetée par le locuteur, si elle ne correspond pas à son expérience de vie. Les tensions qui figent langues et peuples sont plus sensibles en milieu urbain. « Etre Malien, c'est être plurilingue, l'identité d'une langue n'est pas close » p. 32. Les langues se recomposent sans cesse, au-delà de ce qu'on voulu imposer les discours coloniaux. Le parler des jeunes de la rue d'Abidjan (enchevêtrement de plusieurs langues ivoiriennes et de variations de l'anglais) ne cherche pas à se démarquer, ils disent l'hétérogénéité constitutive des langues et la non-uniformité d'une langue à elle-même. Ce sont les chercheurs européens qui voudraient la circonscrire en la dénommant, en la mettant dans une case (français populaire abidjanais), l'inscrire dans une hiérarchisation alors que les locuteurs ne cherchent aucune démarcation a prioriste, mais inscrivent dans leurs paroles les situations diverses de leur existence.

L'exemple des Balkans apporte un nouvel exemple, dans lequel les constructions nationales fixent des frontières linguistiques. De même la nouvelle dénomination européenne ROM fait disparaître : Tziganes, gitans, manouches, bohémiens ou au contraire appelle à les revendiquer. La nouvelle formation discursive européenne ne transforme pas les pratiques réelles d'ostracisme politique, social et économique qui continuent d'exister. Il n'y a donc pas de « nomination véridique » mais des tentatives infinies de substantialisation à partir d'une appropriation/désappropriation que permet la circulation entre langues. La langue n'appartient à personne parce que le langage n'est que circulation.

ACCUEILLIR L'INCONNU ET L'ETRANGER DANS ET PAR LA PAROLE

La parole qui accueille l'inconnu ouvre à une dépossession qui ne préjuge d'aucune transparence ou s'établirait l'égalité dans la communication. S'y joue « l'imprécision des frontières, la non-fixité des groupes sociaux et la fluctuation des places sociales. S'en remettre à l'inconnu de sa propre parole comme à celle de l'autre fait entrer dans l'étrangeté d'une parole nouvelle, assurant un déplacement vers l'extérieur. ». L'exercice de la parole est un paradoxe : « portant à la promesse du rapprochement, il s'éprouve dans la mise à distance de l'autre. » La parole véhicule à la fois l'ombre et la lumière pour chacun, le plaisir et la menace, ambivalence de toute relation humaine « ce qui fait de la parole un intervalle essentiel et un vecteur d'inquiétude. » p.38

Au Mali les « vieux » oeuvrent au dépassement du langage, ils soutiennent l'ambiguïté essentielle de la parole par le détour des proverbes, des métaphores, d'énigmes, d'euphémismes, d'allusions et ils portent le langage « vers son lieu de questionnement, là où le sens n'est jamais donné totalement dans la parole, qu'il n'est qu'à construire dans un jeu entre les signes. » La langue en s'ouvrant à l'autre échappe en permanence. « Parler depuis l'autre et par l'autre, en utilisant ses mots et sa langue », en exposant sa propre langue à l'altération par l'altérité, rappelle le caractère proprement étranger de la langue en tant qu'elle est dépossession.

Les adolescents pour se rapprocher de leurs pairs adoptent ce qu'ils perçoivent comme signes distinctifs : vêtements, postures, formes verbales... momentanées et variables. « Convergence à la divergence », être ensemble sur ce qui nous singularise. » p. 40 Cela aboutit à des créations langagières puisque la répétition n'est jamais du même. Ainsi les jeunes français parlant des langues différentes utilisent des énoncés, des débits de paroles, des intonations, des tournures syntaxiques, toujours imprévisibles et changeants. Cette élaboration au coeur de la relation n'est ni un reflet ni une reproduction du social. La parole en devenir, renvoit à l'étranger comme jeu sur la limite dont le risque et la dépossession de soi par une trop grande identification, lorsqu'on ne peut plus se tenir sur « l'entre de la parole » et que l'on risque la disparition. « Ni objet, ni sujet, ni substance, ni essence, le langage se place entre les êtres eux-mêmes perçus comme passeurs de langues. » p. 41

C'est au Mali que les pères passent cette parole vraie de la filiation aux ancêtres par le langage de l'énigme toujours à reconstruire. Ce qui se donne dans cette transmission c'est la dépossession de la langue, son inachèvement, son altérité : « c'est la personne qui meurt, le nom ne meurt pas. » (proverbe malinké) p. 42 La langue originelle est introuvable. Le lieu du père par la langue est la première rencontre avec l'étranger qui met chaque homme « au bord de ce qui le limite » comme perte nécessaire.

La deuxième partie du livre : LA LANGUE UNE divisée en 4 sous-chapitres présente une certaine partie des mots d'ordre qui ont contribué à consacrer quelques figures du un : la langue origine, la langue pure, la langue de la race, la langue civilisée. Même si le plurilinguisme est intérieur à la pratique langagière, et que parler c'est faire l'expérience fondatrice du déplacement entre les paroles, des discours essentialistes masquent cette structuration fondamentale et tendent à s'imposer comme seuls modèles. Les conceptions monolithiques du langage s'établissent en discours fondamentaux établissant leur pouvoir à travers des langues fétiches, devenues l'équivalent d'une identité, d'une culture, d'une religion, source de revalorisation de soi et de gestions de nouvelles minorités construites.

La troisième partie du livre : LA LANGUE CORPS présente, là aussi dans quatre sous-rubriques, les fictions qui permettent de fixer une unité : langue maternelle dont elle présente les différentes acceptions, les différentes évolutions sémantiques historiques et les confusions qu'elles instaurent, en créant des langues identitaires. C'est dans le monde occidental que la mise en frontière des langues s'est instituée à travers des discours scientifiques, prenant le pas sur la prolifération de la parole. D'un côté la pratique quotidienne atteste la pluralité fondée sur la dynamique imprévisible de l'acte de parler, non réductible à une langue, de l'autre des élites favorisent une « patrimonialisation » de la culture et des langues, comme appui nouveau de la compétition capitaliste mondiale.. La langue devient objet d'imposition à l'autre, cette fixation en entité homogène entraîne des conséquences politiques préoccupantes, dit-elle, car elle promeut une fausse vision cosmopolite de cohabitation sans interpénétration. La dimension de l'oralité que l'on avait fixé sur les peuples sans écritures masque la perte de la langue plurielle qui « échappe, change et se transforme », laissant la place à un modèle de langue maternelle mythique et substantielle porteuse d'une vision du monde. Le langage « d'impossible dehors » pour tout sujet devient corps de la mère, puis de la patrie, d'où l'idée de faire disparaître la multiplicité de langues des migrants dans la langue française d'accueil. Une cohésion nationale est supposée s'installer par l'homogénéisation linguistique du territoire et par le fantasme du retour au même d'une dite « langue maternelle ». L'école en étant le lieu de passage. Certains linguistes vantent l'acquisition de la langue maternelle avant d'apprendre une autre langue. Il y a une volonté de la Communauté européenne de faire disparaître dans les langues maternelles identitaires d'accueil, la plurilinguisme des migrants. Elle s'appuie sur Hannah Arendt pour s'opposer à cette conception idéologique de la langue : « Il vaut mieux ne jamais se sentir vraiment chez soi nulle part, ne faire confiance à aucun peuple, car il peut en un instant se transformer en masse et en instrument aveugle de mort » (Lettres à Karl Jaspers). En effet celle-ci pense la langue comme le lieu du dépassement de toute communauté, le lieu de la liberté et elle replace le terme de langue maternelle dans un cadre politique. « Ecrire en allemand, c'est prouver que la langue n'est ni allemande, ni maternelle, ni référée à la nation, à la race ou à la religion ; la langue est sans patrie, sans attache, sans ancrage. » La langue est toujours autre à venir, n'existant que dans la dépossession incessante par laquelle elle se constitue.

La nouvelle expression « langue identitaire » cristallise ce mixte langue maternelle/langue nationale et favorise la nomination explicite des eux par rapport au nous.. Réduire la multiplicité des agencements possibles de paroles à une appartenance annihile la nécessité intrinsèque de construire pour chacun l'écart du rapport au même pour maintenir sa singularité. On fixe ainsi des individus à préserver des héritages, omettant qu'il ne peut y avoir de sujet que par construction libre de la langue à travers une parole qui s'échange.

Quelles leçons tirer de cet usage toujours politique de la langue ? « Je n'ai qu'une seule langue, ce n'est pas la mienne. » Derrida

L'importance politique du langage, c'est qu'il permet la subjectivation grâce à l'échange de paroles entre humains, dans l'interaction à autrui. Fixer arbitrairement une forme de langue, c'est empêcher la subjectivation, ou contribuer à désubjectiver. C'est ainsi que les problèmes d'immigration sont souvent montrés en termes d'origines, de cultures....de maîtrise de la langue française, en méconnaissant les dimensions sociales. C'est la confusion dont témoigne le Rapport préliminaire Bénisti de la Commission « Prévention » du Groupe d'étude parlementaire sur la sécurité intérieure de 2004, « entre langue et comportement puisqu'il fait porter à la langue des parents (« le parler patois du pays ») la responsabilité de la délinquance juvénile. » p.126. Le français devient un modèle univoque présenté comme le seul porteur de civilisation et d'éducation alors qu'il est un outil d'imposition de valeurs morales et d'orientation de la pensée.

Il est arbitraire de définir une langue, c'est pourtant ce qui se produit par recherche d'une illusion de « faire un » et de se reconnaître dans une appartenance. Les mises en frontières pour chacun sont multiples et variables pour chaque humain, elles augmenteront du fait des déplacements grandissants et produiront toujours des discontinuités de langage. « Les sujets sont des grains dansant dans la poussière du visible et des places mobiles dans un murmure anonyme. Le sujet est toujours une dérivée. Il naît et il s'évanouit dans l'épaisseur de ce qu'on dit, de ce qu'on voit» Deleuze, p. 137. Ni objet, ni sujet, les sciences humaines ont substantialisé le langage, dans un lieu idéal : la langue. L'impuissance à intégrer l'altérité de l'autre, dans la parole, à l'aune de la sienne, empêche d'accéder à la séparation et entraîne une recherche incessante de la coïncidence à soi-même.

C'est avec Maurice Blanchot qu'elle conclue : Comment trouver à fonder une parole sur la dissymétrie et l'irréversibilité pour « qu'entre deux paroles, un rapport d'infinité soit toujours impliqué comme le mouvement de la signification même. » ? Comment trouver cette relation qui porte « à travers la parole, l'impossibilité et l'étrangeté mêmes du rapport. » ? Comment « sortir de la fascination de l'unité, faisant advenir la promesse indéfinie d'une parole hors de tout rapport commun ? » C'est une exigence politique de reprendre, jamais de la même façon « ce qui se joue dans l'ombre entre soi et un autre, à travers une parole qui l'affirme, mais ne l'abolit ni le diminue que quelque chose du réel du langage peut advenir. » p. 142 L'accueil de l'étranger et de l'inopportun sont au principe de l'advenue de ce réel.

De l’émergence de l’étrangeté vers un usage de l’angoisse en classe de sciences.

Hélène Rivir
Introduction
J’enseigne la chimie, en Belgique, dans un lycée sans difficultés majeures. C’est un lycée « Sarkozien » où les élèves vouvoient les professeurs et se lèvent quand le professeur entre en classe. Pourtant, au delà de ces apparences le malaise est perceptible aussi bien du « côté » des élèves que du « côté » des enseignants.
En ce qui concerne ma discipline, la chimie, et de manière plus large, les sciences, j’ai observé qu’il survient de nombreux échecs vers l’âge de 14 ou 15 ans en seconde chez des élèves pour qui tout se passait bien jusque là. À cet âge, les psychologues du développement nous disent pourtant que l’adolescent acquiert une faculté intellectuelle nouvelle : la pensée abstraite. Or, beaucoup d’élèves n’y arrivent pas que ce soit en seconde, en première ou en terminale. Ils sont surtout extrêmement déroutés lorsqu’ils sont confrontés à des tâches dites complexes, c’est à dire des tâches nécessitant l’articulation d’un raisonnement inédit constitué de nombreuses étapes. Ces élèves se cantonnent à la « mémorisation mimétique » de leur enfance. Ils se retrouvent inéluctablement en échec et si bon nombre d’entre eux finiront malgré tout leurs études secondaires générales ce sera, bien souvent au prix d’une « descente » dans des options dites « maths faibles », « sciences faibles » -options histoire, géographie, sport qui sont bien pour la plupart devenues les classes « poubelles » des écoles- et c’est estampillés « faibles » qu’ils entreront dans l’enseignement supérieur avec des compétences largement inférieures aux compétences requises.

Alors pourquoi un tel blocage ?

Je me suis proposée de tenter de donner des éléments de réponse à cette question en la déclinant autour du thème de l’étrangeté.

Les sciences, sources d’étrangeté.

En situation d’échec ce sont bien souvent les disciplines scientifiques que les élèves délaissent et celles-ci se voient bien souvent à torts qualifiées de plus ardues que les autres. Au cœur du rejet que les sciences peuvent susciter, on peut retrouver 4 sources d’étrangeté.

Devenir étranger à soi-même

Le problème des tâches complexes impliquant de nombreuses étapes dans le raisonnement est qu’elles viennent à révéler combien la pensée est difficile à maîtriser : l’amorcer, en suivre le fil, l’articuler sont autant de difficultés auxquelles se heurtent l’élève de 4ème année. Il se rend alors compte qu’il n’est pas totalement maître de lui-même : il se découvre pensé par quelque chose là où il croyait être l’auteur et le maître de ses pensées. Ébauche, donc, entraperçue au détour d‘un exercice de sciences, d’une division où l’adolescent se voit agité, perturbé dans ses pensées par quelque chose qu’il ne peut nommer. Or, nous dit Philippe Lacadée cet innommable, « cet éprouvé dans le corps ou la pensée, ouvert à tous les sens, c’est précisément ce que Lacan à nommé Jouissance »1 Autrement dit, c’est à la revendication pulsionnelle et à l’irruption de la jouissance dont l’angoisse vient donner le signal qu’il se voit confronté.

Peut –être était-ce à cause de cette insupportable agitation silencieuse que Valentin, un élève de seconde agité, ne pouvant se concentrer, témoignait lorsqu’il disait ne pouvoir rester calme sans bruit dans une classe elle-même silencieuse ?

Lacan, dans son séminaire d’un Autre à l’autre2 fait de la vérité un « « ça ne veut rien dire » qui commande un « ça veut dire de remplacement » ». Il nous dit ainsi que le « « je sais que je pense » est le trop d’accent mis sur le je pour oublier le « je ne sais pas » qui est sa réelle origine ». Autrement dit, la pensée est cette censure censée nous faire oublier ce « je ne sais pas ». Elle est même une « censée pensure » nous dit Lacan. Or, ce que rencontrent, mes élèves lorsqu’ils effectuent des exercices plus compliqués, c’est une pensée qui ne vient pas : ils ne savent pas « par où commencer », ils n’ont « pas d’idée » ; une pensée qui s’embrouille : ils ne savent plus « où ils en sont » ; une pensée qui échappe : ils ne savent pas se concentrer. Dans, un problème pour lequel, il n’existe pas de réponse immédiate, ils rencontrent une pensée difficilement maîtrisable et qui, de ce fait, laisse entrapercevoir un angoissant « je ne sais pas »
Les tâches complexes viendraient donc mettre en exergue ces moments où le travail de censure de la pensée est mis en défaut et laisse entrapercevoir quelque chose de cet impossible à dire, de ce rien cause d’angoisse dont justement la pensée se fait le voile.

De plus, de part le fait qu’il n’est pas possible de répondre à ces exercices par une réponse immédiate qu’il suffirait de « savoir », ceux-ci viennent aussi dévoiler ce lieu où il n’y a plus de discours dans l’Autre pour soutenir l’élève et où c’est à lui d’inventer une articulation signifiante pour faire surgir une réponse au problème posé.

Maxime, un autre élève de seconde, me disait sa déception à la fin d’un cours « je travaillais à l’école dans l’idée de pouvoir, dans le futur, aider mes enfants à faire leurs devoirs, pouvoir tout leur apprendre ». Il sait désormais que ce tout est un impossible.

Les problèmes complexes nécessitant la mise en œuvre d’un raisonnement composé de multiples étapes viennent donc dévoiler le trou dans le symbolique et laisser l’adolescent seul avec lui-même. Un lui-même, dont il se rend désormais compte qu’il lui échappe. L’élève devient étranger à lui-même, habité par une pensée qui le pense plus qu’il ne la pense et qu’il ne peut parfois plus arrêter.

Devenir étranger à la réalité


Faire des sciences, c’est se confronter à un autre réel que celui évoqué par Lacan. Un réel sur lequel on peut venir écrire des formules et que l’on peut rendre prédictible à l’aide de toutes une séries de lois. À l’âge même où les adolescents sont confrontés à un réel pulsionnel que rien ne peut venir nommer, la science pourrait donc constituer un refuge où le réel peut encore être dompté par le signifiant. Pourtant, il est rare de voir les élèves s’y réfugier.

Peut-être parce que faire des sciences, c’est entrer dans un monde où la réalité n’est plus la réalité qui « va de soi » Parce que faire des sciences c’est se confronter à une nouvelle réalité bien différente de celle qui est directement perçue et avec laquelle nous entretenons un rapport imaginaire. En effet, Jacques-Alain Miller nous rappelle combien la réalité est modelée sur base de notre image spéculaire : « …cette image est toujours apparue à Lacan comme au principe de la formation du moi, mais aussi bien au principe de ce que nous appellerons, ici la réalité objective, modelée, informée par cette image spéculaire »3. Réalité objectale puisque fondée sur une image spéculaire qui est le prototype des objets qui la constituent.

Nous sommes en prise directe sur cette réalité objectale grâce à nos sens. C’est donc une réalité sensible, tangible. En sciences et plus particulièrement en physique et en chimie, nous mettons cette réalité en défaut. Lorsque je présente à mes élèves la matière comme constituée d’atomes mais essentiellement de vide, la perception que nous avons des propriétés de cette matière n’étant que la résultante de quelques forces, je leur présente une réalité conceptualisée mais différente de la réalité qu’ils peuvent percevoir de manière directe et avec laquelle ils entretiennent un rapport d’identification. Ce que mes élèves découvrent c’est que la réalité dans laquelle ils sont plongés n’est pas toute : il existe une part étrangère de cette réalité à laquelle nos sens n’ont pas accès.

C’est de cette expérience et de l’angoisse qu’elle suscite que Maupassant témoigne abondamment dans le Horla : « Comme il est profond ce mystère de l’Invisible ! Nous ne pouvons le sonder avec nos sens misérables, avec nos yeux qui ne savent apercevoir ni le trop petit ni le trop grand, ni le trop près, ni le trop loin, ni les habitants d’une étoile, ni les habitants d’une goutte d’eau…avec nos oreilles qui nous trompent, car elles nous transmettent les vibrations de l’air en notes sonores »4.

Les sciences abstraites parlent de l’invisible d’un monde que l’on ne peut se représenter que par des modèles potentiellement faux, elles présentent un versant angoissant de la réalité, que Maupassant décrit comme « ce monde où l’on n’est sur de rien, puisque la lumière est une illusion, puisque le bruit est une illusion »5. C’est une réalité angoissante parce que entachée d’un invisible qui ne peut être traité que par le signifiant (mathématiques) dont Jacques-Alain Miller nous rappelle le caractère douteux : « le signifiant n’est que possibilité de tromperie symbolique »6 .

« Le principe du monde visible, c’est le spéculaire » nous dit Jacques-Alain Miller, « la perturbation tient essentiellement à ceci que se manifeste, apparaît du non spécularisable »7. Ce non spécularisable, c’est l’objet a dont l’intrusion est « posée comme anxiogène »7.

La science est plus particulièrement les sciences abstraites obligent les adolescents à se confronter à une part de réel- celui de la science- située hors du champ spéculaire. C’est tout leur support imaginaire qui est ébranlé et qui leur laisse entrevoir un réel radicalement étranger à la réalité objectale dans laquelle ils vivent.

Se trouver ainsi décollé de la réalité, observateur d’une réalité toujours envisagée comme inconnue et étrangère voir même, comme dans le cas de Leila décollé de son existence, c’est se savoir exister, devenir conscient de soi-même et se trouver dans une expérience angoissante aux portes de la division subjective.


Devenir étranger à sa famille

Bien peu d’entre nous se souviennent encore de ce qu’est une liaison covalente, une masse molaire, un moment de forces, de ce qu’est la différence entre un logarithme népérien et un logarithme en base 10, d’un polyallélisme. C’est bien souvent le cas de la majorité des parents.
Parce que les programmes de cours ont été remaniés de nombreuses fois au gré notamment des évolutions rapide des sciences, ou bien parce qu’ils non pas atteint ce niveau d’étude ou parce qu’ils les ont subies de nombreux parents ont oubliés ou ne maîtrisent pas les notions auxquelles l’adolescent est confronté à l’école. Parce que « dépasser sur le plan des connaissances intellectuelles le savoir de son père ou de sa mère est toujours une transgression »8 nous dit Noëlle Desmet, les sciences confrontent rapidement à un au delà du père et de la mère dont il devient étranger.

Devenir étranger à la société

Les sciences dévoilent le trou dans le symbolique et dans le champ imaginaire. Ceci est particulièrement sensible lorsque l’on s’intéresse au modèle atomique. Non seulement celui-ci rend compte de cette partie du réel que nos sens ne peuvent percevoir mais quand la science tente de recouvrir ce réel à l’aide de constructions signifiantes appelées modèles, ceux-ci sont toujours insuffisants, potentiellement faux. Le réel échappe même à l’implacable méthode scientifique qui tente de le circonscrire dans des formules mathématiques comme le principe d’incertitude d’Heisenberg voir de la voiler d’un signifiant comme c’est le cas avec la cause idiopathique des médecins ou les chiffres des statisticiens. Bien que les sciences tentent de rendre le réel intelligible à l’aide du signifiant, ce qu’elles montrent, c’est aussi sa défaillance, son incapacité à rendre compte de tout le réel. Ainsi, ce qui apparaît c’est que le signifiant c’est du semblant : il ne peut épingler tout le réel.
En travaillant, malgré tout, à recouvrir le réel du semblant du signifiant, « les conquêtes de la science comportent en elles-mêmes une duperie ». En effet, « la nature est irrésistiblement falsifiée par la science »9 : « il n’y a plus personne pour dire qu’il faut un homme ou une femme pour faire un enfant »9. Ceci « rend d’autant plus insistant l’appel à un réel, au réel de la jouissance, qui n’est pas du semblant. »9
La certitude ne se trouve donc plus du côté de la nature, de la tradition, ni même du signifiant, elle est désormais du côté de la jouissance qui, elle, n’est pas du semblant. Cette jouissance, la science, y donne accès par l’intermédiaire des nombreux objets de consommation qu’elle produit et qui viennent boucher ce trou dans le symbolique d’où un sujet désirant, en tant qu’il désire en savoir plus sur ce qui échappe au signifiant, pourrait émerger.

Nos adolescents vivent dans cette société hypertechnicisée et scientiste. Dans cette société où l’incertitude du signifiant est masquée par le chiffre et les objets de consommation. Ils vivent dans un monde où tout vide, tout manque, toute incertitude est immédiatement comblé. Comment dans ces conditions pouvoir faire le vide en soi en délaissant le MP3 ou le GSM pour laisser advenir un raisonnement ? Quels sont les outils dont dispose l’élève du 21ème siècle pour résister à l’horreur du vide qui saisissait déjà les savants avant Pascal ?

De plus, le langage scientifique est sans équivoque. Or, le désir ne peut trouver à se dire que par la subversion de la langue et par l’usage de son équivocité. Les savoirs scientifiques sont donc sans échappatoires : ils ne laissent pas de place au sujet, ils ne lui donnent pas les moyens de bien se dire.

Ainsi, alors que la science pourrait être causation du sujet de par le désir de savoir qu’elle peut faire surgir, elle devient agent de forclusion du sujet de par les objets de consommation qu’elle produit et de par son discours univoque.
Notre société est scientiste et en même temps ignorante des progrès et découvertes scientifiques, apprendre les sciences, n’offre donc ni un discours pour se dire soi, ni un discours permettant de communiquer avec les autres.

Se plonger dans la science peut dès lors revenir à sombrer dans un discours étranger à l’humanité, qui nie le désir car les savoirs scientifiques qui sont enseignés sont sans échappatoires : ils ne laissent pas de place au sujet, ils ne lui donne pas les moyens de bien se dire. C’est aussi un discours étranger aux proches de nos élèves, il ne leur donne donc pas de quoi comprendre, dialoguer, communiquer, s’inscrire dans le monde usant et abusant mais largement ignorant des sciences. Faire des sciences, et de manière plus générale, apprendre et rechercher, c’est aussi se rendre étranger à notre société en tant que cela requiert de laisser tomber ces objets, gadgets et autres bouchons extincteurs du désir dont l’économie de marché incite les adolescents à se doter. Le discours scientifique que je suis chargée de transmettre à mes élèves est aussi un discours qui rend étranger à la société, en tant qu’organisation humaine, parce qu’il ne contient aucune valeurs, aucunes traditions dont l’adolescent pourrait se soutenir pendant la transition qu’il effectue de l’enfance à l’âge adulte. A cet âge, l’adolescent est confronté à la poussée pubertaire dont il doit symptomatiser le réel. Il n’y a plus de rites de passages pour intégrer le monde adulte et bien souvent l’école est le principal lieu voir le seul lieu de socialisation des adolescents. Or, la science ne lui offre que des descriptions anatomiques et la société n’offre à la sexualité qu’un statut d’hyperconsommation qui ne permettent pas à l’adolescent d’accéder à un bien dire sur le sexe. Vers 15 ans, les sempiternels chapitres sur le reproduction humaine attirent bien souvent des soupirs et de l’ennui qui témoignent d’un désir voir de la nécessité d’Autre chose. Le discours scientifique est étranger et rend étranger à cet Autre chose qui permet pourtant de prendre place dans la société humaine.

Vers un usage de l’angoisse en classe.

Enseigner, nous dit Lacan dans le séminaire XI, c’est évoquer le manque et à coup sur susciter l’angoisse. Même si bien souvent les « méthodes pédagogiques » visent surtout à masquer ce manque, les sources d’étrangeté ne manquent pas lorsque les adolescents sont confrontés à une tâche complexe ou à certains enseignements tels que les sciences ou la poésie qui les amènent à côtoyer une zone intime de leur être venant faire résonner le trou dans le savoir fondamental.


L’angoisse comme condition et obstacle aux apprentissages.

Les sources d’étrangeté susceptibles de faire surgir l’angoisse semblent donc multiples dans le cadre d’un enseignement des sciences. J’ai donc cherché les manifestations de cette angoisse qui s’est, dès lors que je cherchais à l’observer dans le cadre de mes cours, avérée difficile à cerner.

Dans le fil qui court au travers de son séminaire sur l’angoisse, Lacan nous montre combien l’angoisse est un phénomène indicible et que, bien souvent, ce que nous pouvons observer comme signe d’ « angoisse » désigne en fait des phénomènes qui en constituent à la fois l’amorce et la défense : une classe plus remuante que d’habitude, un élève travailleur de bonne volonté mais en échec, un élève pris d’un fou rire, un autre agité ou au contraire calme mais « dans la lune ». Autant d’attitudes qui venant parfois indexer l’imminence de l’angoisse et qui en tentant de la déjouer par la fuite dans l’agitation, dans une rêverie ou dans d’inexplicables échecs, bloquent l’élève dans ses apprentissages. C’est l’angoisse sur son versant insupportable et stérile.

Si il est bien difficile de cerner l’angoisse en classe, c’est que l’angoisse est plutôt un temps logique entre jouissance et désir comme le note Jacques-Alain Miller10, moment de bascule de l’une à l’autre.

L’angoisse apparaît donc au premier abord sous son versant de signal tétanisant comme un obstacle aux apprentissages, mais elle se présente aussi en deuxième analyse comme un temps logique indispensable à l’émergence du désir et à un apprentissage où le sujet ferait sien le savoir reçu de l’Autre en le subvertissant par ses inventions.

L’angoisse est au seuil du désir, sous un nouveau versant comme productive, capable de faire émerger du nouveau et il se pourrait bien que ce soient les manifestations connexes que certains appelleraient volontiers « troubles du comportement », visant toujours à l’éviter, qui bloquent certains élèves dans leurs apprentissages

Faire usage de l’angoisse plutôt que vouloir l’éradiquer.

Or, « les médecins posent que, dûment mesurée, l’angoisse comme la souffrance est inutile ». L’angoisse, « selon la Faculté, doit être traitée par l’exactitude croissante de molécules de plus en plus topiques »11.

L’analyse de quelques sources d’étrangeté parmi d’autres:

- Devenir étranger à soi même quand on se découvre habité par la pulsion, par quelque chose dont l’Autre ne peut répondre,
- Devenir étranger à la réalité en découvrant une réalité différente de la réalité sensible et imaginaire dans laquelle le sujet est habitué à vivre,
- Devenir étranger à sa famille, aux siens lorsqu’on les dépasse,
- Devenir étranger à une société qui n’offre pas les moyens de dire et de laisser advenir son désir,

nous montre, pourtant, combien la dimension existentielle de l’angoisse est importante. En effet, dans ces 4 situations c’est quelque chose de la solitude existentielle qui se dévoile, c’est l’absence de l’Autre qui tout à coup devient perceptible.

Actuellement, dans le climat cognitiviste ambiant, le symptôme et l’angoisse sont situés comme un dysfonctionnement, un trouble à résoudre. Or l’angoisse étant la conséquence de toute rencontre avec le réel, il ne peut donc pas y avoir « de sujet digne de son existence, sans angoisse, et ce jusqu'à la fin des temps »12. Autrement dit, l’angoisse ne peut être éliminée, balayée sauf à nous déshumaniser : « le plus fâcheux n’est pas tant l’angoisse que son élision, son évitement »13 .

Autant donc en fabriquer un « bon usage » afin de permettre à chacun de trouver comment jongler avec cela, « un savoir y faire avec l’angoisse ».



Références bibliographiques

Lacadée, Philippe, L’éveil et l’exil- Enseignements psychanalytiques de la plus délicate des transitions : l’adolescence. Editions Cécile Defaut, 2007, page 21.
Lacan, Jacques, Le séminaire Livre XVI- D’un Autre à l’autre. Seuil, 2006, pages 274 et 275.
Miller, Jacques-Alain, Introduction à la lecture du séminaire l’angoisse in La Cause Freudienne n°59. Navarin Editeur, 2005, pages 83 et 84.
Maupassant, Guy, Le Horla. Le livre de poche, 1994, page 37
Maupassant, Guy, Le Horla. Le livre de poche, 1994, page 48
Miller, Jacques-Alain, Introduction à la lecture du séminaire l’angoisse in La Cause Freudienne n°59. Navarin Editeur, 2005, page 77.
Miller, Jacques-Alain, Introduction à la lecture du séminaire l’angoisse in La Cause Freudienne n°59. Navarin Editeur, 2005, page 84.
De Smet, Noelle, Au front des classes. Editions Talus d’approche, 2005, page 29.
Miller, Jacques-Alain, Introduction à la lecture du séminaire l’angoisse in La Cause Freudienne n°59. Navarin Editeur, 2005, page 78.
Miller, Jacques-Alain, Introduction à la lecture du séminaire l’angoisse in La Cause Freudienne n°59. Navarin Editeur, 2005, pages 76.
Leguil, François, Le stade de l’angoisse in La Cause Freudienne n°59. Navarin Editeur, 2005, page 27.
Gorostiza, Leonardo, Les noms de l’angoisse dans le malvivre actuel in La Cause freudienne n°66. Navarin Editeur, 2007, page 29.
Leguil, François, Le stade de l’angoisse in La Cause Freudienne n°59. Navarin Editeur, 2005, page 32.

QUELLE CLASSE MA CLASSE !

LE CAMEO SAINT SEBASTIEN
Le CDDP de Nancy, le Rectorat,
L’IUFM de Lorraine, Université Poincaré
La FCPE
proposent
jeudi 27 mars à 20h30
UNE PROJECTION-DEBAT
d'après le film

QUELLE CLASSE MA CLASSE !
Un documentaire de Philippe Troyon, cinéaste
Et Joseph Rossetto, Principal de Collège à Bobigny

"Pourquoi fait-on le choix d'être enseignant ou chef d'établissement aujourd'hui ? Questionnement essentiel quand on voit l'inadaptation de l'école.
Joseph Rossetto est Principal du Collège Pierre Sémard de Bobigny. Ce questionnement ne lui fait pas peur. Il a imaginé et mis en place, avec des professeurs, une école de l'expérience pour que chaque enfant trouve sa place. Face à la crise de la culture et de l'école, au manque de repères, le projet consiste à se saisir des connaissances des enfants, de leur curiosité, de leur pouvoir de créativité pour donner sens aux apprentissages scolaires.
La création est concue comme un foyer unique capable de mettre les enfants dans un rapport à eux-mêmes et aux autres, grâce à l'expression personnelle au sein de la langue, du corps et des cultures.
C'est dans cette aventure que nous amène ce livre, dans des voyages et des regards, dans la poésie et aussi la dureté du travail quotidien où l'on devine l'impermanence, la fragilité et la beauté de tout ce qui est entrepris. Joseph Rossetto nous parle de rapports humains exigeants qui se construisent dans la culture car ce sont les exigences des expériences créatrices qui font naître des sentiments, des connaissances, des savoirs, des désirs de vie pour accueillir l'altérité et le multiple..."

Cette séance sera suivie d’un débat en présence de Joseph Rossetto

Tarif unique : 5 €

Le dernier poilu

Lazare Ponticelli , dernier poilu survivant de la première guerre mondiale, s'est éteint mercredi 12 mars à l'âge de 110 ans. Un "hommage national" sera rendu lundi matin, 17 mars, au lendemain du cinquième anniversaire du début de la seconde guerre contre l’Irak.

Mon arrière-grand-père, soldat de deuxième au 159ème bataillon d’infanterie de la 24ème compagnie, portant le matricule 14578, est, lui aussi, « mort pour la France », le 8 mai 1916. La seule trace qui reste de lui est son nom gravé sur le monument aux morts de la commune de Saint-Fons, à Lyon.

Ma grand-mère Clotilde fut déclarée « pupille de la nation », ce statut qu’on accorde en France aux orphelins bénéficiant d’une tutelle particulière de l’Etat. Comme 990.000 autres enfants. La République française, patrie des Lumières, prit d’elle un soin si particulier qu’elle se retrouva à treize ans dans l’usine pharmaceutique des frères Poulenc, l’ancêtre du géant Rhône-Poulenc. Ses petits doigts d’enfants avaient été jugés assez habiles pour attraper les comprimés qui défilaient devant elle et les placer dans des boites.

Seules trois générations nous séparent et pourtant aujourd’hui des moralisateurs de tous poils brandissent un doigt vertueux pour dénoncer le travail des enfants dans le monde. Sans jamais parler, ou si peu, de nos grands-mères contraintes de faire la fortune de ces mêmes multinationales, bouffeuses d’enfants, parce que leur père était « mort pour la France ».

Lazare Ponticelli n’a concédé des funérailles nationales qu’à condition qu’elles soient dédiées à tous ses camarades morts au combat. Au nom de mon arrière-grand-père, je l’en remercie. Mais y parlera-t-on des morts de 1914-1918, fusillés par leurs propres généraux, pour s’être opposés à la guerre, l’un en désertant, l’autre en s’auto-mutilant, le troisième en fraternisant avec l’Allemand d’en face ? Y lira-t-on un extrait de ces lettres extraordinaires qu’envoyaient les soldats, ouvriers, paysans, petits artisans ou gratte-papier, à leur famille ? Comme celui-ci, d’une lettre du brancardier Jean Pottecher, qui devrait faire partie des perles de la littérature française : « Si la censure ouvre cette lettre, j’aurai évidemment des ennuis : je viens de faire une chose innocente et pourtant énorme, et qui me laisse comme au sortir d’un rêve : j’ai parlé à Fritz ».

Henri Barbusse, bien qu’officier car universitaire, avait choisi de faire la « grande guerre » dans les tranchées. Il y nota jour après jour les conversations des poilus dont chaque nouvelle boucherie creusait davantage la conscience : « « Quand tous les hommes se seront fait égaux, on sera bien forcé de s’unir. – Et il n’y aura plus, à la face du ciel, des choses épouvantables faites par trente millions d’hommes qui ne les veulent pas ». J’écoute, je suis la logique de ces pauvres gens jetés sur ce champ de douleur, les paroles qui jaillissent de leur meurtrissure et de leur mal, les paroles qui saignent d’eux »[1].

Pourtant, nonante ans plus tard, des enfants de moins de treize ans creusent la terre pour y trouver du coltane, afin que d’autres enfants puissent s’envoyer des sms. Non, les hommes ne se sont pas fait égaux entre eux. Pourtant, pendant que j’écris ces lignes, des hommes, soldats ou non, des femmes et des enfants tombent en Afghanistan, en Irak ou en Palestine. Et les mêmes moralisateurs affirment que nous n’y faisons rien d’autre qu’exporter les valeurs suprêmes de la démocratie et des droits de l’homme.

Lundi, aux funérailles de Lazare, les discours officiels vanteront sans doute la capacité de l’Union à faire régner la paix entre Européens. Comme si les guerres étaient moins meurtrières quand nous les menons loin de nos territoires.
Lundi, je penserai à ces résistants d’avant l’heure, ceux qui n’ont jamais acquis ce titre parce qu’ils sont morts inconnus dans la boue, ces poilus français qui parlaient à Fritz, ces soldats bavarois ou bretons qui mouraient côte à côte en maudissant les riches.
La « grande guerre » fut la première expression barbare de la mondialisation, ce que les socialistes de toutes tendances, réunis à Bâle en 1912, appelaient encore l’impérialisme. L’Irak, l’Afghanistan ou la Palestine en seront-elles les dernières ? Et nous, Européens, qui vivons en paix sur « notre » sol, sommes-nous prêts, malgré les nouvelles formes de censure qui bâillonnent nos cerveaux, à les soutenir dans leur résistance ?

[1] Le Feu, Henri Barbusse, Flammarion, 1965, p. 281

lundi 25 février 2008

Monsieur le Président,

Vous souhaitez « confier la mémoire » d’un enfant juif de France, déporté, et exterminé par les nazis avec la complicité du régime de Vichy à chaque élève de Cm2. 11000 enfants juifs, portés un par un par 11000 enfants d’aujourd’hui.
Serge Klarsfeld a établi la liste des premiers, leur restituant un nom, parfois un visage. Leur nomination autorise le souvenir.
Pourquoi charger les seconds de la perpétuation de leur souvenir ?
Pourquoi les charger de ce qui nous revient à tous. Une façon de leur faire porter l’a-venir et ses possibles en nous en dédouanant ?

Aujourd’hui des enfants de parents étrangers, immigrés, clandestins sont expulsés de France, et dans l’école, dans la classe qu’ils fréquentaient jusque là, des enfants de tous âges, des adolescents, d’un jour à l’autre font avec le vide de leur absence : une chaise vide là où un copain avec un visage, un regard, une voix était présent. Ils sont « chargés » de cela parce qu’ils vivent aujourd’hui en France et ils se « débrouillent » pour continuer à exister et à donner existence à ceux qu’ils ont connus, dans leurs questions, dans leurs souvenirs et parfois dans leur douleur. Ils se débrouillent …..mais pas seuls…avec leurs parents, leurs profs qui tentent jour après jour de leur expliquer l’inexplicable, d’essayer de les faire consentir à l’inacceptable Et cela sans cellule d’écoute appelée en général pour faire taire ce qui effracte.

Peut-être que les enfants d’aujourd’hui ont déjà beaucoup à faire pour traiter, chacun, l’immonde du présent. La langue y charrie aussi à notre insu la Shoah et le fait que venus au monde après, nous en sommes les « témoins forcés », nous en faisons quelque chose…à nous de savoir quoi.

Stop à la surenchère sur les enfants.

Le 15 février 2008 Marie-Odile Caurel

Merci Madame Laure Véziant

On nous parle de quota d’immigrés expulsés ou à expulser, vous, par votre écriture donnez existence à Gevorg, fils de Karin et Armen, arrivé en CP avec vous et 22 autres enfants.
Vous lui donnez existence par ce qui reste de lui : ses yeux, son sourire, son bâton de colle et sa chaise vide aujourd’hui au moment de l’appel et dans le quotidien de la classe, et ces 22 enfants qui font avec le trou de son absence.

C’est dans une page d’écriture que vous vous adressez à nous et c’est votre façon d’inscrire avec nous, Gevorg et votre métier, pris dans les injonctions contemporaines.
Votre acte m’évoque une phrase de Michaux « la première concession c’est de respirer le reste suit », reprise par Pierre Legendre dans « les enfants du texte » qui ajoute : en tout temps il y a l’étouffoir et la difficulté d’accepter d’être libre, ici la liberté s’entend comme ce qui autorise à se mettre à distance des représentations du Pouvoir. Tenir sa place, une place marquée.

Plus loin il nomme l’enjeu de votre travail au quotidien : « à l’enfant au travail d’alphabétisation qui écrit un mot au tableau, le maître fait entendre ce qu’est la trace, le signe, la marque : est-ce que tu as écrit ta voix ? L’enfant saisit que ce qui se détache, la trace écrite, la marque….lui ouvre le monde de l’écart et l’engage comme sujet dans l’univers symbolique »
Et encore… « la scène d’apprentissage de l’écriture où l’enfant apprend à se séparer de sa parole par la trace inscrite lui enseigne aussi que cette séparation comporte un effet en retour, l’inscription, limite de soi, symbole d’un ordre de la limite…sur quoi fonder une communication , enrichie d’un travail indéfini de sens, avec le monde ».

A ceux dont vous connaissez le visage, les yeux, le sourire, des morceaux de leur histoire vous apprenez à écrire et lire. Venus sans papiers réglementaires et expulsés pour cela ils partent avec ce reste de votre travail.

Il importe chaque fois que possible que chaque expulsé soit nommé par son nom, c’est l’extraire de l’anonymat du quota, opération qui dévisage. Vous rendez visible les trous dans la trame du vivre ensemble et vous nous nous convoquer témoins : « à ne pas faire comme si de rien n’était, comme si le rien, le manque, le trou ou l’horreur qui est un autre nom de ce vide-, comme si, donc, tout cela n’était pas, n’avait pas eu lieu » (Gérard Wajcman l’objet du siècle).

Marie-Odile Caurel

Cri de colère et de détresse, cri de révolte !

- Laure Véziant professeur des écoles à Montélimar -
Je suis la maîtresse de Gevorg, le fils de Karin et Armen, qui est arrivé en CP dans ma classe l'an dernier. Je suis la maîtresse de Gevorg qui a disparu de ma classe vendredi 16 novembre en laissant toutes ses affaires, même ce gros bâton de colle dont il est si fier.Je suis la maîtresse de Gevorg et d'autres encore dans la même situation, qui voient sa chaise vide tous les jours et qui savent que leur tour peut arriver. Je suis la maîtresse de 22 enfants de 6 ans qui apprennent qu'en France un enfant peut être obligé de s'enfuir de nuit avec sa famille parce qu'il n'est pas français.Je suis une maîtresse qui doit enseigner à 22 enfants, qu'on est tous égaux, avec les mêmes droits et les mêmes devoirs, que les lois sont faites pour nous protéger, que c'est ce qu'on appelle les droits de l'homme dont on est si fier en France.Je suis une maîtresse qui doit arriver à faire comprendre à 22 enfants que l'on doit résoudre les problèmes en s'expliquant, et que lorsqu'on est dans son droit on sera écouté et protégé… « parce que c'est ça la justice, hein maîtresse ? » Je suis la maîtresse d'autres enfants sans papiers qui me regardent faire l'appel sans Gevorg et qui continuent à apprendre à lire dans la langue d'un pays qui ne veut pas d'eux.Je suis une maîtresse parmi tant d'autres qui devraient tous les jours essayer d'expliquer l'inexplicable, accepter l'inacceptable, et ravaler cette rage et ce dégoût d'être la fonctionnaire d'un Etat qui mène une chasse à l'homme abjecte et dégradante. Aujourd'hui je voudrais vous faire comprendre à quel point mes collègues et moi-même sommes choqués par ces drames humains, par cette politique de chiffres, de pourcentages et de quotas appliquée à des personnes, des hommes, des femmes et des enfants. Je voudrais vous faire comprendre à quel point cette souffrance engendrée par cette politique, devient ingérable, insupportable pour nous, comme pour les enfants et les familles concernées. Je voudrais vous dire à quel point nous avons mal devant ces bureaux vides, ces cahiers abandonnés et ces stylos que personne ne vient réclamer. Je voudrais vous dire à quel point j'ai peur d'arriver en classe et d'avoir perdu Gevorg ou Alexandre ou un autre encore, parce que, non, ce ne sont pas des numéros ou des quotas, mais parce que je les connais, je connais leurs sourires, je connais leurs yeux. Nous n'en pouvons plus de nous taire et de voir des familles en danger rejetées en toute connaissance de cause ! Nous n'en pouvons plus de nous demander en permanence ce qui va leur arriver là bas !Nous ne voulons plus être complices de non assistance à personne en danger. Je voudrais vous faire partager cette réflexion de William Faulkner : « Le suprême degré de la sagesse est d'avoir des rêves suffisamment grands pour ne pas les perdre de vue pendant qu'on les poursuit. » Alors merci à tous d'être là et de partager le rêve de Karin, Armen, Alexandre Gevorg et Grigory leurs enfants : Vivre sereinement auprès de nous, venir chaque matin à l'école, et que ce rêve, avec eux et avec tous ceux qu'on veut chasser hors de notre pays, on ne le perde pas de vue.