mardi 18 mars 2008

« LANGUE EN DEVENIR et L'ENTRE-DIRE »

Françoise Labridy,
29 février 2008
Cécile CANUT (Une langue sans qualité, Lambert-Lucas, Limoges, 150 p., 2007) nous offre un essai décapant sur la prolifération dans le champ social d'une conception univoque de la langue qui l'assimile à une identité d'individu, de peuple, de culture, de nation, voire de race. Cette conception contamine la majorité des discours, elle devient le fer de lance d'instances politiques, socio-économiques et scientifiques l'imposant dans leurs dispositifs et leurs directives, sans opposition majeure. Ce qui fut le cas dans le rapport de la Commission « Prévention » du Groupe d'études parlementaire sur la sécurité intérieure de l'Assemblée Nationale qui préconisait la surveillance des pratiques linguistiques des enfants au sein des familles étrangères, pour lesquelles la non-maîtrise de langue française apparaissait comme une cause potentielle de délinquance. C'est aussi un essai enthousiasmant parce que Cécile Canut forge des formules sur la vivance de la langue et de la parole.

Cette orientation réductrice qui affirme que langue, groupe, et nationalité ne font qu'un pervertit le rapport à la langue en lui faisant porter une fausse détermination. Au contraire de l'unicité de la langue qui devient ségrégative en s'appuyant sur un fantasme de clôture, de fermeture de frontières, le plurilinguisme témoigne de la « fluctualité » incessante du partage des langues entre elles. Deux perspectives traversent les phénomènes langagiers, l'une qui s'appuie sur la fascination d'une possible unité, la recherche du même, la codification et la planification linguistique en imposant une pratique dominante à des pratiques dominées, comme ce fut le cas pour la langue française au XIXe s., de l'autre une perspective qui met en avant la fluctuation incessante de la langue par l'expérience plurielle du rapport des individus au langage à travers les échanges de paroles de leurs situations de vie.

Cécile Canut rencontre ici l'orientation de l'enseignement de Lacan : « la langue est vivante pour autant qu'on la créé », bien qu'elle ne s'y réfère pas, trouvant ses appuis théoriques plutôt chez Foucault, Deleuze et Guattari, Blanchot, Arendt, Agamben.... Elle se réfère à une démarche généalogique d'interrogation des discours de la doxa, lui permettant de remettre en cause l'évidence du lien entre langue, identité, communauté, culture, et une démarche archéologique, s'appuyant sur « l'épaisseur des perceptions des locuteurs vis à vis de leurs paroles ». Elle ne cherche pas à bâtir une théorie de la science du langage, mais de « tracer quelques uns des rapport du sujet à la langue ». Il s'agit en confrontant en permanence les tendances qui prétendent filtrer, hiérarchiser, ordonner la langue, aux savoirs locaux particularisés qui l'inventent sans cesse en l'explorant dans leur relation à autrui, de ne pas occulter « le mouvement fondateur du langage en devenir ».

RENVERSEMENT EPISTEMOLOGIQUE
La première partie intitulée INFINI DU LANGAGE, est composée de 4 sous-parties à partir desquelles elle fonde le renversement épistémologique qu'elle produit : « c'est en partant du sujet parlant en tant qu'il se constitue dans et par un ensemble de voix et de discours » qu'on peut comprendre la place du langage et non pas l'inverse en partant d'une définition a prioriste. Elle montre que l'expérience plurielle du langage est exclue de la linguistique et de la sociolinguistique d'où l'importance, sans nier l'homogénéisation inhérente à toute mise en discours, (d'autant plus, pourrait-on dire), de redonner place à l'hétérogénéité vivante qui est niée par des conceptions essentialistes. Ce renversement épistémologique suppose de sortir d'une seule visée techniciste et culturaliste du langage. Par la parole chaque sujet questionne la distance au même et à l'altérité, cela conduit à des identifications, à des retraits, à des découpages qui indiquent que le locuteur n'est jamais ni dans l'autre, ni dans le même, mais dans une confrontation à l'impossible et à l'ambivalence que la parole recèle.

Lorsqu'un fantasme du Un de la langue vient se fixer en une langue-système, est oublié que l'usage des locuteurs fait varier les frontières. Ce processus aboutit à la consécration de « l'une langue nationale » comme ce qui se passa particulièrement en Europe et fut repris ensuite ailleurs comme facteur d'homogénéisation. La grammatisation a participé à cette normativité en occultant la complexité. Se créent des mots d'ordre impossible à questionner : pureté, origine de la langue, langue naturelle, « le français est menacé par l'anglais », « les gens ne savent plus parler français »,
qui alimentent le fantasme d'une langue objet essentialisé. La notion de métissage, chère aux écrivains antillais repose sur un malentendu. Il est la conséquence de l'imposition de ce modèle de « l'une-langue » préalable à partir de laquelle le métissage apparaîtrait, alors qu'il faudrait y voir une fluctuation de multiples agencements à l'intérieur de ce qui se donne comme fiction « d'une-langue ». Ce qui permet de construire les oppositions entre langue naturelle ou ethniques et des patois, dialectes... L'Europe concourt à la réification de certaines langues par exemple le Pomak qui surprennent les intéressés eux-mêmes, des incidences politiques en découlent en Bulgarie. C'est ainsi qu'au nom de la défense des langues en danger, on planifie la nouvelle langue ROM. En Afrique également, on essaye de limiter le foisonnement langagier en formes homogènes sans s'interroger sur l'importance du plurilinguisme et les multiples déterminations historiques, politiques et sociales qui permettraient de comprendre la situation contemporaine. Perdurent ainsi les théories raciologiques et évolutionnistes du XIXe siècle, qui font des Africains des peuples sans histoires, sans états, voire sans langue. Au contraire la diversité des situations sociales de l'Afrique a produit une pluralité de langues, signalant par là-même que c'est la notion même de langue qui est problématique.

Le renversement épistémologique posé par Cécile Canut conduit à poser que c'est à partir d'une hétérogénéité constitutive de langage que l'homogénéisation opère comme effet d'une sélection. La relation de l'homme au langage ne peut se poser que dans cette tension.

CONVERSATIONS CROISEES
Il y a une pluralité langagière permanente entre toutes les formes de langue participant des expériences quotidiennes de la parole qui détermine un rapport singulier à la langue. Ca va et ça vient, interactions mouvantes, les réduire à des marques identitaires ou à des catégories statiques suppose une conception de l'homme complet dont la langue hériterait.

Les pratiques langagières de l'Afrique ont beaucoup à nous apprendre parce qu'elles n'ont pas été conditionnées comme les langues européennes par des siècles de politique linguistique. Les rencontres de langues différentes ne fixent, ni ne délimitent un rapport déterminé, l'exploration de la parole d'autrui se fait en appréciant l'étrangeté du prochain, étranger toujours séparé. Cela pousse les voyageurs à apprendre la langue du lieu où ils se trouvent. Ils font place dans leur parole à l'altérité qu'ils rencontrent, ils entrent dans la différence de la parole de l'autre, sans vouloir la posséder. Entrer dans la langue est un lien qui permet la relation à l'autre dans sa différence. Il n'y a pas séparation du même et de l'autre chez les Manding du Mali, mais une « conjonction du pareil et du pas la même chose. » p. 25 En Afrique les déplacements exposent à d'autres formes du langage, à chacun de pénétrer dans « l'entre du langage en ouvrant sa parole au dehors », à la réactualiser en l'enchevêtrant à d'autres, « dans une parole en devenir ne se satisfaisant pas de sa finitude, livrée dans l'hétérogénéité qui lui est propre. » p. 26

« Faire l'extérieur, faire l'aventure », quitter son village, sa région, « apprendre la vie par le truchement de l'altérité » comme au Mali, oblige à rencontrer autrui depuis son étrangeté même, depuis sa parole. Le mouvement des corps qui accompagne le trajet, voyage ou exil, passe par l'accueil de la parole du dehors, il pousse à sortir de soi, à s'arracher à la certitude du lieu de départ, lieu sans cesse à porter et transporter ailleurs. C'est l'exemple du nomade, du migrant perpétuel, ils se tiennent hors de « l'hommage à la nation », ils rendent compte de l'existence d'une parole toujours poussée au dehors. Elle existe au-delà de toute « territorialisation », de tout repli sur le même « s 'exerçant dans la dispersion et dans l'hospitalité », ainsi en va-t-il aussi de la langue ROM, langue plurielle, portant trace de l'ensemble des langues traversées, alors que l'on voudrait la réduire à une figure identitaire tout en sédentarisant les sujets. Un jeu de dispersion et d'interprétation incessant consacre « la parole comme passage par l'infini des voix ». « Le profond plaisir de la conversation caractérise cette partie infinie qui engage le travail inlassable de la puissante énigme du langage. » p.28

ALLER ET VENIR ENTRE LES LANGUES ET FAIRE AVEC
La parole plurielle ne résulte pas d'une accumulation de langues mais surgit de la spontanéité de l'expérience du langage ou foisonnent d'autres langues, d'autres paroles. Les politiques nationales de langues n'ont jamais étouffées la plasticité intrinsèque et les emprunts multiples par lesquelles elles se constituent. La dénomination des langues, comme celle des groupes, associée aux vertus qui les essentialisent, produisent des cohésions imaginaires ou chacun cherche le même que soi, pour se différencier de l'autre, de l'étranger. Le Français qui parle français habite en France : « à l'homogénéité de la langue répond celle du peuple qui la parle. » Ce qui est oublié c'est l'ensemble des mouvements traversant la langue et la rendant vivante. La polyphonie « devrait être la règle, elle devient l'exception, exit l'argot, le verlan, le patois, le dialecte... Au Mali, la langue de l'autre n'est jamais établie, la parole varie en fonction de l'interaction et de celui auquel on s'adresse. Toute dénomination venant de l'extérieur peut être rejetée par le locuteur, si elle ne correspond pas à son expérience de vie. Les tensions qui figent langues et peuples sont plus sensibles en milieu urbain. « Etre Malien, c'est être plurilingue, l'identité d'une langue n'est pas close » p. 32. Les langues se recomposent sans cesse, au-delà de ce qu'on voulu imposer les discours coloniaux. Le parler des jeunes de la rue d'Abidjan (enchevêtrement de plusieurs langues ivoiriennes et de variations de l'anglais) ne cherche pas à se démarquer, ils disent l'hétérogénéité constitutive des langues et la non-uniformité d'une langue à elle-même. Ce sont les chercheurs européens qui voudraient la circonscrire en la dénommant, en la mettant dans une case (français populaire abidjanais), l'inscrire dans une hiérarchisation alors que les locuteurs ne cherchent aucune démarcation a prioriste, mais inscrivent dans leurs paroles les situations diverses de leur existence.

L'exemple des Balkans apporte un nouvel exemple, dans lequel les constructions nationales fixent des frontières linguistiques. De même la nouvelle dénomination européenne ROM fait disparaître : Tziganes, gitans, manouches, bohémiens ou au contraire appelle à les revendiquer. La nouvelle formation discursive européenne ne transforme pas les pratiques réelles d'ostracisme politique, social et économique qui continuent d'exister. Il n'y a donc pas de « nomination véridique » mais des tentatives infinies de substantialisation à partir d'une appropriation/désappropriation que permet la circulation entre langues. La langue n'appartient à personne parce que le langage n'est que circulation.

ACCUEILLIR L'INCONNU ET L'ETRANGER DANS ET PAR LA PAROLE

La parole qui accueille l'inconnu ouvre à une dépossession qui ne préjuge d'aucune transparence ou s'établirait l'égalité dans la communication. S'y joue « l'imprécision des frontières, la non-fixité des groupes sociaux et la fluctuation des places sociales. S'en remettre à l'inconnu de sa propre parole comme à celle de l'autre fait entrer dans l'étrangeté d'une parole nouvelle, assurant un déplacement vers l'extérieur. ». L'exercice de la parole est un paradoxe : « portant à la promesse du rapprochement, il s'éprouve dans la mise à distance de l'autre. » La parole véhicule à la fois l'ombre et la lumière pour chacun, le plaisir et la menace, ambivalence de toute relation humaine « ce qui fait de la parole un intervalle essentiel et un vecteur d'inquiétude. » p.38

Au Mali les « vieux » oeuvrent au dépassement du langage, ils soutiennent l'ambiguïté essentielle de la parole par le détour des proverbes, des métaphores, d'énigmes, d'euphémismes, d'allusions et ils portent le langage « vers son lieu de questionnement, là où le sens n'est jamais donné totalement dans la parole, qu'il n'est qu'à construire dans un jeu entre les signes. » La langue en s'ouvrant à l'autre échappe en permanence. « Parler depuis l'autre et par l'autre, en utilisant ses mots et sa langue », en exposant sa propre langue à l'altération par l'altérité, rappelle le caractère proprement étranger de la langue en tant qu'elle est dépossession.

Les adolescents pour se rapprocher de leurs pairs adoptent ce qu'ils perçoivent comme signes distinctifs : vêtements, postures, formes verbales... momentanées et variables. « Convergence à la divergence », être ensemble sur ce qui nous singularise. » p. 40 Cela aboutit à des créations langagières puisque la répétition n'est jamais du même. Ainsi les jeunes français parlant des langues différentes utilisent des énoncés, des débits de paroles, des intonations, des tournures syntaxiques, toujours imprévisibles et changeants. Cette élaboration au coeur de la relation n'est ni un reflet ni une reproduction du social. La parole en devenir, renvoit à l'étranger comme jeu sur la limite dont le risque et la dépossession de soi par une trop grande identification, lorsqu'on ne peut plus se tenir sur « l'entre de la parole » et que l'on risque la disparition. « Ni objet, ni sujet, ni substance, ni essence, le langage se place entre les êtres eux-mêmes perçus comme passeurs de langues. » p. 41

C'est au Mali que les pères passent cette parole vraie de la filiation aux ancêtres par le langage de l'énigme toujours à reconstruire. Ce qui se donne dans cette transmission c'est la dépossession de la langue, son inachèvement, son altérité : « c'est la personne qui meurt, le nom ne meurt pas. » (proverbe malinké) p. 42 La langue originelle est introuvable. Le lieu du père par la langue est la première rencontre avec l'étranger qui met chaque homme « au bord de ce qui le limite » comme perte nécessaire.

La deuxième partie du livre : LA LANGUE UNE divisée en 4 sous-chapitres présente une certaine partie des mots d'ordre qui ont contribué à consacrer quelques figures du un : la langue origine, la langue pure, la langue de la race, la langue civilisée. Même si le plurilinguisme est intérieur à la pratique langagière, et que parler c'est faire l'expérience fondatrice du déplacement entre les paroles, des discours essentialistes masquent cette structuration fondamentale et tendent à s'imposer comme seuls modèles. Les conceptions monolithiques du langage s'établissent en discours fondamentaux établissant leur pouvoir à travers des langues fétiches, devenues l'équivalent d'une identité, d'une culture, d'une religion, source de revalorisation de soi et de gestions de nouvelles minorités construites.

La troisième partie du livre : LA LANGUE CORPS présente, là aussi dans quatre sous-rubriques, les fictions qui permettent de fixer une unité : langue maternelle dont elle présente les différentes acceptions, les différentes évolutions sémantiques historiques et les confusions qu'elles instaurent, en créant des langues identitaires. C'est dans le monde occidental que la mise en frontière des langues s'est instituée à travers des discours scientifiques, prenant le pas sur la prolifération de la parole. D'un côté la pratique quotidienne atteste la pluralité fondée sur la dynamique imprévisible de l'acte de parler, non réductible à une langue, de l'autre des élites favorisent une « patrimonialisation » de la culture et des langues, comme appui nouveau de la compétition capitaliste mondiale.. La langue devient objet d'imposition à l'autre, cette fixation en entité homogène entraîne des conséquences politiques préoccupantes, dit-elle, car elle promeut une fausse vision cosmopolite de cohabitation sans interpénétration. La dimension de l'oralité que l'on avait fixé sur les peuples sans écritures masque la perte de la langue plurielle qui « échappe, change et se transforme », laissant la place à un modèle de langue maternelle mythique et substantielle porteuse d'une vision du monde. Le langage « d'impossible dehors » pour tout sujet devient corps de la mère, puis de la patrie, d'où l'idée de faire disparaître la multiplicité de langues des migrants dans la langue française d'accueil. Une cohésion nationale est supposée s'installer par l'homogénéisation linguistique du territoire et par le fantasme du retour au même d'une dite « langue maternelle ». L'école en étant le lieu de passage. Certains linguistes vantent l'acquisition de la langue maternelle avant d'apprendre une autre langue. Il y a une volonté de la Communauté européenne de faire disparaître dans les langues maternelles identitaires d'accueil, la plurilinguisme des migrants. Elle s'appuie sur Hannah Arendt pour s'opposer à cette conception idéologique de la langue : « Il vaut mieux ne jamais se sentir vraiment chez soi nulle part, ne faire confiance à aucun peuple, car il peut en un instant se transformer en masse et en instrument aveugle de mort » (Lettres à Karl Jaspers). En effet celle-ci pense la langue comme le lieu du dépassement de toute communauté, le lieu de la liberté et elle replace le terme de langue maternelle dans un cadre politique. « Ecrire en allemand, c'est prouver que la langue n'est ni allemande, ni maternelle, ni référée à la nation, à la race ou à la religion ; la langue est sans patrie, sans attache, sans ancrage. » La langue est toujours autre à venir, n'existant que dans la dépossession incessante par laquelle elle se constitue.

La nouvelle expression « langue identitaire » cristallise ce mixte langue maternelle/langue nationale et favorise la nomination explicite des eux par rapport au nous.. Réduire la multiplicité des agencements possibles de paroles à une appartenance annihile la nécessité intrinsèque de construire pour chacun l'écart du rapport au même pour maintenir sa singularité. On fixe ainsi des individus à préserver des héritages, omettant qu'il ne peut y avoir de sujet que par construction libre de la langue à travers une parole qui s'échange.

Quelles leçons tirer de cet usage toujours politique de la langue ? « Je n'ai qu'une seule langue, ce n'est pas la mienne. » Derrida

L'importance politique du langage, c'est qu'il permet la subjectivation grâce à l'échange de paroles entre humains, dans l'interaction à autrui. Fixer arbitrairement une forme de langue, c'est empêcher la subjectivation, ou contribuer à désubjectiver. C'est ainsi que les problèmes d'immigration sont souvent montrés en termes d'origines, de cultures....de maîtrise de la langue française, en méconnaissant les dimensions sociales. C'est la confusion dont témoigne le Rapport préliminaire Bénisti de la Commission « Prévention » du Groupe d'étude parlementaire sur la sécurité intérieure de 2004, « entre langue et comportement puisqu'il fait porter à la langue des parents (« le parler patois du pays ») la responsabilité de la délinquance juvénile. » p.126. Le français devient un modèle univoque présenté comme le seul porteur de civilisation et d'éducation alors qu'il est un outil d'imposition de valeurs morales et d'orientation de la pensée.

Il est arbitraire de définir une langue, c'est pourtant ce qui se produit par recherche d'une illusion de « faire un » et de se reconnaître dans une appartenance. Les mises en frontières pour chacun sont multiples et variables pour chaque humain, elles augmenteront du fait des déplacements grandissants et produiront toujours des discontinuités de langage. « Les sujets sont des grains dansant dans la poussière du visible et des places mobiles dans un murmure anonyme. Le sujet est toujours une dérivée. Il naît et il s'évanouit dans l'épaisseur de ce qu'on dit, de ce qu'on voit» Deleuze, p. 137. Ni objet, ni sujet, les sciences humaines ont substantialisé le langage, dans un lieu idéal : la langue. L'impuissance à intégrer l'altérité de l'autre, dans la parole, à l'aune de la sienne, empêche d'accéder à la séparation et entraîne une recherche incessante de la coïncidence à soi-même.

C'est avec Maurice Blanchot qu'elle conclue : Comment trouver à fonder une parole sur la dissymétrie et l'irréversibilité pour « qu'entre deux paroles, un rapport d'infinité soit toujours impliqué comme le mouvement de la signification même. » ? Comment trouver cette relation qui porte « à travers la parole, l'impossibilité et l'étrangeté mêmes du rapport. » ? Comment « sortir de la fascination de l'unité, faisant advenir la promesse indéfinie d'une parole hors de tout rapport commun ? » C'est une exigence politique de reprendre, jamais de la même façon « ce qui se joue dans l'ombre entre soi et un autre, à travers une parole qui l'affirme, mais ne l'abolit ni le diminue que quelque chose du réel du langage peut advenir. » p. 142 L'accueil de l'étranger et de l'inopportun sont au principe de l'advenue de ce réel.

De l’émergence de l’étrangeté vers un usage de l’angoisse en classe de sciences.

Hélène Rivir
Introduction
J’enseigne la chimie, en Belgique, dans un lycée sans difficultés majeures. C’est un lycée « Sarkozien » où les élèves vouvoient les professeurs et se lèvent quand le professeur entre en classe. Pourtant, au delà de ces apparences le malaise est perceptible aussi bien du « côté » des élèves que du « côté » des enseignants.
En ce qui concerne ma discipline, la chimie, et de manière plus large, les sciences, j’ai observé qu’il survient de nombreux échecs vers l’âge de 14 ou 15 ans en seconde chez des élèves pour qui tout se passait bien jusque là. À cet âge, les psychologues du développement nous disent pourtant que l’adolescent acquiert une faculté intellectuelle nouvelle : la pensée abstraite. Or, beaucoup d’élèves n’y arrivent pas que ce soit en seconde, en première ou en terminale. Ils sont surtout extrêmement déroutés lorsqu’ils sont confrontés à des tâches dites complexes, c’est à dire des tâches nécessitant l’articulation d’un raisonnement inédit constitué de nombreuses étapes. Ces élèves se cantonnent à la « mémorisation mimétique » de leur enfance. Ils se retrouvent inéluctablement en échec et si bon nombre d’entre eux finiront malgré tout leurs études secondaires générales ce sera, bien souvent au prix d’une « descente » dans des options dites « maths faibles », « sciences faibles » -options histoire, géographie, sport qui sont bien pour la plupart devenues les classes « poubelles » des écoles- et c’est estampillés « faibles » qu’ils entreront dans l’enseignement supérieur avec des compétences largement inférieures aux compétences requises.

Alors pourquoi un tel blocage ?

Je me suis proposée de tenter de donner des éléments de réponse à cette question en la déclinant autour du thème de l’étrangeté.

Les sciences, sources d’étrangeté.

En situation d’échec ce sont bien souvent les disciplines scientifiques que les élèves délaissent et celles-ci se voient bien souvent à torts qualifiées de plus ardues que les autres. Au cœur du rejet que les sciences peuvent susciter, on peut retrouver 4 sources d’étrangeté.

Devenir étranger à soi-même

Le problème des tâches complexes impliquant de nombreuses étapes dans le raisonnement est qu’elles viennent à révéler combien la pensée est difficile à maîtriser : l’amorcer, en suivre le fil, l’articuler sont autant de difficultés auxquelles se heurtent l’élève de 4ème année. Il se rend alors compte qu’il n’est pas totalement maître de lui-même : il se découvre pensé par quelque chose là où il croyait être l’auteur et le maître de ses pensées. Ébauche, donc, entraperçue au détour d‘un exercice de sciences, d’une division où l’adolescent se voit agité, perturbé dans ses pensées par quelque chose qu’il ne peut nommer. Or, nous dit Philippe Lacadée cet innommable, « cet éprouvé dans le corps ou la pensée, ouvert à tous les sens, c’est précisément ce que Lacan à nommé Jouissance »1 Autrement dit, c’est à la revendication pulsionnelle et à l’irruption de la jouissance dont l’angoisse vient donner le signal qu’il se voit confronté.

Peut –être était-ce à cause de cette insupportable agitation silencieuse que Valentin, un élève de seconde agité, ne pouvant se concentrer, témoignait lorsqu’il disait ne pouvoir rester calme sans bruit dans une classe elle-même silencieuse ?

Lacan, dans son séminaire d’un Autre à l’autre2 fait de la vérité un « « ça ne veut rien dire » qui commande un « ça veut dire de remplacement » ». Il nous dit ainsi que le « « je sais que je pense » est le trop d’accent mis sur le je pour oublier le « je ne sais pas » qui est sa réelle origine ». Autrement dit, la pensée est cette censure censée nous faire oublier ce « je ne sais pas ». Elle est même une « censée pensure » nous dit Lacan. Or, ce que rencontrent, mes élèves lorsqu’ils effectuent des exercices plus compliqués, c’est une pensée qui ne vient pas : ils ne savent pas « par où commencer », ils n’ont « pas d’idée » ; une pensée qui s’embrouille : ils ne savent plus « où ils en sont » ; une pensée qui échappe : ils ne savent pas se concentrer. Dans, un problème pour lequel, il n’existe pas de réponse immédiate, ils rencontrent une pensée difficilement maîtrisable et qui, de ce fait, laisse entrapercevoir un angoissant « je ne sais pas »
Les tâches complexes viendraient donc mettre en exergue ces moments où le travail de censure de la pensée est mis en défaut et laisse entrapercevoir quelque chose de cet impossible à dire, de ce rien cause d’angoisse dont justement la pensée se fait le voile.

De plus, de part le fait qu’il n’est pas possible de répondre à ces exercices par une réponse immédiate qu’il suffirait de « savoir », ceux-ci viennent aussi dévoiler ce lieu où il n’y a plus de discours dans l’Autre pour soutenir l’élève et où c’est à lui d’inventer une articulation signifiante pour faire surgir une réponse au problème posé.

Maxime, un autre élève de seconde, me disait sa déception à la fin d’un cours « je travaillais à l’école dans l’idée de pouvoir, dans le futur, aider mes enfants à faire leurs devoirs, pouvoir tout leur apprendre ». Il sait désormais que ce tout est un impossible.

Les problèmes complexes nécessitant la mise en œuvre d’un raisonnement composé de multiples étapes viennent donc dévoiler le trou dans le symbolique et laisser l’adolescent seul avec lui-même. Un lui-même, dont il se rend désormais compte qu’il lui échappe. L’élève devient étranger à lui-même, habité par une pensée qui le pense plus qu’il ne la pense et qu’il ne peut parfois plus arrêter.

Devenir étranger à la réalité


Faire des sciences, c’est se confronter à un autre réel que celui évoqué par Lacan. Un réel sur lequel on peut venir écrire des formules et que l’on peut rendre prédictible à l’aide de toutes une séries de lois. À l’âge même où les adolescents sont confrontés à un réel pulsionnel que rien ne peut venir nommer, la science pourrait donc constituer un refuge où le réel peut encore être dompté par le signifiant. Pourtant, il est rare de voir les élèves s’y réfugier.

Peut-être parce que faire des sciences, c’est entrer dans un monde où la réalité n’est plus la réalité qui « va de soi » Parce que faire des sciences c’est se confronter à une nouvelle réalité bien différente de celle qui est directement perçue et avec laquelle nous entretenons un rapport imaginaire. En effet, Jacques-Alain Miller nous rappelle combien la réalité est modelée sur base de notre image spéculaire : « …cette image est toujours apparue à Lacan comme au principe de la formation du moi, mais aussi bien au principe de ce que nous appellerons, ici la réalité objective, modelée, informée par cette image spéculaire »3. Réalité objectale puisque fondée sur une image spéculaire qui est le prototype des objets qui la constituent.

Nous sommes en prise directe sur cette réalité objectale grâce à nos sens. C’est donc une réalité sensible, tangible. En sciences et plus particulièrement en physique et en chimie, nous mettons cette réalité en défaut. Lorsque je présente à mes élèves la matière comme constituée d’atomes mais essentiellement de vide, la perception que nous avons des propriétés de cette matière n’étant que la résultante de quelques forces, je leur présente une réalité conceptualisée mais différente de la réalité qu’ils peuvent percevoir de manière directe et avec laquelle ils entretiennent un rapport d’identification. Ce que mes élèves découvrent c’est que la réalité dans laquelle ils sont plongés n’est pas toute : il existe une part étrangère de cette réalité à laquelle nos sens n’ont pas accès.

C’est de cette expérience et de l’angoisse qu’elle suscite que Maupassant témoigne abondamment dans le Horla : « Comme il est profond ce mystère de l’Invisible ! Nous ne pouvons le sonder avec nos sens misérables, avec nos yeux qui ne savent apercevoir ni le trop petit ni le trop grand, ni le trop près, ni le trop loin, ni les habitants d’une étoile, ni les habitants d’une goutte d’eau…avec nos oreilles qui nous trompent, car elles nous transmettent les vibrations de l’air en notes sonores »4.

Les sciences abstraites parlent de l’invisible d’un monde que l’on ne peut se représenter que par des modèles potentiellement faux, elles présentent un versant angoissant de la réalité, que Maupassant décrit comme « ce monde où l’on n’est sur de rien, puisque la lumière est une illusion, puisque le bruit est une illusion »5. C’est une réalité angoissante parce que entachée d’un invisible qui ne peut être traité que par le signifiant (mathématiques) dont Jacques-Alain Miller nous rappelle le caractère douteux : « le signifiant n’est que possibilité de tromperie symbolique »6 .

« Le principe du monde visible, c’est le spéculaire » nous dit Jacques-Alain Miller, « la perturbation tient essentiellement à ceci que se manifeste, apparaît du non spécularisable »7. Ce non spécularisable, c’est l’objet a dont l’intrusion est « posée comme anxiogène »7.

La science est plus particulièrement les sciences abstraites obligent les adolescents à se confronter à une part de réel- celui de la science- située hors du champ spéculaire. C’est tout leur support imaginaire qui est ébranlé et qui leur laisse entrevoir un réel radicalement étranger à la réalité objectale dans laquelle ils vivent.

Se trouver ainsi décollé de la réalité, observateur d’une réalité toujours envisagée comme inconnue et étrangère voir même, comme dans le cas de Leila décollé de son existence, c’est se savoir exister, devenir conscient de soi-même et se trouver dans une expérience angoissante aux portes de la division subjective.


Devenir étranger à sa famille

Bien peu d’entre nous se souviennent encore de ce qu’est une liaison covalente, une masse molaire, un moment de forces, de ce qu’est la différence entre un logarithme népérien et un logarithme en base 10, d’un polyallélisme. C’est bien souvent le cas de la majorité des parents.
Parce que les programmes de cours ont été remaniés de nombreuses fois au gré notamment des évolutions rapide des sciences, ou bien parce qu’ils non pas atteint ce niveau d’étude ou parce qu’ils les ont subies de nombreux parents ont oubliés ou ne maîtrisent pas les notions auxquelles l’adolescent est confronté à l’école. Parce que « dépasser sur le plan des connaissances intellectuelles le savoir de son père ou de sa mère est toujours une transgression »8 nous dit Noëlle Desmet, les sciences confrontent rapidement à un au delà du père et de la mère dont il devient étranger.

Devenir étranger à la société

Les sciences dévoilent le trou dans le symbolique et dans le champ imaginaire. Ceci est particulièrement sensible lorsque l’on s’intéresse au modèle atomique. Non seulement celui-ci rend compte de cette partie du réel que nos sens ne peuvent percevoir mais quand la science tente de recouvrir ce réel à l’aide de constructions signifiantes appelées modèles, ceux-ci sont toujours insuffisants, potentiellement faux. Le réel échappe même à l’implacable méthode scientifique qui tente de le circonscrire dans des formules mathématiques comme le principe d’incertitude d’Heisenberg voir de la voiler d’un signifiant comme c’est le cas avec la cause idiopathique des médecins ou les chiffres des statisticiens. Bien que les sciences tentent de rendre le réel intelligible à l’aide du signifiant, ce qu’elles montrent, c’est aussi sa défaillance, son incapacité à rendre compte de tout le réel. Ainsi, ce qui apparaît c’est que le signifiant c’est du semblant : il ne peut épingler tout le réel.
En travaillant, malgré tout, à recouvrir le réel du semblant du signifiant, « les conquêtes de la science comportent en elles-mêmes une duperie ». En effet, « la nature est irrésistiblement falsifiée par la science »9 : « il n’y a plus personne pour dire qu’il faut un homme ou une femme pour faire un enfant »9. Ceci « rend d’autant plus insistant l’appel à un réel, au réel de la jouissance, qui n’est pas du semblant. »9
La certitude ne se trouve donc plus du côté de la nature, de la tradition, ni même du signifiant, elle est désormais du côté de la jouissance qui, elle, n’est pas du semblant. Cette jouissance, la science, y donne accès par l’intermédiaire des nombreux objets de consommation qu’elle produit et qui viennent boucher ce trou dans le symbolique d’où un sujet désirant, en tant qu’il désire en savoir plus sur ce qui échappe au signifiant, pourrait émerger.

Nos adolescents vivent dans cette société hypertechnicisée et scientiste. Dans cette société où l’incertitude du signifiant est masquée par le chiffre et les objets de consommation. Ils vivent dans un monde où tout vide, tout manque, toute incertitude est immédiatement comblé. Comment dans ces conditions pouvoir faire le vide en soi en délaissant le MP3 ou le GSM pour laisser advenir un raisonnement ? Quels sont les outils dont dispose l’élève du 21ème siècle pour résister à l’horreur du vide qui saisissait déjà les savants avant Pascal ?

De plus, le langage scientifique est sans équivoque. Or, le désir ne peut trouver à se dire que par la subversion de la langue et par l’usage de son équivocité. Les savoirs scientifiques sont donc sans échappatoires : ils ne laissent pas de place au sujet, ils ne lui donnent pas les moyens de bien se dire.

Ainsi, alors que la science pourrait être causation du sujet de par le désir de savoir qu’elle peut faire surgir, elle devient agent de forclusion du sujet de par les objets de consommation qu’elle produit et de par son discours univoque.
Notre société est scientiste et en même temps ignorante des progrès et découvertes scientifiques, apprendre les sciences, n’offre donc ni un discours pour se dire soi, ni un discours permettant de communiquer avec les autres.

Se plonger dans la science peut dès lors revenir à sombrer dans un discours étranger à l’humanité, qui nie le désir car les savoirs scientifiques qui sont enseignés sont sans échappatoires : ils ne laissent pas de place au sujet, ils ne lui donne pas les moyens de bien se dire. C’est aussi un discours étranger aux proches de nos élèves, il ne leur donne donc pas de quoi comprendre, dialoguer, communiquer, s’inscrire dans le monde usant et abusant mais largement ignorant des sciences. Faire des sciences, et de manière plus générale, apprendre et rechercher, c’est aussi se rendre étranger à notre société en tant que cela requiert de laisser tomber ces objets, gadgets et autres bouchons extincteurs du désir dont l’économie de marché incite les adolescents à se doter. Le discours scientifique que je suis chargée de transmettre à mes élèves est aussi un discours qui rend étranger à la société, en tant qu’organisation humaine, parce qu’il ne contient aucune valeurs, aucunes traditions dont l’adolescent pourrait se soutenir pendant la transition qu’il effectue de l’enfance à l’âge adulte. A cet âge, l’adolescent est confronté à la poussée pubertaire dont il doit symptomatiser le réel. Il n’y a plus de rites de passages pour intégrer le monde adulte et bien souvent l’école est le principal lieu voir le seul lieu de socialisation des adolescents. Or, la science ne lui offre que des descriptions anatomiques et la société n’offre à la sexualité qu’un statut d’hyperconsommation qui ne permettent pas à l’adolescent d’accéder à un bien dire sur le sexe. Vers 15 ans, les sempiternels chapitres sur le reproduction humaine attirent bien souvent des soupirs et de l’ennui qui témoignent d’un désir voir de la nécessité d’Autre chose. Le discours scientifique est étranger et rend étranger à cet Autre chose qui permet pourtant de prendre place dans la société humaine.

Vers un usage de l’angoisse en classe.

Enseigner, nous dit Lacan dans le séminaire XI, c’est évoquer le manque et à coup sur susciter l’angoisse. Même si bien souvent les « méthodes pédagogiques » visent surtout à masquer ce manque, les sources d’étrangeté ne manquent pas lorsque les adolescents sont confrontés à une tâche complexe ou à certains enseignements tels que les sciences ou la poésie qui les amènent à côtoyer une zone intime de leur être venant faire résonner le trou dans le savoir fondamental.


L’angoisse comme condition et obstacle aux apprentissages.

Les sources d’étrangeté susceptibles de faire surgir l’angoisse semblent donc multiples dans le cadre d’un enseignement des sciences. J’ai donc cherché les manifestations de cette angoisse qui s’est, dès lors que je cherchais à l’observer dans le cadre de mes cours, avérée difficile à cerner.

Dans le fil qui court au travers de son séminaire sur l’angoisse, Lacan nous montre combien l’angoisse est un phénomène indicible et que, bien souvent, ce que nous pouvons observer comme signe d’ « angoisse » désigne en fait des phénomènes qui en constituent à la fois l’amorce et la défense : une classe plus remuante que d’habitude, un élève travailleur de bonne volonté mais en échec, un élève pris d’un fou rire, un autre agité ou au contraire calme mais « dans la lune ». Autant d’attitudes qui venant parfois indexer l’imminence de l’angoisse et qui en tentant de la déjouer par la fuite dans l’agitation, dans une rêverie ou dans d’inexplicables échecs, bloquent l’élève dans ses apprentissages. C’est l’angoisse sur son versant insupportable et stérile.

Si il est bien difficile de cerner l’angoisse en classe, c’est que l’angoisse est plutôt un temps logique entre jouissance et désir comme le note Jacques-Alain Miller10, moment de bascule de l’une à l’autre.

L’angoisse apparaît donc au premier abord sous son versant de signal tétanisant comme un obstacle aux apprentissages, mais elle se présente aussi en deuxième analyse comme un temps logique indispensable à l’émergence du désir et à un apprentissage où le sujet ferait sien le savoir reçu de l’Autre en le subvertissant par ses inventions.

L’angoisse est au seuil du désir, sous un nouveau versant comme productive, capable de faire émerger du nouveau et il se pourrait bien que ce soient les manifestations connexes que certains appelleraient volontiers « troubles du comportement », visant toujours à l’éviter, qui bloquent certains élèves dans leurs apprentissages

Faire usage de l’angoisse plutôt que vouloir l’éradiquer.

Or, « les médecins posent que, dûment mesurée, l’angoisse comme la souffrance est inutile ». L’angoisse, « selon la Faculté, doit être traitée par l’exactitude croissante de molécules de plus en plus topiques »11.

L’analyse de quelques sources d’étrangeté parmi d’autres:

- Devenir étranger à soi même quand on se découvre habité par la pulsion, par quelque chose dont l’Autre ne peut répondre,
- Devenir étranger à la réalité en découvrant une réalité différente de la réalité sensible et imaginaire dans laquelle le sujet est habitué à vivre,
- Devenir étranger à sa famille, aux siens lorsqu’on les dépasse,
- Devenir étranger à une société qui n’offre pas les moyens de dire et de laisser advenir son désir,

nous montre, pourtant, combien la dimension existentielle de l’angoisse est importante. En effet, dans ces 4 situations c’est quelque chose de la solitude existentielle qui se dévoile, c’est l’absence de l’Autre qui tout à coup devient perceptible.

Actuellement, dans le climat cognitiviste ambiant, le symptôme et l’angoisse sont situés comme un dysfonctionnement, un trouble à résoudre. Or l’angoisse étant la conséquence de toute rencontre avec le réel, il ne peut donc pas y avoir « de sujet digne de son existence, sans angoisse, et ce jusqu'à la fin des temps »12. Autrement dit, l’angoisse ne peut être éliminée, balayée sauf à nous déshumaniser : « le plus fâcheux n’est pas tant l’angoisse que son élision, son évitement »13 .

Autant donc en fabriquer un « bon usage » afin de permettre à chacun de trouver comment jongler avec cela, « un savoir y faire avec l’angoisse ».



Références bibliographiques

Lacadée, Philippe, L’éveil et l’exil- Enseignements psychanalytiques de la plus délicate des transitions : l’adolescence. Editions Cécile Defaut, 2007, page 21.
Lacan, Jacques, Le séminaire Livre XVI- D’un Autre à l’autre. Seuil, 2006, pages 274 et 275.
Miller, Jacques-Alain, Introduction à la lecture du séminaire l’angoisse in La Cause Freudienne n°59. Navarin Editeur, 2005, pages 83 et 84.
Maupassant, Guy, Le Horla. Le livre de poche, 1994, page 37
Maupassant, Guy, Le Horla. Le livre de poche, 1994, page 48
Miller, Jacques-Alain, Introduction à la lecture du séminaire l’angoisse in La Cause Freudienne n°59. Navarin Editeur, 2005, page 77.
Miller, Jacques-Alain, Introduction à la lecture du séminaire l’angoisse in La Cause Freudienne n°59. Navarin Editeur, 2005, page 84.
De Smet, Noelle, Au front des classes. Editions Talus d’approche, 2005, page 29.
Miller, Jacques-Alain, Introduction à la lecture du séminaire l’angoisse in La Cause Freudienne n°59. Navarin Editeur, 2005, page 78.
Miller, Jacques-Alain, Introduction à la lecture du séminaire l’angoisse in La Cause Freudienne n°59. Navarin Editeur, 2005, pages 76.
Leguil, François, Le stade de l’angoisse in La Cause Freudienne n°59. Navarin Editeur, 2005, page 27.
Gorostiza, Leonardo, Les noms de l’angoisse dans le malvivre actuel in La Cause freudienne n°66. Navarin Editeur, 2007, page 29.
Leguil, François, Le stade de l’angoisse in La Cause Freudienne n°59. Navarin Editeur, 2005, page 32.

QUELLE CLASSE MA CLASSE !

LE CAMEO SAINT SEBASTIEN
Le CDDP de Nancy, le Rectorat,
L’IUFM de Lorraine, Université Poincaré
La FCPE
proposent
jeudi 27 mars à 20h30
UNE PROJECTION-DEBAT
d'après le film

QUELLE CLASSE MA CLASSE !
Un documentaire de Philippe Troyon, cinéaste
Et Joseph Rossetto, Principal de Collège à Bobigny

"Pourquoi fait-on le choix d'être enseignant ou chef d'établissement aujourd'hui ? Questionnement essentiel quand on voit l'inadaptation de l'école.
Joseph Rossetto est Principal du Collège Pierre Sémard de Bobigny. Ce questionnement ne lui fait pas peur. Il a imaginé et mis en place, avec des professeurs, une école de l'expérience pour que chaque enfant trouve sa place. Face à la crise de la culture et de l'école, au manque de repères, le projet consiste à se saisir des connaissances des enfants, de leur curiosité, de leur pouvoir de créativité pour donner sens aux apprentissages scolaires.
La création est concue comme un foyer unique capable de mettre les enfants dans un rapport à eux-mêmes et aux autres, grâce à l'expression personnelle au sein de la langue, du corps et des cultures.
C'est dans cette aventure que nous amène ce livre, dans des voyages et des regards, dans la poésie et aussi la dureté du travail quotidien où l'on devine l'impermanence, la fragilité et la beauté de tout ce qui est entrepris. Joseph Rossetto nous parle de rapports humains exigeants qui se construisent dans la culture car ce sont les exigences des expériences créatrices qui font naître des sentiments, des connaissances, des savoirs, des désirs de vie pour accueillir l'altérité et le multiple..."

Cette séance sera suivie d’un débat en présence de Joseph Rossetto

Tarif unique : 5 €

Le dernier poilu

Lazare Ponticelli , dernier poilu survivant de la première guerre mondiale, s'est éteint mercredi 12 mars à l'âge de 110 ans. Un "hommage national" sera rendu lundi matin, 17 mars, au lendemain du cinquième anniversaire du début de la seconde guerre contre l’Irak.

Mon arrière-grand-père, soldat de deuxième au 159ème bataillon d’infanterie de la 24ème compagnie, portant le matricule 14578, est, lui aussi, « mort pour la France », le 8 mai 1916. La seule trace qui reste de lui est son nom gravé sur le monument aux morts de la commune de Saint-Fons, à Lyon.

Ma grand-mère Clotilde fut déclarée « pupille de la nation », ce statut qu’on accorde en France aux orphelins bénéficiant d’une tutelle particulière de l’Etat. Comme 990.000 autres enfants. La République française, patrie des Lumières, prit d’elle un soin si particulier qu’elle se retrouva à treize ans dans l’usine pharmaceutique des frères Poulenc, l’ancêtre du géant Rhône-Poulenc. Ses petits doigts d’enfants avaient été jugés assez habiles pour attraper les comprimés qui défilaient devant elle et les placer dans des boites.

Seules trois générations nous séparent et pourtant aujourd’hui des moralisateurs de tous poils brandissent un doigt vertueux pour dénoncer le travail des enfants dans le monde. Sans jamais parler, ou si peu, de nos grands-mères contraintes de faire la fortune de ces mêmes multinationales, bouffeuses d’enfants, parce que leur père était « mort pour la France ».

Lazare Ponticelli n’a concédé des funérailles nationales qu’à condition qu’elles soient dédiées à tous ses camarades morts au combat. Au nom de mon arrière-grand-père, je l’en remercie. Mais y parlera-t-on des morts de 1914-1918, fusillés par leurs propres généraux, pour s’être opposés à la guerre, l’un en désertant, l’autre en s’auto-mutilant, le troisième en fraternisant avec l’Allemand d’en face ? Y lira-t-on un extrait de ces lettres extraordinaires qu’envoyaient les soldats, ouvriers, paysans, petits artisans ou gratte-papier, à leur famille ? Comme celui-ci, d’une lettre du brancardier Jean Pottecher, qui devrait faire partie des perles de la littérature française : « Si la censure ouvre cette lettre, j’aurai évidemment des ennuis : je viens de faire une chose innocente et pourtant énorme, et qui me laisse comme au sortir d’un rêve : j’ai parlé à Fritz ».

Henri Barbusse, bien qu’officier car universitaire, avait choisi de faire la « grande guerre » dans les tranchées. Il y nota jour après jour les conversations des poilus dont chaque nouvelle boucherie creusait davantage la conscience : « « Quand tous les hommes se seront fait égaux, on sera bien forcé de s’unir. – Et il n’y aura plus, à la face du ciel, des choses épouvantables faites par trente millions d’hommes qui ne les veulent pas ». J’écoute, je suis la logique de ces pauvres gens jetés sur ce champ de douleur, les paroles qui jaillissent de leur meurtrissure et de leur mal, les paroles qui saignent d’eux »[1].

Pourtant, nonante ans plus tard, des enfants de moins de treize ans creusent la terre pour y trouver du coltane, afin que d’autres enfants puissent s’envoyer des sms. Non, les hommes ne se sont pas fait égaux entre eux. Pourtant, pendant que j’écris ces lignes, des hommes, soldats ou non, des femmes et des enfants tombent en Afghanistan, en Irak ou en Palestine. Et les mêmes moralisateurs affirment que nous n’y faisons rien d’autre qu’exporter les valeurs suprêmes de la démocratie et des droits de l’homme.

Lundi, aux funérailles de Lazare, les discours officiels vanteront sans doute la capacité de l’Union à faire régner la paix entre Européens. Comme si les guerres étaient moins meurtrières quand nous les menons loin de nos territoires.
Lundi, je penserai à ces résistants d’avant l’heure, ceux qui n’ont jamais acquis ce titre parce qu’ils sont morts inconnus dans la boue, ces poilus français qui parlaient à Fritz, ces soldats bavarois ou bretons qui mouraient côte à côte en maudissant les riches.
La « grande guerre » fut la première expression barbare de la mondialisation, ce que les socialistes de toutes tendances, réunis à Bâle en 1912, appelaient encore l’impérialisme. L’Irak, l’Afghanistan ou la Palestine en seront-elles les dernières ? Et nous, Européens, qui vivons en paix sur « notre » sol, sommes-nous prêts, malgré les nouvelles formes de censure qui bâillonnent nos cerveaux, à les soutenir dans leur résistance ?

[1] Le Feu, Henri Barbusse, Flammarion, 1965, p. 281