lundi 25 février 2008

Monsieur le Président,

Vous souhaitez « confier la mémoire » d’un enfant juif de France, déporté, et exterminé par les nazis avec la complicité du régime de Vichy à chaque élève de Cm2. 11000 enfants juifs, portés un par un par 11000 enfants d’aujourd’hui.
Serge Klarsfeld a établi la liste des premiers, leur restituant un nom, parfois un visage. Leur nomination autorise le souvenir.
Pourquoi charger les seconds de la perpétuation de leur souvenir ?
Pourquoi les charger de ce qui nous revient à tous. Une façon de leur faire porter l’a-venir et ses possibles en nous en dédouanant ?

Aujourd’hui des enfants de parents étrangers, immigrés, clandestins sont expulsés de France, et dans l’école, dans la classe qu’ils fréquentaient jusque là, des enfants de tous âges, des adolescents, d’un jour à l’autre font avec le vide de leur absence : une chaise vide là où un copain avec un visage, un regard, une voix était présent. Ils sont « chargés » de cela parce qu’ils vivent aujourd’hui en France et ils se « débrouillent » pour continuer à exister et à donner existence à ceux qu’ils ont connus, dans leurs questions, dans leurs souvenirs et parfois dans leur douleur. Ils se débrouillent …..mais pas seuls…avec leurs parents, leurs profs qui tentent jour après jour de leur expliquer l’inexplicable, d’essayer de les faire consentir à l’inacceptable Et cela sans cellule d’écoute appelée en général pour faire taire ce qui effracte.

Peut-être que les enfants d’aujourd’hui ont déjà beaucoup à faire pour traiter, chacun, l’immonde du présent. La langue y charrie aussi à notre insu la Shoah et le fait que venus au monde après, nous en sommes les « témoins forcés », nous en faisons quelque chose…à nous de savoir quoi.

Stop à la surenchère sur les enfants.

Le 15 février 2008 Marie-Odile Caurel

Merci Madame Laure Véziant

On nous parle de quota d’immigrés expulsés ou à expulser, vous, par votre écriture donnez existence à Gevorg, fils de Karin et Armen, arrivé en CP avec vous et 22 autres enfants.
Vous lui donnez existence par ce qui reste de lui : ses yeux, son sourire, son bâton de colle et sa chaise vide aujourd’hui au moment de l’appel et dans le quotidien de la classe, et ces 22 enfants qui font avec le trou de son absence.

C’est dans une page d’écriture que vous vous adressez à nous et c’est votre façon d’inscrire avec nous, Gevorg et votre métier, pris dans les injonctions contemporaines.
Votre acte m’évoque une phrase de Michaux « la première concession c’est de respirer le reste suit », reprise par Pierre Legendre dans « les enfants du texte » qui ajoute : en tout temps il y a l’étouffoir et la difficulté d’accepter d’être libre, ici la liberté s’entend comme ce qui autorise à se mettre à distance des représentations du Pouvoir. Tenir sa place, une place marquée.

Plus loin il nomme l’enjeu de votre travail au quotidien : « à l’enfant au travail d’alphabétisation qui écrit un mot au tableau, le maître fait entendre ce qu’est la trace, le signe, la marque : est-ce que tu as écrit ta voix ? L’enfant saisit que ce qui se détache, la trace écrite, la marque….lui ouvre le monde de l’écart et l’engage comme sujet dans l’univers symbolique »
Et encore… « la scène d’apprentissage de l’écriture où l’enfant apprend à se séparer de sa parole par la trace inscrite lui enseigne aussi que cette séparation comporte un effet en retour, l’inscription, limite de soi, symbole d’un ordre de la limite…sur quoi fonder une communication , enrichie d’un travail indéfini de sens, avec le monde ».

A ceux dont vous connaissez le visage, les yeux, le sourire, des morceaux de leur histoire vous apprenez à écrire et lire. Venus sans papiers réglementaires et expulsés pour cela ils partent avec ce reste de votre travail.

Il importe chaque fois que possible que chaque expulsé soit nommé par son nom, c’est l’extraire de l’anonymat du quota, opération qui dévisage. Vous rendez visible les trous dans la trame du vivre ensemble et vous nous nous convoquer témoins : « à ne pas faire comme si de rien n’était, comme si le rien, le manque, le trou ou l’horreur qui est un autre nom de ce vide-, comme si, donc, tout cela n’était pas, n’avait pas eu lieu » (Gérard Wajcman l’objet du siècle).

Marie-Odile Caurel

Cri de colère et de détresse, cri de révolte !

- Laure Véziant professeur des écoles à Montélimar -
Je suis la maîtresse de Gevorg, le fils de Karin et Armen, qui est arrivé en CP dans ma classe l'an dernier. Je suis la maîtresse de Gevorg qui a disparu de ma classe vendredi 16 novembre en laissant toutes ses affaires, même ce gros bâton de colle dont il est si fier.Je suis la maîtresse de Gevorg et d'autres encore dans la même situation, qui voient sa chaise vide tous les jours et qui savent que leur tour peut arriver. Je suis la maîtresse de 22 enfants de 6 ans qui apprennent qu'en France un enfant peut être obligé de s'enfuir de nuit avec sa famille parce qu'il n'est pas français.Je suis une maîtresse qui doit enseigner à 22 enfants, qu'on est tous égaux, avec les mêmes droits et les mêmes devoirs, que les lois sont faites pour nous protéger, que c'est ce qu'on appelle les droits de l'homme dont on est si fier en France.Je suis une maîtresse qui doit arriver à faire comprendre à 22 enfants que l'on doit résoudre les problèmes en s'expliquant, et que lorsqu'on est dans son droit on sera écouté et protégé… « parce que c'est ça la justice, hein maîtresse ? » Je suis la maîtresse d'autres enfants sans papiers qui me regardent faire l'appel sans Gevorg et qui continuent à apprendre à lire dans la langue d'un pays qui ne veut pas d'eux.Je suis une maîtresse parmi tant d'autres qui devraient tous les jours essayer d'expliquer l'inexplicable, accepter l'inacceptable, et ravaler cette rage et ce dégoût d'être la fonctionnaire d'un Etat qui mène une chasse à l'homme abjecte et dégradante. Aujourd'hui je voudrais vous faire comprendre à quel point mes collègues et moi-même sommes choqués par ces drames humains, par cette politique de chiffres, de pourcentages et de quotas appliquée à des personnes, des hommes, des femmes et des enfants. Je voudrais vous faire comprendre à quel point cette souffrance engendrée par cette politique, devient ingérable, insupportable pour nous, comme pour les enfants et les familles concernées. Je voudrais vous dire à quel point nous avons mal devant ces bureaux vides, ces cahiers abandonnés et ces stylos que personne ne vient réclamer. Je voudrais vous dire à quel point j'ai peur d'arriver en classe et d'avoir perdu Gevorg ou Alexandre ou un autre encore, parce que, non, ce ne sont pas des numéros ou des quotas, mais parce que je les connais, je connais leurs sourires, je connais leurs yeux. Nous n'en pouvons plus de nous taire et de voir des familles en danger rejetées en toute connaissance de cause ! Nous n'en pouvons plus de nous demander en permanence ce qui va leur arriver là bas !Nous ne voulons plus être complices de non assistance à personne en danger. Je voudrais vous faire partager cette réflexion de William Faulkner : « Le suprême degré de la sagesse est d'avoir des rêves suffisamment grands pour ne pas les perdre de vue pendant qu'on les poursuit. » Alors merci à tous d'être là et de partager le rêve de Karin, Armen, Alexandre Gevorg et Grigory leurs enfants : Vivre sereinement auprès de nous, venir chaque matin à l'école, et que ce rêve, avec eux et avec tous ceux qu'on veut chasser hors de notre pays, on ne le perde pas de vue.

lundi 4 février 2008

Une soirée du Cien pas comme les autres

Stéphane Germain
Ce soir là au Cien, il s’agissait de lui, de sa façon de parler, de sa façon d’annoncer, d’énoncer, de sa façon de se montrer et des effets que ça produisait sur les uns et les autres poussés à déplorer, à dénoncer, à commenter.
Bref, il ne nous a pas lâché de la séance malgré les quelques tentatives de certains à reprendre les mots dans le filet de ce qui fait le réel de nos rencontres quotidiennes. Quelque chose échappait à chaque fois, ratage qui maintenait la conversation dans les aléas des représentations imaginaires de chacun, faisant consister un Autre monstrueux qui se dérobe à toute nomination.
Pourquoi ce trouble ressenti à la fin de la soirée, mélange d’angoisse et de déception. Ce n’était pas une soirée comme les autres.
Il s’agissait pourtant de ça, nommer le trouble qu’inspire le personnage. Personnage qui n’arrivait pas à se faire sujet dans nos discours. Ce même discours n’étant plus lesté par le réel de l’expérience.
Un quelque chose n’a pas pris, au sens où les échanges s’ordonnaient selon une succession de paroles qui se surajoutaient à d’autres sans point d’arrimage.
A quoi était dû mon trouble à la fin de cette soirée qui m’a fait renoncer à la petite bière, celle que l’on s’enfile entre « cienneurs »[1] entre 23 heures et minuit, en refaisant la réunion voire pire, le monde ? A un trop de sens, là où j’attendais une déconstruction de sens ? N’est-on pas resté englué dans le sens, comme ces adolescents des institutions bruyantes qui sont agités par le forçage du sens auquel les adultes veulent les fixer ?
L’échange était-il une tentative de se dégager de quelque chose qui nous assaillait ?

Ce moment pas comme un autre, je l’associe à une lecture récente, un récit imaginé[2] autour du « Mont Analogue », une montagne tout aussi imaginaire mais ô combien réel !
Quelques illuminés – hommes de sciences, de lettres, poète, artiste - se lancent à la recherche d’une montagne dont ils ont décidé l’existence, mais que personne n’a encore vu, et pour cause (de leurs désirs) elle est à découvrir.
La condition d’une telle découverte est la croyance en son existence. Le Mont Analogue s’inscrit dans une perception qui défie les lois de la physique : « Pour trouver le moyen de pénétrer dans l’île (où se situe le Mont), il faut poser en principe (…) la possibilité, et même la nécessité d’y pénétrer. La seule hypothèse admissible est que la « coque de courbure » qui entoure l’île n’est pas absolument – c'est-à-dire toujours, partout et pour tous – infranchissable. A certain moment et à certain endroit, certaines personnes (celles qui savent et qui veulent) peuvent entrer »[3].
Tout scientifique ou adepte du bon sens n’auraient pas la folie d’une telle spéculation.
Ces doux rêveurs calculent, comptent, préparent, s’organisent pour la grande expédition. Après le doute, les hésitations, et bien des tâtonnements en mer et sur terre, les voilà face à l’énorme masse rocheuse ; ce Mont immanent au monde mais que bon nombre, aveugles, ignorent.

Ce doit être ça une soirée du Cien ; à chaque fois une tentative pour arriver au point de rencontre entre présupposé et découverte. Cela nécessite de tourner autour, sentir que le Mont est tout proche et en même temps tellement insaisissable. Lorsque l’on en perçoit le sommet, ça y’est, on se dit qu’on tient quelque chose, grisé par l’excitation d’être convaincu que c’est là ! Et parfois, pas moyen d’en apercevoir le plus petit caillou malgré nos efforts désespérés qui nous rendent la marche (ou la soirée) si désespérante.
Il paraît qu’il y en a qui sont parvenus au sommet, c’est en tout cas ce qui se dit, mais jamais nous n’en avons eu le témoignage. Il paraît que d’autres ont décroché dans des couloirs trop abîmés ; ceux là même qui n’y croyaient plus ?
Nous n’avons le discours que de ceux qui ont essayé.
Dans tous les cas, de retour d’expédition, que le récit paraît fade à côté de cet envahissement de vérité ressenti à l’approche du sommet !

Une toute petite chose constitue le génie de cette histoire. Son auteur n’a pas eu le temps de l’achever… On a beau imaginer sa propre fin, elle restera infiniment en suspens.

Allez, c’est promis, demain j’y retourne.

Le 04/02/08
[1] Terme dont je laisse la propriété intellectuelle à Marie-Odile.
[2] René DAUMAL, Le Mont Analogue, L’imaginaire Gallimard, février 2006 (1ère édition 1981). Ecrit entre1940 et 1943.
[3] Ibid, p.66-67.