lundi 7 avril 2008

Compte rendu de séance du CIEN - premier avril 2008

La séance se déroule en deux temps :
- Présentation des situations qui posent problème à certains d’entre nous
- Travail autour du chapitre 8 « les agressifs » de l’ouvrage d’A. Aichhorn « Jeunesse à l’abandon »

Premier temps : un cas d’école ou comment la sexualité infantile vient comme point d’inquiétante étrangeté pour les adultes

Vincent évoque la situation suivante :
Après avoir accompagné ses élèves en classe de neige, Vincent est sollicité par le père d’un garçon. Il relate un évènement qui s’est produit pendant la classe de neige et concerne son fils âgé de 9 ans. Celui-ci a été témoin, dans la chambre qu’il partageait avec ses camarades, d’un acte sexuel : une fellation, pratiquée par un garçon sur deux autres. Le père dit que son fils n’a pas pris la mesure de ce qu’il a vu, sexuellement parlant, et lui a rapporté la scène comme quelque chose de « pas très propre » Il n’y a pas eu de violence, ça se présentait comme un jeu, ajoute-t-il. Le père ne se plaint de rien et considère l’affaire réglée pour son fils, mais semble s’inquiéter pour l’enfant qui a eu l’initiative de cet acte, avec l’idée sous jacente, qu’il aurait été victime d’un pédophile. Ce qui frappe Vincent, c’est la phrase amenée par le père « les enfants qui ont subi ça » Françoise Labridy ajoute qu’il est dans l’air du temps de se poser la question : « l’enfant qui pratique cet acte, n’est-il pas en danger ? »
Le père a conscience de déposer chez l’instituteur une question embarrassante. Vincent avait auparavant remarqué quelque chose de particulier chez le garçon qui a pratiqué la fellation, sa santé fragile, ses absences et son caractère efféminé. Il ajoute que son regard sur cet élève et sur sa classe est différent désormais. Des questions se posent à lui :
Faut-il en référer au psychologue scolaire comme le suggère le père ? faut–il en référer à la directrice de l’école qui semble avoir cet enfant dans le collimateur et être à l’affût du moindre « écart de comportement » pour le sanctionner.
D’une façon plus générale :
Faut-il en référer à l’autorité ? et « déclencher la grosse artillerie de la déclaration à l’institution » avec toutes les conséquences que l’on sait.
y-a-t-il quelque chose à faire ? à dire ? Enfin, peut-on ne rien dire ?

Stéphane : Est-ce que ça n’est pas le moment opportun pour parler de la sexualité avec les enfants de la classe ? comment font-ils avec leur corps, avec leur âge ? Difficile de ne rien faire. Si ce père dépose cette parole, il est difficile, de faire comme s’il n’était pas venu, de laissez ça comme ça. La question à se poser n’est d’ailleurs pas « l’enfant a-t-il subi ou pas »
Françoise Cassi interroge la position de Stéphane sur l’idée de parler de ces questions intimes en classe. Elle craint que cela crée de l’embarras et produise des effets de malaise chez les élèves. Elle propose plutôt de traiter la question au cas par cas.
Vincent acquiesce car la classe n’est pas homogène (4, 5 se sont distingués) Tous n’ont pas la même maturité. La sexualité est du domaine du particulier.
Patrice Fabrizi : L’oreille avertie de l’instituteur est une manière d’intervenir. Il ne voit plus sa classe et ne l’appréhende plus de la même manière. L’instituteur est dans une position analytique. Quelque chose est à venir et peut surprendre. Il faut se garder d’interpréter dans l’immédiateté.
« L’affaire est passée, l’instituteur est assis dessus et il reste à écouter »

De plus la classe de neige n’est pas l’école, c’est un lieu particulier.
Françoise Labridy : Comment la sexualité se présente t-elle pour les enfants de cet age là, sur quel support ? La répétition des images a des effets de suggestion et de répétition. La pulsion scopique soutient certaines recherches. Il y a dans la recherche du plaisir, un frayage suscité par la vue. Est-ce que ça circule plus facilement du fait que ça se passe en collectivité ?
Chacun livre ensuite des anecdotes, concernant l’irruption de la sexualité des enfants en présence de l’adulte.
Fabrice : une institutrice remarque qu’une petite fille de 4 ans et demi se masturbe sur le bord de la chaise. Elle sollicite le psychologue scolaire, afin qu’il intervienne au sujet de ce qu’elle nomme « la chose »
Un autre psychologue scolaire sollicite Vincent au sujet de la masturbation d’un élève. Il n’arrive pas à nommer l’acte en question et craint que l’enfant ait été victime d’un abus sexuel. Qu’est ce qui est inquiétant ? La masturbation ? ou le fait que l’institutrice, le psychologue ne puissent pas le nommer autrement que par « la chose » ? se demande Vincent.
La masturbation fait partie des découvertes de ces âges là.
Les adultes sont mal en point pour parler de cela aux enfants car ils ont oublié leur sexualité, leurs propres découvertes infantiles.
Françoise Labridy rapporte une anecdote :
Une auteur « jeunesse » se présente dans une classe de CM2 pour la présentation de son livre. La classe est turbulente. Elle n’arrive pas à parler. Devant elle, deux filles plus âgées s’échangent un billet. Elle intercepte ce billet et le met dans sa poche. Cet acte produit le silence. Elle poursuit sa lecture. Au sortir de la classe la petite fille suit l’auteur dans les escaliers et lui demande « avez-vous des enfants ? est-ce que vous aimez le vent ? » Le lendemain, elle retrouve le billet dans sa poche et le lit. Il est écrit ceci : « Elle n’a rien sous son corsage. As-tu vu ? – oui – non - ? l’autre fillette a répondu : « j’ai vu et j’ai pas vu » Françoise conseille à l’auteur d’envoyer son livre qui s’intitule « coup de foudre » à chacune d’entre elles…
La sexualité vient souvent là où on ne l’attend pas…
Anne raconte un souvenir d’enfance. Près de chez elle, un personnage « un peu facteur cheval sur les bords » créait des automates animés par le vent. Des personnages se mettaient en mouvement, puis s’embrassaient, encadrés par un rideau … à la fois on voyait et on ne voyait pas. Elle se souvient de l’inertie et de la mécanique de ces objets ainsi que du plaisir qu’elle trouvait dans ces représentations érotisées.
Yasmine : ces moments de sexualité observés par les instit. prennent des formes multiples. La gêne de l’adulte est nécessaire. Elle contribue à la construction de la sexualité de l’enfant.
Patrice Fabrizi : ça fait point d’inquiétante étrangeté pour les adultes. Ça angoisse les adultes. Ça n’est pas le rôle des parents d’entrer dans la question de la masturbation, car ceux-ci doivent préserver le voile de la pudeur. L’instituteur a à entendre ce qui peut surgir dans la langue particulière des enfants, à ne pas être du côté du voir. Il s’agit de fermer les yeux. Cela s’adresse à tous les éducateurs, les parents : voiler de pudeur, fermer les yeux et savoir écouter.

Deuxième temps : discussion autour du chapitre 8 « les agressifs »

« on vit ça tous les jours » dit une éducatrice spécialisée qui travaille en ITEP
Stéphane : ce qui est troublant dans cette tentative de faire - avec une conception basée sur le manque, le manque à combler et une certaine psychologisation autour de l’affect, qu’on dépasse assez facilement - ce qui est intéressant, c’est ce pari qui est pris ( p 138, 139) Le pari suivant : « on assiste à quelque chose, on ne sait pas quoi » L’auteur va contre vent et marées. Il a l’intuition, qu’on fait fausse route dans la répression, la contention. C’est intéressant pour l’époque (1925)
Pour l’auteur, il s’agit d’assister à un débordement de quelque chose, d’attendre mais pas seulement, car il y a tout un travail fait autour de la présence des éducatrices. Une présence qui n’est pas une absence. L’auteur demande à ces éducatrices d’écouter, de ne pas rectifier, réprimander ou corriger, mais d’accompagner une certaine violence, avec l’idée qu’il y aurait, à un moment donné, un certain épuisement des comportements dit violents. L’auteur semble interpréter la chose ainsi : c’est parce qu’il n’y a pas la réponse attendue par ses jeunes, au comportement dans la rectitude, qu’il y a quelque chose qui s’épuiserait et qui leur permettrait de ré instaurer un nouveau rapport avec les éducatrices. On ne sait pas comment on en arrive là. Stéphane se dit stupéfié quand il lit que deux éducatrices sont au bord du désespoir. Page 165, les éducateurs partent de ce à quoi ils assistent, pour tenter d’en faire quelque chose ; ça n’est pas seulement une présence des corps, dans une sorte de passivité, comme on le voit dans certaines institutions. C’est plutôt une manière de faire, très active, dans l’accompagnement de ce qui se vit.
Il souligne ce mot qui revient dans le CIEN : l’accueil comme prise de position d’accueillir ces jeunes, en tentant de faire silence par rapport aux représentations du genre « ce sont des sauvageons » La position d’accueil est ce qui permet de les entendre comme faisant toujours partie de la civilisation, pour les civiliser en tous cas.

Sébastien : des choses ont fait écho pour lui dans ce texte, par rapport à ce qu’il voit dans le lycée où il travaille comme assistant d’éducation.
Dans le film, de Joseph Rossetto « Quelle classe ma classe » le discours qui est proposé aux jeunes est réfléchi et collectif. Au lycée où Sébastien travaille, chacun essaye de bricoler quelque chose dans son coin. Il n’y a pas de réflexion commune, sur comment aider les jeunes. Dans le témoignage d’Aichhorn, dit-il, la question du doute est là, comme pour le principal du collège de Bobigny, qui dit ceci « pour moi, le doute, c’est un cadre »

Stéphane : qu’est ce qui amène les psy, les enseignants à aller loin comme ça ? à supporter autant, pour entendre des jeunes au comportement débordant ? Cette question me tient dit-t-il. On voit des choses extraordinaires : des éducateurs qui prennent le parti qu’il y a quelque chose derrière ce qui se manifeste trop bruyamment. Ils se livrent à un travail de recherche quotidien.

Julie : « on supporte quelque chose qui est parfois de l’ordre de l’insupportable » Elle voit bien elle aussi, que la méthode coercitive, ça ne marche pas. « On est dans le laisser faire et voir ce qui se passe » et ça n’est pas forcement compris dans l’institution dans laquelle elle travaille, du coup elle sent en marge. D’autres comme Aichhorn l’ont expérimenté, pourquoi est ce qu’on s’est éloigné de ces pistes de travail ? Julie a envie de poursuivre la lecture de cet ouvrage qui lui donne des pistes.
Françoise Labridy : il dit bien les erreurs qu’ils ont faites au début. Il constate que le traitement par la douceur qu’ils appliquent au départ, augmente la violence. Ils rectifient au fur et à mesure la position que les adultes ont à prendre auprès des enfants. Ce texte est très actuel, et devait être très en avance sur son temps en 1920. Il préconise : « ne de pas opposer de résistance à la demande ou aux transgressions des enfants » mais ça devient très vite insupportable quand les enfants cassent tout. Il y a un paradoxe dans les positions qu’ils prennent qui sont des positions intenables. Il y a une démarche clinique très fine avec ce groupe des agressifs qui est un groupe particulier. Les jeunes ne se sont pas choisi lors de la constitution des groupes.

Patrice Fabrizi : Ce groupe des agressifs est le « reste » Ce sont les exclus dont personne n’a voulu, ils sont les déchets du discours institutionnel. Le discours qui a à faire avec le reste, le déchet, que ce soit le discours du pédagogue, de l’analyste, c’est un objet a de lacan. C’est un reste inéliminable dont on ne sait pas quoi faire.
Quel est le point d’idéalisme dans cette démarche ? Aichhorn développe l’idée que les agressions ne peuvent augmenter que jusqu’à un certain point (idée thermorégulatrice de l’autocuiseur !) Y a un point où ça s’autorégulerait. On retrouve cette idée chez Freud dans le principe de plaisir ou dans les constructions libidinales avec la notion qu’il y a une autorégulation de la vie psychique. Autorégulation de groupe … c’est un peu moins sûr. Ce texte est à rapprocher de celui de Freud « psychologie des foules et analyse du moi » auquel, l’auteur fait référence.
On sent qu’il tient deux logiques à la fois :
- Une logique libidinale : il pense que la libido est quelque chose qui se développe, et qui, lorsqu’elle n’est pas assez développée, reste bloquée. Il dit que la libido a subit une fixation, c’est du côté de l’objet a et la libido.
- De l’autre côté, une logique d’identification. Ce sont des jeunes à l’abandon, car les adultes n’ont pas permis les identifications qui seraient formatrices et constituantes pour eux ; ceux-ci n’ont plus de confiance envers les adultes et pour eux, il n’y a plus de devoir de vérité par rapport à cette société. La vérité a reflué sur une logique de petits groupes et pour le reste on arbore le masque, le mensonge et la dissimulation.
L’auteur le présente ainsi, donc : D’un côté la libido et de l’autre l’identification.

Et la haine ajoute Françoise Labridy. C’est la haine qui fait la difficulté du traitement.

Patrice Fabrizi évoque la scène dans laquelle un ado menace un autre de lui couper le cou, avec un couteau à pain. Aichhorn reste calme, n’intervient pas, il a confiance en son attitude et il pense que c’est grâce à cela que l’adolescent lâche le couteau puis s’effondre, tombe en pleurs dans une espèce de position dépressive (ça aussi c’est très freudien)
Ce mode de faire interroge tout le groupe tant il est impressionnant…d’autre part, cette position est – elle reproductible ?
L’auteur pose que l’on coupe les identifications répressives de l’enfant à l’adulte, pour que ça puisse produire quelque chose où la libido va trouver inévitablement à s’autoréguler.
Qu’est ce qu’il y a d’autre dans ce dispositif qui fait que ça marche ? Aichhorn n’en parle pas.

Fabrice : Il faut prendre en compte la question de la temporalité dans cette histoire.

Françoise Labridy ajoute que le transfert est bien installé avec les éducateurs, lorsque la scène se produit et lorsque l’auteur prend le parti de ne pas intervenir entre les deux adolescents. Il faut dégager du texte les temps logiques qu’il a mis en place.
La question de l’après coup est soulevée par Anne
Françoise Labridy : Après l’ébranlement de l’identification, il y un état de rage. Les affects violents se dégagent du corps et il y a une phase d’instabilité. Ils peuvent être sages ou redevenir agressifs.
Il s’agit de miser sur l’identification à des adultes qui ne soient pas trop rigoristes, pour que l’identification se fasse dans un transfert à des adultes qui prodiguent de l’amour, de la douceur et vis-à-vis desquels les jeunes se sentent en confiance. Il y a sûrement la question de la vérité à déposer dans cette relation de parole et aussi provoquer des affects de plaisir (d’où la façon dont se déroule la fête de Noël)

Patrice Fabrizi : Que dit l’éducateur quand il se tait dans cette scène au couteau ? Silencieusement il dit : « je sais bien que c’est « pour du faux » ce que tu fais, c’est du semblant » l’éducateur ne s’exonère pas en terme de savoir, mais en terme de signifiant maître (en terme de refus de taper du poing sur la table) ; Donc, pas de coupure magistrale, car ça n’en vaut pas le coup. C’est ça qui produit chez le jeune cette déflation, ce dégonflement de la vêture imaginaire.

Yasmine : ne pas répondre là où un jeune s’apprête à faire une « grosse connerie » et convoque l’adulte ? le plus souvent on intervient directement sur ce qu’il va faire. Mais si on arrive à se décaler et à répondre à côté, c'est-à-dire, ne pas rentrer dans l’identification, on peut le renvoyer à sa responsabilité.

Patrice Fabrizi : La question de la présence forte, silencieuse, des éducateurs est essentielle. C’est une manière de dégonfler la situation, faire tomber les identifications constitutives de la réponse violente.

Françoise Labridy : L’enfant tombe sur du vide, là où il attendait quelque chose. C’est pour ça qu’il y a de la rage et des pleurs. Il se voit dans la pantomime qu’il a construite. Ces moments là sont très durs à traverser. Quand Aichhorn analyse la constitution familiale de ces jeunes il y trouve de la haine des injures, des scènes et peu de lieux d’amour.

Yasmine évoque Noëlle De Smet
En classe une jeune fille, particulièrement agressive dont on lui a dit qu’il faut la mater, sort un couteau. N. De Smet, au lieu de se mettre à crier, de lui dire d’arrêter, prononce cette parole : « à qui appartient ce couteau ? » Cela apaise la situation.
Après quoi elle apprendra que le frère de cette jeune fille s’est fait assassiner dans un parc voisin, puis entendra cette parole d’elle, à ce sujet « on a fait la guerre » Le signifiant guerre, alors qu’elle habite dans un quartier qui s’appelle Chicago à Bruxelles.

Anne : Revient sur l’après coup : que se passe t-il après ? L’auteur parle t-il de ce qui se produit au long cours ?
Françoise Labridy : les enfants deviennent attachants. Les identifications du côté de la haine tombent et les jeunes se mettent dans une position d’accepter et de douceur (se rapporter à la fête de Noël où il va y avoir les cadeaux, puis la jalousie des enfants envers les adultes) Il y a toute une suite de constructions qui vont leur permettre de s’appuyer sur le transfert actuel aux éducateurs et aux éducatrices. Ils rattrapent ensuite leur retard scolaire.

Par rapport au graphique concernant les manifestations d’affects, Stéphane souligne chez l’auteur ce souci de l’écriture de quelque chose du transfert et des transferts.
Patrice Fabrizi : à l’aide de cette représentation, il essaye de voir comment les enfants inter-réagissent les uns par rapport aux autres.

Prochaine séance : travail sur les deux derniers chapitres de l’ouvrage d’Aichhorn (9ième et 10ième conférence)

Christine Pierret

SUR L’HEGEMONIE DU COGNITIVISME

CINQ QUESTIONS À PHILIPPE MEIRIEU PAR
JACQUES-ALAIN MILLER

1 - JAM – On a beaucoup dit que vous étiez l’inspirateur principal de la
politique qui conduisit à mettre l’élève au centre du système éducatif. On dit
maintenant que les pédagogues ont été détrônés par les cognitivistes. Puis-je
vous demander de commenter, corriger, voire démentir, ces rumeurs ?
Qui peut sérieusement prétendre aujourd’hui avoir été ou être
l’inspirateur d’une politique ? Je crains que même un ministre qui revendiquerait
cette forme de paternité soit particulièrement suspect : il y a des conjonctures
particulières, des moments où un discours est en phase avec une question, des
temporalités qui favorisent l’émergence dans l’opinion de notions souvent
anciennes… et, surtout, l’instrumentalisation politique de données élaborées
dans le champ de la recherche. À ma connaissance, l’expression « l’élève au
centre » a été utilisée pour la première fois par le pédagogue allemand
Disterweg en 1838 : anticlérical forcené, soupçonné de sympathie pour la
Révolution française, l’homme fut, d’ailleurs, renvoyé de l’École normale de
Berlin où il enseignait. Puis, en France, l’expression est reprise en 1892 par un
proche de Jules Ferry, vice-recteur de l’Académie de Paris, fondateur des
lycées de jeunes filles, Octave Gréard… Avant de devenir, au tout début du
XXe siècle, la devise de « l’Éducation nouvelle » et de l’école genevoise de
psychopédagogie fondée par Claparède… Tout ça bien avant la loi d’orientation
de 1989 ! Et avec, chaque fois, une signification différente : on passe de la
bildung classique – comme incorporation culturelle singulière – à la valorisation
du « savoir » - vision unifiée du monde - contre « les connaissances » -
hétérogènes et fragmentaires -, avant d’insister sur la découverte et la
construction par l’élève de ses propres savoirs… mais sans la moindre illusion
sur le caractère très directif de la ruse rousseauiste : « Il ne doit faire que ce
qu’il veut, mais il ne doit vouloir que ce que vous voulez qu’il fasse » (Émile,
livre 2).
En 1989, la loi d’orientation reprend la formule dans une de ses annexes.
De quoi s’agit-il ? De tirer les conséquences de l’échec de la démocratisation
de l’école. Depuis 1959 et la scolarité obligatoire à seize ans, on a largement
ouvert les portes de l’institution scolaire : on a démocratisé l’accès, mais sans
démocratiser la réussite. Ceux qui étaient, jadis, victimes de l’exclusion sont
aujourd’hui à l’intérieur de l’école, mais ils n’y réussissent pas. Bourdieu est
devenu d’une triste banalité : l’école reproduit les inégalités sociales car elle
pratique « l’indifférence aux différences ». On a construit des bâtiments plus ou
moins inflammables, recruté massivement des enseignants, instauré des
systèmes de régulation (comme la carte scolaire), mais tout ça, c’est de la
gestion de flux. La loi de 1989 dit : « Maintenant on tente de regarder de près
ce qui se passe pour chaque élève. Il ne suffit pas de l’accueillir formellement, il
faut créer les conditions de sa réussite. »
Je fus de ceux qui saluèrent ce mouvement. Sans illusion, pourtant, sur
ses ambiguïtés : quelle réussite et pour qui ? Comment accompagner chaque
élève dans une structure qui restait massivement taylorienne ? Quel statut pour
la culture et pour le sujet dans un enseignement qui restait tributaire d’une
vision béhavioriste des compétences ?
Je fus, sans doute, à l’époque, trop timoré et insuffisamment exigeant :
au nom d’une solidarité politique avec tous ceux qui luttaient « pour la
démocratisation de l’accès aux savoirs », je ne me suis pas assez démarqué
des dérives et des délires de la « pédagogie de la maîtrise » ou des didactiques
strictement technicistes. J’étais pourtant inquiet de l’usage systématique de
certains outils que j’avais produits : je les avais conçus comme des démarches
d’accompagnement et j’avais bien expliqué que l’acte pédagogique ne pouvait,
en aucun cas, se réduire à une rationalité instrumentale… mais les institutions
de formation les ont parfois présentés comme des remèdes-miracles. Quand je
croyais fournir des points de repère modestes, j’ai alimenté, à mon insu, le
fantasme d’une technologie pédagogique toute-puissante.
Or, depuis longtemps, en effet, les pédagogues connaissent et analysent
la tentation de la toute-puissance didactique ; depuis longtemps, ils tentent de
débrouiller le désir de transmettre et la soif de reproduire, la volonté d’instruire
et l’acharnement à normaliser. C’est même l’essentiel de leur tâche. Tâche
impossible mais nécessaire et par laquelle ils s’identifient. Tâche indélébile et
revendiquée comme objet de leur ressassement jargonnant et de leurs
tâtonnements sans fin. « Tous les élèves peuvent apprendre », répètent-ils…
« et c’est folie que de le penser » conviennent-ils. « Tous les élèves peuvent
apprendre », car sans ce principe - régulateur, comme disait Kant -, il vaudrait
mieux, à l’évidence, faire autre chose qu’enseigner. Mais c’est folie de le
penser, car l’éducabilité peut s’emballer et, si elle n’intègre pas la négativité,
devenir une entreprise totalisante, voire totalitaire. L’éducabilité de tous n’est
tolérable que si elle s’articule à la reconnaissance de l’impouvoir radical sur le
sujet connaissant. L’opacité de la conscience, l’imprévisibilité du désir rendent
impossible toute tentative pour circonvenir l’acte d’apprendre. « Seigneur, j’ai
tout prévu pour une mort si juste ! »… Mais justement, on ne prévoit que la
mort.
La pédagogie, en ce sens, n’a pas été remplacée par le cognitivisme.
Les errances de l’enseignement programmé ont très largement précédé la
banalisation du « contrôle cognitif ». Et les pédagogues ont dénoncé, depuis
belle lurette, la fantasmatique de la « fabrication de l’homme par l’homme ».
Mon maître, Daniel Hameline, a tout dit sur ces questions dès 1977 dans Le
domestique et l’affranchi. J’ai publié moi-même, il y a douze ans, un
Frankenstein pédagogue (ESF éditeur) qui ne peut laisser aucun doute à tout
lecteur de bonne foi sur le caractère central, à mes yeux, de la question du
sujet en éducation. Le clivage, pour moi, est clair : il sépare ceux et celles qui
reconnaissent le caractère central de la question du sujet de ceux et celles qui
convoquent les sciences plus ou moins exactes pour développer toutes les
formes de contrôle intellectuel et social, réduisant la personne à ce qu’ils sont
capables d’en décrire dans leurs machineries logicomathématiques ou d’en
reproduire dans leurs éprouvettes biochimiques.
2 - JAM – Vous affectez souvent une attitude modérée, pesant
soigneusement sur vos balances le pour et le contre. Sur le cognitivocomportementalisme
pourtant, vous faîtes volontiers preuve de quelque
véhémence. Et pourquoi ?
Je suis très inquiet. La modernité développe, avec une force et une
habileté inouïes, les industries de la pulsion. Bernard Stiegler parle d’un nouvel
âge du capitalisme, « le capitalisme pulsionnel ». L’environnement tout entier
conspire pour susurrer à l’oreille de l’enfant : « Tes pulsions ont des ordres ».
Notre économie fonctionne au passage à l’acte comme nos moteurs à
l’essence. L’infantile est partout, la régression systématisée et le sujet
instrumentalisé dans la machinerie médiatico-commerciale. Lacan, lui-même,
avait, me semble-t-il, annoncé cela en parlant d’un « siècle de l’enfant ». Notre
évolution lui donne raison au quotidien, peut-être même au-delà de ce qu’il
aurait pu imaginer.
En éducation, les dégâts sont considérables. Les parents doivent faire
face à des comportements déviants systématiques, sans possibilité de
communiquer avec des jeunes qui vivent dans un monde qu’ils ignorent… Les
éducateurs esquivent en permanence le face à face, oscillant entre bouffées
d’autoritarisme et avachissement dans le laxisme… Les enseignants sont
désarmés devant des groupes d’élèves coagulés, surexcités, une
télécommande – phallus high tech – greffée au cerveau, incapables d’attention
et de concentration, gérant leurs affects « en temps réel » avec leur téléphone
portable, réfractaires à tout sursis… Et nous tous prenons peur devant ces
jeunes qui se mettent systématiquement en danger - et nous mettent en
danger - par des comportements que nous avons engendrés et que nous
vivons légitimement comme une terrible menace. Russell Banks écrivait déjà,
dans De beaux lendemains, en 1991 : « Nous avons tous perdu nos enfants.
Pour nous, c’est comme si tous les enfants d’Amérique étaient morts.
Regardez-les, bon Dieu, violents dans les rues, comateux dans les centres
commerciaux, hypnotisés devant la télé. Dans le courant de mon existence, il
s’est passé quelque chose de terrible qui nous a ravi nos enfants. J’ignore si
c’est la guerre du Viêt-nam, la colonisation sexuelle des gosses par l’industrie,
ou la drogue, ou la télé, ou le divorce, ou le diable sait quoi. J’ignore quelles
sont les causes et quels sont les effets ; mais les enfants ont disparu, ça je le
sais. » Il y a, effectivement, de quoi s’inquiéter !
Et, face à cette inquiétude, notre société me semble avoir le choix entre
deux voies : la contention ou l’éducation. La contention, c’est la réaction
spontanée du « libéralisme autoritaire » dont le slogan est : « Liberté pour les
marchands d’excitants… Répression pour les excités ! » La contention, c’est,
bien sûr, d’abord la chimie : on produit des enfants « turbulents » qu’on
caractérise d’hyperactifs pour les mettre sous Ritaline ! C’est aussi,
évidemment, l’ensemble des dispositifs politiques et judiciaires dès lors que ces
derniers n’ont pour objectif que le maintien de l’ordre : un ordre que ne supporte
aucune configuration sociale qui permettrait à chacun d’espérer occuper une
place… et de ne pas tenter d’exister en prenant toute la place. La contention,
c’est, enfin, la multiplicité des systèmes de dépistage, de contrôle, de
classification et d’enfermement.
Des organisateurs zélés, de droite et de gauche, nous préparent, en
effet, un monde où l’enfant, réduit à un code barre, sera, dès le plus jeune âge,
« orienté en fonction de ses dispositions et aptitudes ». Ainsi, la sélection, jadis
tâtonnante et artisanale, risque bien de prendre, dans les années qui viennent,
une dimension industrielle. Il est possible que, malgré les sursauts citoyens de
toutes sortes, nous ne parvenions pas à échapper au triage systématique.
Tester, évaluer, aiguiller, vérifier, sanctionner… vont devenir – si ce n’est déjà
fait – des activités permanentes et obsessionnelles, à l’École comme ailleurs.
Pas un « dys » ne doit échapper à la surveillance des grands organisateurs de
l’apprentissage sur commande ! Et quand le « dys » est repéré, il permet
d’esquiver le pédagogique, de dédouaner les enseignants et de confier à
l’armada paramédicale un enfant réduit à ses symptômes. Pour un cas où l’on
va s’efforcer d’accompagner une dynamique psychique dans sa complexité,
combien de cas où l’on se contentera d’un diagnostic discutable et d’une
intervention calibrée ! Encore heureux que l’effet placebo fonctionne de temps
en temps pour des élèves qui trouvent ainsi, simplement, une personne à qui
parler ! Mais, en réalité, ce qui se met en place sous nos yeux est proche des
pires scénarios de science-fiction.
Il n’est pas question, pour autant, d’identifier tous les cognitivistes à des
disciples de Big Brother ! Ce n’est pas leur bonne volonté, ni même leur
« volonté bonne », qui est en question. C’est la banalisation, en lieux communs
d’une extravagante médiocrité, de leurs présupposés méthodologiques. Nul ne
peut reprocher à un cognitiviste de tenter de neutraliser méthodologiquement,
pour son travail de recherche, les facteurs qui ne relèvent pas de son champ de
compétence. Ce n’est pas le problème. Le problème, c’est quand
l’épistémologie du savant devient l’idéologie du politique. Le problème, c’est
quand une démarche dont la légitimité de laboratoire n’est pas contestable,
devient une religion, quand la cité savante se livre aux manipulations de la cité
mondaine, quand elle organise la confusion du monde avec ce qu’elle a décidé
d’y voir et d’en dire.
Or, c’est précisément ce qui se passe aujourd’hui. Parce que le
cognitivisme-comportementalisme-biologisme représente une réduction de la
personne à ce qui serait inculcable et contrôlable, il apparaît comme le cadre
idéologique parfait pour la contention des pulsions que nous avons nousmêmes
déchaînées. Et son hégémonie universitaire est une forme de
consécration qui n’a absolument rien de « scientifique ». C’est un des
symptômes les plus préoccupants de nos peurs collectives. C’est aussi une
manière de légitimer une multitude de pratiques de seconde main ou de
seconde zone par lesquelles les technocrates du travail éducatif et social –
cadres intermédiaires de toutes sortes - s’exonèrent de toute véritable
entreprise pédagogique : ils observent, repèrent, évaluent, orientent,
prescrivent, souvent en dépit du bon sens ou de toute forme de discernement,
parant leurs intuitions personnelles ou leurs préjugés sociaux des oripeaux de
la scientificité. Le culte du critère et du chiffre fait fonction de politique
éducative…
Or, l’éducation, pour le pédagogue, n’est jamais réductible à une
mécanique, aussi bien huilée soit-elle. Elle se joue ailleurs, dans la transaction
des désirs et dans la temporalité. Elle se joue dans la mise en place de
situations qui permettent l’émergence du sujet. Le pédagogue « donne à
prendre », pour donner à apprendre. Il promeut les institutions contre, d’une
part, la coagulation fusionnelle du « capitalisme pulsionnel » et, d’autre part, la
segmentation individualisante du testing généralisé. Le pédagogue ouvre des
possibles et passe des alliances. Il réhabilite la parole qui hésite, contre
l’impérialisme scolaire et médiatique du best of. Il donne du temps et permet le
sursis. Il médiatise les corps à corps en proposant des activités qui lestent les
passions. Il fournit des occasions pour métaboliser sa propre violence. Il
partage une culture qui, modestement, relie le plus intime au plus universel…
sans brutaliser ou manipuler l’autre. Contrairement au cognitivisme et à ses
zélateurs de tous bords, il ne prétend pas faire de miracle. Dieu nous garde,
d’ailleurs, des faiseurs de miracles. Ce sont, à proprement parler, des dangers
publics !
3 - JAM – Un homme semble aujourd’hui jouir d’une influence
considérable sur nos dirigeants politiques, en matière d’éducation,
d’enseignement supérieur, et de recherche. Certains voient en lui le Grand-
Maître caché de l’Université française. Il s’agit, vous l’avez deviné, de Jean-
Marc Monteil. Que pensez-vous de l’homme, de l’oeuvre, de la carrière ?
C’est, sans doute, un homme estimable, mais là n’est pas le problème. Il
s’agit de sa politique. Je suis en désaccord radical avec la conception qu’il a
mise en oeuvre du pilotage de la recherche universitaire. Au nom de la qualité
et de l’exigence, on réclame des résultats quantifiables, obéissant à des critères
purement formels… Je défends, par exemple, l’idée que la recherche s’est
toujours développée en utilisant des formes d’écrits très différenciés, des
modes de relation à la communauté académique très contrastés, une
articulation avec les acteurs sociaux qui permette de « mettre à l’épreuve » ses
résultats autrement que dans le cénacle épistémologique. Or, l’évaluation des
recherches s’effectue aujourd’hui, à travers le double calibrage des publications
de nature expérimentale dans les revues anglo-saxonnes et l’utilisation par les
entreprises. Elle me paraît ainsi laisser de côté une multitude d’apports dont
nous aurions infiniment besoin. Une monographie vaut bien un protocole de
recherche où « toutes choses sont, nous dit-on, égales par ailleurs », dès lors,
bien sûr, qu’on s’astreint à modéliser. Une utilisation en formation vaut une
« valorisation industrielle » et peut aider, au quotidien, des travailleurs éducatifs
ou sociaux qu’on laisse, aujourd’hui, à l’abandon…
Plus globalement, je considère que l’université est en train de se couper
de la « cité citoyenne » pour se caler sur la « cité marchande ». Au-delà des
polémiques sur la privatisation et sur le danger – que je crois réel – encouru par
les filières dont les débouchés industriels à court terme ne sont pas repérables,
c’est le modèle de fonctionnement interne de nos universités qui me
préoccupe : afin de garantir les pourcentages de réussite requis pour obtenir
des financements, certains départements universitaires commencent, par
exemple, à se demander s’ils ne vont pas décourager les étudiants travailleurs
qui, préparant leur master en trois ou quatre ans au lieu de deux, vont les faire
chuter dans les palmarès. Triste calcul et conception étriquée de la
« richesse » ! On sait bien, en effet, ce que représente socialement, en
dynamisme et en implication, la possibilité de mener un travail universitaire en
parallèle avec une activité professionnelle.
Je sais Jean-Marc Monteil sensible aux questions de société. Je veux
croire qu’il mesurera les enjeux sociaux des décisions « techniques » qu’il a
prises et accompagne aujourd’hui. Je veux croire qu’il saura s’ouvrir à une
vision moins étroitement positiviste de la recherche universitaire…
4 - JAM – Jean-Claude Milner, qui est mon ami très cher, et que j’admire,
qui est l’un des piliers de LNA, a écrit un livre célèbre, De l’école, qui vise
notamment le “pédagogisme” dont vous êtes le promoteur. Il a redit récemment
qu’il vous tenait pour l’incarnation même de ce catholicisme social,
compassionnel et gauchiste, qui a ruiné l’éducation et la culture françaises.
Vous, vous le soupçonnez de n’avoir pas lu vos livres. Il reste que vous vous
rejoignez dans l’anti-cognitivisme. Si vous deviez vous adresser à lui, que lui
diriez-vous aujourd’hui ?
Le livre de Jean-Claude Milner a profondément marqué. Il faut dire qu’il
tranche par sa qualité avec la masse de pamphlets anti-pédagogiques qui, de
Paul Guth à Jean-Paul Brighelli, envahissent régulièrement les devantures des
libraires pour désigner le « joueur de flûte », coupable d’entraîner la jeunesse
vers sa perdition. Il faudrait, d’ailleurs, à ce sujet, relire Hamelin : le joueur de
flûte n’emmène les enfants dans le gouffre que parce que les parents n’ont pas
tenu leur parole…
Sur le fond, je considère que Jean-Claude Milner a forcé le trait en
présentant la pédagogie et les pédagogues comme les rejetons d’un
catholicisme compassionnel : Langevin et Wallon, dont nous ne cessons de
nous réclamer, en étaient bien loin. Et les pédagogues qu’il stigmatise sont, en
réalité, assez fidèles à la tradition républicaine de Ferdinand Buisson, de Jean
Macé ou de Jean Zay.
Mais, plus profondément, je crains que Jean-Claude Milner, dans un
souci d’efficacité rhétorique, n’ait pas pris le temps de regarder de près l’histoire
et l’actualité de la pédagogie. Son livre ne comporte, d’ailleurs, aucune
référence ni bibliographie. C’est une pensée qui se déploie sans s’encombrer
de la réalité. Sans se compromettre avec la médiocrité des textes
pédagogiques qui donnent à lire la complexité et les contradictions de
l’entreprise éducative. Le texte est brillant – briller en ridiculisant les
pédagogues est une tradition bien française depuis Voltaire – mais me semble
tellement loin de mon travail quotidien que je ne me sens guère concerné. Je
suis admiratif devant la performance, je trouve qu’elle est assez décapante et
même jouissive à la lecture. Mais elle relève, pour moi, d’une sorte
d’élucubration de Monsieur Teste : « Enlevez toute chose que j’y voie ! »
Cela dit, j’ai surtout envie de dire à Jean-Claude Milner que, s’il est
inquiet de la montée du cognitivisme, il se trompe d’ennemi en attaquant des
gens comme moi. Il imagine que je suis accepté et reconnu au sein de ma
propre section des universités, les « sciences de l’éducation », alors que j’y suis
plus que minoritaire. Les sciences « positives » y dominent et ceux qui, comme
moi, s’intéressent à la pédagogie se comptent, en France, sur les doigts d’une
ou deux mains. Par ailleurs, il confond les pédagogues et les didacticiens. Il ne
faut, certes pas, diaboliser systématiquement ces derniers : certains sont
conscients de l’insuffisance de leurs prothèses… Mais il ne faut pas confondre,
pour autant, ceux qui travaillent sur le rapport difficile de la culture et du sujet,
avec ceux qui réduisent la culture à des « comportements observables » et
ramènent l’enseignement à la programmation… Pas plus qu’il ne faut confondre
les pédagogues, qui tentent de naviguer entre les impératifs contradictoires
inhérents à toute éducation, avec ceux qui, récusant aussi bien la pédagogie
que la didactique, fonctionnent à la pensée magique et croient à la puissance
sacramentelle du savoir. Les nouveaux cathos, ce sont eux, plus proches de
Ratzinger que de Vatican II : ils imaginent que l’imposition des mains (la
réussite aux concours prestigieux) opère une transsubstantiation qui leur
permet d’imposer à leur tour, dans le secret de leur classe, les mains à leurs
élèves : point n’est besoin alors de pédagogie !... Mais craignons que les
échecs de ce modèle – qui est, aujourd’hui, massivement hégémonique dans
un enseignement secondaire qui n’a cessé de substituer les « cours » aux
« études » - ne rabatte vers la vulgate cognitiviste ceux qui découvrent trop tard
que la fonction publique ne tient pas les promesses de ses ordinations.
5 - JAM – Quelles sont, selon vous, les chances du mouvement anticognitiviste
qui prend forme ces jours-ci, alors que l’AERES entre en action ?
Je crois que ce mouvement peut aboutir s’il fait bouger les lignes.
L’université est engoncée. De nombreux collègues se sont résignés, faute
d’une voix, et a fortiori, d’une autre voie possibles. Et puis, la confusion des
zélotes cognitivistes entre méthodologie et métaphysique touche aussi d’autres
disciplines, et pas seulement dans les sciences humaines. On peut imaginer un
sursaut… Si toutefois les universitaires qui n’ont plus grand chose à perdre ou à
gagner en termes de carrière osent dire tout haut ce qu’ils pensent tout bas.
Pour les autres, et compte tenu du climat qui règne aujourd’hui dans
l’université, on peut être plus indulgent…