jeudi 7 juin 2007

3 questions à François Ansermet

La Lettre en Ligne de l’Ecole de la cause freudienne :
3 questions à :
… François Ansermet
1
Nathalie Jaudel pour la Lettre en ligne : Qu’appelle-t-on médecine prédictive ?
François Ansermet : Le fait de pouvoir savoir à l’avance ce qui sera. C’est ainsi que les avancées des biotechnologies prédictives, dans le champ de la génétique sur lequel je me centre ici pour vous répondre, amènent des sujets à devenir des patients avant de pâtir du mal qui va les atteindre. On entre donc dans l’ère des patients pré-cliniques, dont on sait de façon certaine qu’ils vont développer une maladie, parfois cependant sans pouvoir dire quand, ou qu’ils sont à risque d’en développer une, les amenant à souffrir paradoxalement de la certitude de cette probabilité.
La médecine prédictive confronte au vertige de savoir : finalement une forme contemporaine de l’oracle qui déconcerte tant les patients que leurs médecins – et le système de santé aussi bien, dont le financement est fondé sur la solidarité et la réciprocité, notions basées sur le partage d’un non-savoir que bouleverse la prédiction. Distinguant entre « eux » et « nous », la prédiction introduit en effet la perspective d’une stratification, donc potentiellement d’une discrimination.
Le savoir délivré par la médecine prédictive est marqué par la mort.1 C’est la maladie qu’on prédit, le handicap, la mortification. La prédiction d’une maladie grave touche inévitablement à la question de savoir ce qui est sacrifiable : elle est ainsi indissociable d’une certaine tentation eugénique. Quoi qu’il en soit, la prédiction est un savoir traumatique, qui sidère tant ceux qui le reçoivent que ceux qui le livrent.
2
NJ : Quels sont les effets de la prédiction sur la temporalité et le choix ?
FA : Par le fait de la prédiction génétique, le temps s’amalgame. La prédiction réalise une concrétion temporelle. Le passé, le présent et le futur se télescopent. Par exemple, une prédiction prénatale d’une maladie génétique dévoile le passé par son surgissement dans le présent ou l’annonce de sa venue dans le futur. Toute prédiction montre le temps tel qu’il a été véhiculé à travers les générations, et fait du sujet l’objet d’un temps qui se concrétise en lui. Du même coup, la prédiction met le sujet en suspens, le plonge dans l’incertain.
D’où l’un des paradoxes les plus surprenants de la médecine prédictive : toute prédiction révèle l’infini de ce qui ne peut pas être prédit ! En livrant un savoir sur le destin, la prédiction pointe en même temps l’incertitude absolue quant à ce qui pourrait se produire d’autre.
C’est dans cette tension temporelle que se pose la question de la décision, du choix comme vous le suggérez dans votre question. Mais s’agit-il vraiment d’un choix ? Et si il y a choix, sur quels critères ? Les consultants en génétique prédictive obéissent à une règle d’abstention. Ils ne donnent aucun conseil. L’information est livrée par le généticien qui laisse le choix aux patients. Ceux-ci sont renvoyés à prendre eux-même la décision face à ce trop plein de savoir.
Y a-t-il vraiment un choix possible ? Ce que révèle la clinique, c’est qu’il s’agit d’un pari plutôt que d’un choix. Dans la situation d’anomalies des chromosomes sexuels, une revue d’une série de situations cliniques nous a enseigné que les parents face à l’enfant à naître décidaient plutôt d’emblée, comme un pari immédiat qui s’impose à eux, dans une ambivalence mise en crise par la prédiction. Le soi-disant processus de décision apparaît ainsi plutôt comme un travail d’après-coup. Les patients cherchent à donner un sens dans l’après-coup à un pari qui surgit comme un acte, au pic de l’angoisse, transformant rétro-activement leur pari en choix, en décision.
Il n’y a pas d’enchaînement linéaire entre la révélation du savoir de la prédiction et la décision. On n’est pas dans un déroulement continu. Le pari est posé d’emblée, comme un moment de conclure qui survient en collusion avec l’instant de voir, auquel viendra faire suite le temps pour comprendre. C’est à partir d’un pari sur le futur que le sujet revient sur son passé, voire sur le présent, sur la base d’un pari qu’il a posé dans un court-circuit de la pensée.
3
NJ : Face à des dispositifs qui précipitent une figure nouvelle du destin, y a-t-il encore une place pour le sujet- et pour le psychanalyste ?
FA : Comme je l’ai déjà suggéré autour de la question du pari, la dimension subjective s’impose de façon d’autant plus urgente qu’elle représente le point sur lequel viennent justement buter les avancées de la médecine prédictive. Tout en cherchant à tout prédire, la médecine prédictive bute paradoxalement sur le fait de ne pas pouvoir prédire ce qui va suivre. Qu’un individu soit atteint dans son organisme ne permet pas de savoir quel sujet va s’en déduire. La prédiction ne dit pas tout. Le sujet reste fondamentalement imprédictible ! C’est ainsi que le psychanalyste, en contre-point des perspectives de la médecine prédictive, se retrouve en position d’être un praticien de l’imprédictible.
S’il y a un enjeu pour le psychanalyste dans le champ de la médecine prédictive, c’est de laisser une place à l’immaîtrisable là où tout cherche à s’ordonner à partir du maîtrisable, du pré-programmé. Une telle perspective oblige du même coup le psychanalyste à aller lui-même au-delà de ses propres raisonnements prédictifs, de laisser tomber les prêts-à-porter de son savoir, pour partir à la recherche du particulier du sujet, toujours imprédictible dans ce qu’il va manifester.
La réponse du sujet est impossible à prédire. Elle surprend toujours dans son émergence. Au psychanalyste de l’accueillir, de faciliter son invention au-delà des nécessités induites par le trop plein de savoir de la prédiction. Pour cela, encore faut-il comme psychanalyste dépasser les fascinations ou parfois aussi les résistances excessives que peuvent générer les possibilités de la médecine prédictive, pour aller vers une pratique qui conserve une place pour l’inattendu qui finalement arrive toujours !
Je ne parle pas ici du scientisme prédictif contemporain qui applique de façon systématiques à toutes sortes de situations le modèle de la médecine prédictive sur la base de prévisions statistiques, comme par exemple dans la prédiction des troubles des conduites et de la délinquance.
Note:1. Je ne parle pas ici du scientisme prédictif contemporain qui applique de façon systématiques à toutes sortes de situations le modèle de la médecine prédictive sur la base de prévisions statistiques, comme par exemple dans la prédiction des troubles des conduites et de la délinquance.

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