lundi 4 février 2008

Une soirée du Cien pas comme les autres

Stéphane Germain
Ce soir là au Cien, il s’agissait de lui, de sa façon de parler, de sa façon d’annoncer, d’énoncer, de sa façon de se montrer et des effets que ça produisait sur les uns et les autres poussés à déplorer, à dénoncer, à commenter.
Bref, il ne nous a pas lâché de la séance malgré les quelques tentatives de certains à reprendre les mots dans le filet de ce qui fait le réel de nos rencontres quotidiennes. Quelque chose échappait à chaque fois, ratage qui maintenait la conversation dans les aléas des représentations imaginaires de chacun, faisant consister un Autre monstrueux qui se dérobe à toute nomination.
Pourquoi ce trouble ressenti à la fin de la soirée, mélange d’angoisse et de déception. Ce n’était pas une soirée comme les autres.
Il s’agissait pourtant de ça, nommer le trouble qu’inspire le personnage. Personnage qui n’arrivait pas à se faire sujet dans nos discours. Ce même discours n’étant plus lesté par le réel de l’expérience.
Un quelque chose n’a pas pris, au sens où les échanges s’ordonnaient selon une succession de paroles qui se surajoutaient à d’autres sans point d’arrimage.
A quoi était dû mon trouble à la fin de cette soirée qui m’a fait renoncer à la petite bière, celle que l’on s’enfile entre « cienneurs »[1] entre 23 heures et minuit, en refaisant la réunion voire pire, le monde ? A un trop de sens, là où j’attendais une déconstruction de sens ? N’est-on pas resté englué dans le sens, comme ces adolescents des institutions bruyantes qui sont agités par le forçage du sens auquel les adultes veulent les fixer ?
L’échange était-il une tentative de se dégager de quelque chose qui nous assaillait ?

Ce moment pas comme un autre, je l’associe à une lecture récente, un récit imaginé[2] autour du « Mont Analogue », une montagne tout aussi imaginaire mais ô combien réel !
Quelques illuminés – hommes de sciences, de lettres, poète, artiste - se lancent à la recherche d’une montagne dont ils ont décidé l’existence, mais que personne n’a encore vu, et pour cause (de leurs désirs) elle est à découvrir.
La condition d’une telle découverte est la croyance en son existence. Le Mont Analogue s’inscrit dans une perception qui défie les lois de la physique : « Pour trouver le moyen de pénétrer dans l’île (où se situe le Mont), il faut poser en principe (…) la possibilité, et même la nécessité d’y pénétrer. La seule hypothèse admissible est que la « coque de courbure » qui entoure l’île n’est pas absolument – c'est-à-dire toujours, partout et pour tous – infranchissable. A certain moment et à certain endroit, certaines personnes (celles qui savent et qui veulent) peuvent entrer »[3].
Tout scientifique ou adepte du bon sens n’auraient pas la folie d’une telle spéculation.
Ces doux rêveurs calculent, comptent, préparent, s’organisent pour la grande expédition. Après le doute, les hésitations, et bien des tâtonnements en mer et sur terre, les voilà face à l’énorme masse rocheuse ; ce Mont immanent au monde mais que bon nombre, aveugles, ignorent.

Ce doit être ça une soirée du Cien ; à chaque fois une tentative pour arriver au point de rencontre entre présupposé et découverte. Cela nécessite de tourner autour, sentir que le Mont est tout proche et en même temps tellement insaisissable. Lorsque l’on en perçoit le sommet, ça y’est, on se dit qu’on tient quelque chose, grisé par l’excitation d’être convaincu que c’est là ! Et parfois, pas moyen d’en apercevoir le plus petit caillou malgré nos efforts désespérés qui nous rendent la marche (ou la soirée) si désespérante.
Il paraît qu’il y en a qui sont parvenus au sommet, c’est en tout cas ce qui se dit, mais jamais nous n’en avons eu le témoignage. Il paraît que d’autres ont décroché dans des couloirs trop abîmés ; ceux là même qui n’y croyaient plus ?
Nous n’avons le discours que de ceux qui ont essayé.
Dans tous les cas, de retour d’expédition, que le récit paraît fade à côté de cet envahissement de vérité ressenti à l’approche du sommet !

Une toute petite chose constitue le génie de cette histoire. Son auteur n’a pas eu le temps de l’achever… On a beau imaginer sa propre fin, elle restera infiniment en suspens.

Allez, c’est promis, demain j’y retourne.

Le 04/02/08
[1] Terme dont je laisse la propriété intellectuelle à Marie-Odile.
[2] René DAUMAL, Le Mont Analogue, L’imaginaire Gallimard, février 2006 (1ère édition 1981). Ecrit entre1940 et 1943.
[3] Ibid, p.66-67.

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