lundi 7 avril 2008

SUR L’HEGEMONIE DU COGNITIVISME

CINQ QUESTIONS À PHILIPPE MEIRIEU PAR
JACQUES-ALAIN MILLER

1 - JAM – On a beaucoup dit que vous étiez l’inspirateur principal de la
politique qui conduisit à mettre l’élève au centre du système éducatif. On dit
maintenant que les pédagogues ont été détrônés par les cognitivistes. Puis-je
vous demander de commenter, corriger, voire démentir, ces rumeurs ?
Qui peut sérieusement prétendre aujourd’hui avoir été ou être
l’inspirateur d’une politique ? Je crains que même un ministre qui revendiquerait
cette forme de paternité soit particulièrement suspect : il y a des conjonctures
particulières, des moments où un discours est en phase avec une question, des
temporalités qui favorisent l’émergence dans l’opinion de notions souvent
anciennes… et, surtout, l’instrumentalisation politique de données élaborées
dans le champ de la recherche. À ma connaissance, l’expression « l’élève au
centre » a été utilisée pour la première fois par le pédagogue allemand
Disterweg en 1838 : anticlérical forcené, soupçonné de sympathie pour la
Révolution française, l’homme fut, d’ailleurs, renvoyé de l’École normale de
Berlin où il enseignait. Puis, en France, l’expression est reprise en 1892 par un
proche de Jules Ferry, vice-recteur de l’Académie de Paris, fondateur des
lycées de jeunes filles, Octave Gréard… Avant de devenir, au tout début du
XXe siècle, la devise de « l’Éducation nouvelle » et de l’école genevoise de
psychopédagogie fondée par Claparède… Tout ça bien avant la loi d’orientation
de 1989 ! Et avec, chaque fois, une signification différente : on passe de la
bildung classique – comme incorporation culturelle singulière – à la valorisation
du « savoir » - vision unifiée du monde - contre « les connaissances » -
hétérogènes et fragmentaires -, avant d’insister sur la découverte et la
construction par l’élève de ses propres savoirs… mais sans la moindre illusion
sur le caractère très directif de la ruse rousseauiste : « Il ne doit faire que ce
qu’il veut, mais il ne doit vouloir que ce que vous voulez qu’il fasse » (Émile,
livre 2).
En 1989, la loi d’orientation reprend la formule dans une de ses annexes.
De quoi s’agit-il ? De tirer les conséquences de l’échec de la démocratisation
de l’école. Depuis 1959 et la scolarité obligatoire à seize ans, on a largement
ouvert les portes de l’institution scolaire : on a démocratisé l’accès, mais sans
démocratiser la réussite. Ceux qui étaient, jadis, victimes de l’exclusion sont
aujourd’hui à l’intérieur de l’école, mais ils n’y réussissent pas. Bourdieu est
devenu d’une triste banalité : l’école reproduit les inégalités sociales car elle
pratique « l’indifférence aux différences ». On a construit des bâtiments plus ou
moins inflammables, recruté massivement des enseignants, instauré des
systèmes de régulation (comme la carte scolaire), mais tout ça, c’est de la
gestion de flux. La loi de 1989 dit : « Maintenant on tente de regarder de près
ce qui se passe pour chaque élève. Il ne suffit pas de l’accueillir formellement, il
faut créer les conditions de sa réussite. »
Je fus de ceux qui saluèrent ce mouvement. Sans illusion, pourtant, sur
ses ambiguïtés : quelle réussite et pour qui ? Comment accompagner chaque
élève dans une structure qui restait massivement taylorienne ? Quel statut pour
la culture et pour le sujet dans un enseignement qui restait tributaire d’une
vision béhavioriste des compétences ?
Je fus, sans doute, à l’époque, trop timoré et insuffisamment exigeant :
au nom d’une solidarité politique avec tous ceux qui luttaient « pour la
démocratisation de l’accès aux savoirs », je ne me suis pas assez démarqué
des dérives et des délires de la « pédagogie de la maîtrise » ou des didactiques
strictement technicistes. J’étais pourtant inquiet de l’usage systématique de
certains outils que j’avais produits : je les avais conçus comme des démarches
d’accompagnement et j’avais bien expliqué que l’acte pédagogique ne pouvait,
en aucun cas, se réduire à une rationalité instrumentale… mais les institutions
de formation les ont parfois présentés comme des remèdes-miracles. Quand je
croyais fournir des points de repère modestes, j’ai alimenté, à mon insu, le
fantasme d’une technologie pédagogique toute-puissante.
Or, depuis longtemps, en effet, les pédagogues connaissent et analysent
la tentation de la toute-puissance didactique ; depuis longtemps, ils tentent de
débrouiller le désir de transmettre et la soif de reproduire, la volonté d’instruire
et l’acharnement à normaliser. C’est même l’essentiel de leur tâche. Tâche
impossible mais nécessaire et par laquelle ils s’identifient. Tâche indélébile et
revendiquée comme objet de leur ressassement jargonnant et de leurs
tâtonnements sans fin. « Tous les élèves peuvent apprendre », répètent-ils…
« et c’est folie que de le penser » conviennent-ils. « Tous les élèves peuvent
apprendre », car sans ce principe - régulateur, comme disait Kant -, il vaudrait
mieux, à l’évidence, faire autre chose qu’enseigner. Mais c’est folie de le
penser, car l’éducabilité peut s’emballer et, si elle n’intègre pas la négativité,
devenir une entreprise totalisante, voire totalitaire. L’éducabilité de tous n’est
tolérable que si elle s’articule à la reconnaissance de l’impouvoir radical sur le
sujet connaissant. L’opacité de la conscience, l’imprévisibilité du désir rendent
impossible toute tentative pour circonvenir l’acte d’apprendre. « Seigneur, j’ai
tout prévu pour une mort si juste ! »… Mais justement, on ne prévoit que la
mort.
La pédagogie, en ce sens, n’a pas été remplacée par le cognitivisme.
Les errances de l’enseignement programmé ont très largement précédé la
banalisation du « contrôle cognitif ». Et les pédagogues ont dénoncé, depuis
belle lurette, la fantasmatique de la « fabrication de l’homme par l’homme ».
Mon maître, Daniel Hameline, a tout dit sur ces questions dès 1977 dans Le
domestique et l’affranchi. J’ai publié moi-même, il y a douze ans, un
Frankenstein pédagogue (ESF éditeur) qui ne peut laisser aucun doute à tout
lecteur de bonne foi sur le caractère central, à mes yeux, de la question du
sujet en éducation. Le clivage, pour moi, est clair : il sépare ceux et celles qui
reconnaissent le caractère central de la question du sujet de ceux et celles qui
convoquent les sciences plus ou moins exactes pour développer toutes les
formes de contrôle intellectuel et social, réduisant la personne à ce qu’ils sont
capables d’en décrire dans leurs machineries logicomathématiques ou d’en
reproduire dans leurs éprouvettes biochimiques.
2 - JAM – Vous affectez souvent une attitude modérée, pesant
soigneusement sur vos balances le pour et le contre. Sur le cognitivocomportementalisme
pourtant, vous faîtes volontiers preuve de quelque
véhémence. Et pourquoi ?
Je suis très inquiet. La modernité développe, avec une force et une
habileté inouïes, les industries de la pulsion. Bernard Stiegler parle d’un nouvel
âge du capitalisme, « le capitalisme pulsionnel ». L’environnement tout entier
conspire pour susurrer à l’oreille de l’enfant : « Tes pulsions ont des ordres ».
Notre économie fonctionne au passage à l’acte comme nos moteurs à
l’essence. L’infantile est partout, la régression systématisée et le sujet
instrumentalisé dans la machinerie médiatico-commerciale. Lacan, lui-même,
avait, me semble-t-il, annoncé cela en parlant d’un « siècle de l’enfant ». Notre
évolution lui donne raison au quotidien, peut-être même au-delà de ce qu’il
aurait pu imaginer.
En éducation, les dégâts sont considérables. Les parents doivent faire
face à des comportements déviants systématiques, sans possibilité de
communiquer avec des jeunes qui vivent dans un monde qu’ils ignorent… Les
éducateurs esquivent en permanence le face à face, oscillant entre bouffées
d’autoritarisme et avachissement dans le laxisme… Les enseignants sont
désarmés devant des groupes d’élèves coagulés, surexcités, une
télécommande – phallus high tech – greffée au cerveau, incapables d’attention
et de concentration, gérant leurs affects « en temps réel » avec leur téléphone
portable, réfractaires à tout sursis… Et nous tous prenons peur devant ces
jeunes qui se mettent systématiquement en danger - et nous mettent en
danger - par des comportements que nous avons engendrés et que nous
vivons légitimement comme une terrible menace. Russell Banks écrivait déjà,
dans De beaux lendemains, en 1991 : « Nous avons tous perdu nos enfants.
Pour nous, c’est comme si tous les enfants d’Amérique étaient morts.
Regardez-les, bon Dieu, violents dans les rues, comateux dans les centres
commerciaux, hypnotisés devant la télé. Dans le courant de mon existence, il
s’est passé quelque chose de terrible qui nous a ravi nos enfants. J’ignore si
c’est la guerre du Viêt-nam, la colonisation sexuelle des gosses par l’industrie,
ou la drogue, ou la télé, ou le divorce, ou le diable sait quoi. J’ignore quelles
sont les causes et quels sont les effets ; mais les enfants ont disparu, ça je le
sais. » Il y a, effectivement, de quoi s’inquiéter !
Et, face à cette inquiétude, notre société me semble avoir le choix entre
deux voies : la contention ou l’éducation. La contention, c’est la réaction
spontanée du « libéralisme autoritaire » dont le slogan est : « Liberté pour les
marchands d’excitants… Répression pour les excités ! » La contention, c’est,
bien sûr, d’abord la chimie : on produit des enfants « turbulents » qu’on
caractérise d’hyperactifs pour les mettre sous Ritaline ! C’est aussi,
évidemment, l’ensemble des dispositifs politiques et judiciaires dès lors que ces
derniers n’ont pour objectif que le maintien de l’ordre : un ordre que ne supporte
aucune configuration sociale qui permettrait à chacun d’espérer occuper une
place… et de ne pas tenter d’exister en prenant toute la place. La contention,
c’est, enfin, la multiplicité des systèmes de dépistage, de contrôle, de
classification et d’enfermement.
Des organisateurs zélés, de droite et de gauche, nous préparent, en
effet, un monde où l’enfant, réduit à un code barre, sera, dès le plus jeune âge,
« orienté en fonction de ses dispositions et aptitudes ». Ainsi, la sélection, jadis
tâtonnante et artisanale, risque bien de prendre, dans les années qui viennent,
une dimension industrielle. Il est possible que, malgré les sursauts citoyens de
toutes sortes, nous ne parvenions pas à échapper au triage systématique.
Tester, évaluer, aiguiller, vérifier, sanctionner… vont devenir – si ce n’est déjà
fait – des activités permanentes et obsessionnelles, à l’École comme ailleurs.
Pas un « dys » ne doit échapper à la surveillance des grands organisateurs de
l’apprentissage sur commande ! Et quand le « dys » est repéré, il permet
d’esquiver le pédagogique, de dédouaner les enseignants et de confier à
l’armada paramédicale un enfant réduit à ses symptômes. Pour un cas où l’on
va s’efforcer d’accompagner une dynamique psychique dans sa complexité,
combien de cas où l’on se contentera d’un diagnostic discutable et d’une
intervention calibrée ! Encore heureux que l’effet placebo fonctionne de temps
en temps pour des élèves qui trouvent ainsi, simplement, une personne à qui
parler ! Mais, en réalité, ce qui se met en place sous nos yeux est proche des
pires scénarios de science-fiction.
Il n’est pas question, pour autant, d’identifier tous les cognitivistes à des
disciples de Big Brother ! Ce n’est pas leur bonne volonté, ni même leur
« volonté bonne », qui est en question. C’est la banalisation, en lieux communs
d’une extravagante médiocrité, de leurs présupposés méthodologiques. Nul ne
peut reprocher à un cognitiviste de tenter de neutraliser méthodologiquement,
pour son travail de recherche, les facteurs qui ne relèvent pas de son champ de
compétence. Ce n’est pas le problème. Le problème, c’est quand
l’épistémologie du savant devient l’idéologie du politique. Le problème, c’est
quand une démarche dont la légitimité de laboratoire n’est pas contestable,
devient une religion, quand la cité savante se livre aux manipulations de la cité
mondaine, quand elle organise la confusion du monde avec ce qu’elle a décidé
d’y voir et d’en dire.
Or, c’est précisément ce qui se passe aujourd’hui. Parce que le
cognitivisme-comportementalisme-biologisme représente une réduction de la
personne à ce qui serait inculcable et contrôlable, il apparaît comme le cadre
idéologique parfait pour la contention des pulsions que nous avons nousmêmes
déchaînées. Et son hégémonie universitaire est une forme de
consécration qui n’a absolument rien de « scientifique ». C’est un des
symptômes les plus préoccupants de nos peurs collectives. C’est aussi une
manière de légitimer une multitude de pratiques de seconde main ou de
seconde zone par lesquelles les technocrates du travail éducatif et social –
cadres intermédiaires de toutes sortes - s’exonèrent de toute véritable
entreprise pédagogique : ils observent, repèrent, évaluent, orientent,
prescrivent, souvent en dépit du bon sens ou de toute forme de discernement,
parant leurs intuitions personnelles ou leurs préjugés sociaux des oripeaux de
la scientificité. Le culte du critère et du chiffre fait fonction de politique
éducative…
Or, l’éducation, pour le pédagogue, n’est jamais réductible à une
mécanique, aussi bien huilée soit-elle. Elle se joue ailleurs, dans la transaction
des désirs et dans la temporalité. Elle se joue dans la mise en place de
situations qui permettent l’émergence du sujet. Le pédagogue « donne à
prendre », pour donner à apprendre. Il promeut les institutions contre, d’une
part, la coagulation fusionnelle du « capitalisme pulsionnel » et, d’autre part, la
segmentation individualisante du testing généralisé. Le pédagogue ouvre des
possibles et passe des alliances. Il réhabilite la parole qui hésite, contre
l’impérialisme scolaire et médiatique du best of. Il donne du temps et permet le
sursis. Il médiatise les corps à corps en proposant des activités qui lestent les
passions. Il fournit des occasions pour métaboliser sa propre violence. Il
partage une culture qui, modestement, relie le plus intime au plus universel…
sans brutaliser ou manipuler l’autre. Contrairement au cognitivisme et à ses
zélateurs de tous bords, il ne prétend pas faire de miracle. Dieu nous garde,
d’ailleurs, des faiseurs de miracles. Ce sont, à proprement parler, des dangers
publics !
3 - JAM – Un homme semble aujourd’hui jouir d’une influence
considérable sur nos dirigeants politiques, en matière d’éducation,
d’enseignement supérieur, et de recherche. Certains voient en lui le Grand-
Maître caché de l’Université française. Il s’agit, vous l’avez deviné, de Jean-
Marc Monteil. Que pensez-vous de l’homme, de l’oeuvre, de la carrière ?
C’est, sans doute, un homme estimable, mais là n’est pas le problème. Il
s’agit de sa politique. Je suis en désaccord radical avec la conception qu’il a
mise en oeuvre du pilotage de la recherche universitaire. Au nom de la qualité
et de l’exigence, on réclame des résultats quantifiables, obéissant à des critères
purement formels… Je défends, par exemple, l’idée que la recherche s’est
toujours développée en utilisant des formes d’écrits très différenciés, des
modes de relation à la communauté académique très contrastés, une
articulation avec les acteurs sociaux qui permette de « mettre à l’épreuve » ses
résultats autrement que dans le cénacle épistémologique. Or, l’évaluation des
recherches s’effectue aujourd’hui, à travers le double calibrage des publications
de nature expérimentale dans les revues anglo-saxonnes et l’utilisation par les
entreprises. Elle me paraît ainsi laisser de côté une multitude d’apports dont
nous aurions infiniment besoin. Une monographie vaut bien un protocole de
recherche où « toutes choses sont, nous dit-on, égales par ailleurs », dès lors,
bien sûr, qu’on s’astreint à modéliser. Une utilisation en formation vaut une
« valorisation industrielle » et peut aider, au quotidien, des travailleurs éducatifs
ou sociaux qu’on laisse, aujourd’hui, à l’abandon…
Plus globalement, je considère que l’université est en train de se couper
de la « cité citoyenne » pour se caler sur la « cité marchande ». Au-delà des
polémiques sur la privatisation et sur le danger – que je crois réel – encouru par
les filières dont les débouchés industriels à court terme ne sont pas repérables,
c’est le modèle de fonctionnement interne de nos universités qui me
préoccupe : afin de garantir les pourcentages de réussite requis pour obtenir
des financements, certains départements universitaires commencent, par
exemple, à se demander s’ils ne vont pas décourager les étudiants travailleurs
qui, préparant leur master en trois ou quatre ans au lieu de deux, vont les faire
chuter dans les palmarès. Triste calcul et conception étriquée de la
« richesse » ! On sait bien, en effet, ce que représente socialement, en
dynamisme et en implication, la possibilité de mener un travail universitaire en
parallèle avec une activité professionnelle.
Je sais Jean-Marc Monteil sensible aux questions de société. Je veux
croire qu’il mesurera les enjeux sociaux des décisions « techniques » qu’il a
prises et accompagne aujourd’hui. Je veux croire qu’il saura s’ouvrir à une
vision moins étroitement positiviste de la recherche universitaire…
4 - JAM – Jean-Claude Milner, qui est mon ami très cher, et que j’admire,
qui est l’un des piliers de LNA, a écrit un livre célèbre, De l’école, qui vise
notamment le “pédagogisme” dont vous êtes le promoteur. Il a redit récemment
qu’il vous tenait pour l’incarnation même de ce catholicisme social,
compassionnel et gauchiste, qui a ruiné l’éducation et la culture françaises.
Vous, vous le soupçonnez de n’avoir pas lu vos livres. Il reste que vous vous
rejoignez dans l’anti-cognitivisme. Si vous deviez vous adresser à lui, que lui
diriez-vous aujourd’hui ?
Le livre de Jean-Claude Milner a profondément marqué. Il faut dire qu’il
tranche par sa qualité avec la masse de pamphlets anti-pédagogiques qui, de
Paul Guth à Jean-Paul Brighelli, envahissent régulièrement les devantures des
libraires pour désigner le « joueur de flûte », coupable d’entraîner la jeunesse
vers sa perdition. Il faudrait, d’ailleurs, à ce sujet, relire Hamelin : le joueur de
flûte n’emmène les enfants dans le gouffre que parce que les parents n’ont pas
tenu leur parole…
Sur le fond, je considère que Jean-Claude Milner a forcé le trait en
présentant la pédagogie et les pédagogues comme les rejetons d’un
catholicisme compassionnel : Langevin et Wallon, dont nous ne cessons de
nous réclamer, en étaient bien loin. Et les pédagogues qu’il stigmatise sont, en
réalité, assez fidèles à la tradition républicaine de Ferdinand Buisson, de Jean
Macé ou de Jean Zay.
Mais, plus profondément, je crains que Jean-Claude Milner, dans un
souci d’efficacité rhétorique, n’ait pas pris le temps de regarder de près l’histoire
et l’actualité de la pédagogie. Son livre ne comporte, d’ailleurs, aucune
référence ni bibliographie. C’est une pensée qui se déploie sans s’encombrer
de la réalité. Sans se compromettre avec la médiocrité des textes
pédagogiques qui donnent à lire la complexité et les contradictions de
l’entreprise éducative. Le texte est brillant – briller en ridiculisant les
pédagogues est une tradition bien française depuis Voltaire – mais me semble
tellement loin de mon travail quotidien que je ne me sens guère concerné. Je
suis admiratif devant la performance, je trouve qu’elle est assez décapante et
même jouissive à la lecture. Mais elle relève, pour moi, d’une sorte
d’élucubration de Monsieur Teste : « Enlevez toute chose que j’y voie ! »
Cela dit, j’ai surtout envie de dire à Jean-Claude Milner que, s’il est
inquiet de la montée du cognitivisme, il se trompe d’ennemi en attaquant des
gens comme moi. Il imagine que je suis accepté et reconnu au sein de ma
propre section des universités, les « sciences de l’éducation », alors que j’y suis
plus que minoritaire. Les sciences « positives » y dominent et ceux qui, comme
moi, s’intéressent à la pédagogie se comptent, en France, sur les doigts d’une
ou deux mains. Par ailleurs, il confond les pédagogues et les didacticiens. Il ne
faut, certes pas, diaboliser systématiquement ces derniers : certains sont
conscients de l’insuffisance de leurs prothèses… Mais il ne faut pas confondre,
pour autant, ceux qui travaillent sur le rapport difficile de la culture et du sujet,
avec ceux qui réduisent la culture à des « comportements observables » et
ramènent l’enseignement à la programmation… Pas plus qu’il ne faut confondre
les pédagogues, qui tentent de naviguer entre les impératifs contradictoires
inhérents à toute éducation, avec ceux qui, récusant aussi bien la pédagogie
que la didactique, fonctionnent à la pensée magique et croient à la puissance
sacramentelle du savoir. Les nouveaux cathos, ce sont eux, plus proches de
Ratzinger que de Vatican II : ils imaginent que l’imposition des mains (la
réussite aux concours prestigieux) opère une transsubstantiation qui leur
permet d’imposer à leur tour, dans le secret de leur classe, les mains à leurs
élèves : point n’est besoin alors de pédagogie !... Mais craignons que les
échecs de ce modèle – qui est, aujourd’hui, massivement hégémonique dans
un enseignement secondaire qui n’a cessé de substituer les « cours » aux
« études » - ne rabatte vers la vulgate cognitiviste ceux qui découvrent trop tard
que la fonction publique ne tient pas les promesses de ses ordinations.
5 - JAM – Quelles sont, selon vous, les chances du mouvement anticognitiviste
qui prend forme ces jours-ci, alors que l’AERES entre en action ?
Je crois que ce mouvement peut aboutir s’il fait bouger les lignes.
L’université est engoncée. De nombreux collègues se sont résignés, faute
d’une voix, et a fortiori, d’une autre voie possibles. Et puis, la confusion des
zélotes cognitivistes entre méthodologie et métaphysique touche aussi d’autres
disciplines, et pas seulement dans les sciences humaines. On peut imaginer un
sursaut… Si toutefois les universitaires qui n’ont plus grand chose à perdre ou à
gagner en termes de carrière osent dire tout haut ce qu’ils pensent tout bas.
Pour les autres, et compte tenu du climat qui règne aujourd’hui dans
l’université, on peut être plus indulgent…

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