mardi 29 mai 2007

ten line newsn° 332 - nouvelle série Date: samedi 26 mai 2007 Numéro Extraordinaire de la fin du mois de mai Editée sur UQBAR par Luis SOLANO

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L’O r i e n t a t i o n L a c a n i e n n e
“Les colonnes du temple tremblent”JAM poursuit, à la trace et par le menu détail, le procès de déconstruction créatrice de Lacan, dans le DE et le TDE. C’est époustouflant d’assister à cette opération radicale avec l’enthousiasme et la rigueur qu’il y met. Cette leçon m’ inspire une image, celle d’un tableau d’un peintre maniériste, Giuseppe Arcimboldo (Milan, 1527 - Prague, 1593), Corne d’Abondance. En effet, il y a du Lacan, il y a du JAM, bien sûr, mais pas seulement. On y lira des références bibliques, la référence à l’un des Docteurs de l’église, à l’anthropologie structurale, à cinecitta, aux femmes, aux hommes, à l’actualité de la vie politique française, et cela enveloppé par un humour sans égal. Ce prodigieux contenu de la Corne est au service du “tremblement des colonnes du temple” ! (From l’Editeur de TLN)
Jacques-Alain Miller, Cours du 23 mai 2007

J’ai comparé, la dernière fois, Lacan, le tout dernier, à Saint Thomas, celui qui, à la fin de sa vie, repousse la somme de ce qu’il avait pu élaborer, construire, élucubrer, dans le symbolique, et le rejette comme du fumier. Mais Lacan c’est aussi, je l’ai fait entendre, celui qui ébranle les colonnes du temple, le temple de la psychanalyse, et qui le fait s’écrouler sur lui.
Le TDE est une révélation
Il y a un avantage à cela, c’est que, par leur ébranlement même, les colonnes, qui semblaient être là, depuis toujours, soutien de la maison que nous habitons, ces colonnes deviennent visibles. On s’aperçoit de ce qui soutenait toute la construction. Je vois bien ce qu’on pourra dire désormais de l’enseignement de Lacan — ce qu’on pourra en dire en provenance d’un certain côté —, que cet enseignement s’achève sur un échec. Je prends les choses un peu autrement. Ce tout dernier enseignement est plutôt une révélation, la révélation d’une impasse qui est consubstantielle à la psychanalyse. Ce qu’on appelait — Lacan a mis l’accent dessus mais Freud est bien le premier à l’avoir ainsi formulé —, ce qu’on appelait l’impossible de la psychanalyse, est, dans ce tout dernier enseignement, mis au jour, explicité, rendu visible et presque palpable. Et ça nous donne comme une décomposition spectrale de ce qui est l’enseignement de Lacan. A mon sens nous n’avons pas fini de dérouler les conséquences de cette impasse mise au jour. C’est de nature, si besoin est, à re-passionner pour ce que Freud et Lacan ont pu édifier sur le fondement de cette impasse.Je dis Samson, parce que je pourrais aussi faire un sort à ce détail que Samson, alors, est aveugle. Ce qui consonne avec la question posée la dernière fois : Comment reconnaître un nœud borroméen dans le noir ? Il fallait entendre, je l’ai indiqué, reconnaître un savoir dans le noir. C’est la définition que le tout dernier Lacan donnait ainsi de la passe, l’épreuve de validation de la fin d’une analyse. Mais c’est aussi toute une psychanalyse : elle se passe dans le noir, un noir, on l’espère, zébré d’éclairs. Ce dans le noir donne, à mon avis, le sens du retour à la “ Lettre volée ” qui s’accomplit dans un chapitre du Séminaire XXIV.L’“ Introduction ” au “ Séminaire de la ‘‘Lettre volée’’ ” expose, en effet, ce que c’est qu’un savoir, dans les termes d’une chaîne déterminée ou pour le moins partiellement déterminée, une chaîne, où, à un certain niveau de l’élaboration — pas au niveau le plus bas où c’est l’aléatoire qui prévaut, le niveau le plus bas étant celui qu’illustre la pièce de monnaie où l’apparition d’un côté ou de l’autre est imprévisible et sans loi —, à un certain niveau d’élaboration de la succession des plus et des moins, apparaît une loi de formation, et, disons, un algorithme. La passe, idéalement, ce serait présenter un tel algorithme — l’algorithme de son inconscient, si je puis dire — en pleine lumière. Ce serait le fait d’un sujet venu à connaître son inconscient comme un savoir déterminé. Lacan a eu de la tendresse pour la métaphore des Lumières, il s’est présenté lui-même comme travaillant à une entreprise où il chercherait à faire pénétrer les lumières dans un recès où elles n’avaient pas jusqu’alors paru.Lorsqu’il revient sur la “ Lettre volée ” et son “ Introduction ” dans le Séminaire de L’Insu que sait de l’Une-bévue il ne renie pas cette définition du savoir, sinon qu’il qualifie le savoir ainsi défini de savoir absolu. C’est un savoir absolu qui, comme je le lis, n’a rien à voir avec celui de Hegel — encore que, étant donné qu’on ne sait pas très bien ce qu’est le savoir absolu de Hegel et que ça prête à imaginer, je ne peux pas être définitif sur ce point. Oui, je vois même comment, si je me forçais un peu, je pourrais dire que c’est le même. Mais enfin bon le savoir absolu, quand il qualifie cette construction mathématique élémentaire qui est dressée au début des Ecrits, signifie d’abord que ce savoir fonctionne tout seul. C’est-à-dire qu’il est séparé. Et séparé de tout le reste. Cela, tel que Lacan le reprend. A l’époque où commençait, où s’établissait son délire, il n’aurait pas qualifié ça de savoir absolu. Il en faisait au contraire le paradigme, comme nous disons, le point d’idéal, sur quoi régler l’écoute psychanalytique ; il supposait que ce savoir embrayait sur la relation analysant-analyste.C’est un tout autre accent que de qualifier ce savoir d’absolu : ça met en question, dans le fait, l’accès que l’on peut se ménager vers lui.
Le réel ne parle pas
Et c’est ainsi qu’admettant, dans son commentaire ultime de la “ Lettre volée ”, qu’il y a du symbolique dans le réel, que, allons jusqu’à dire ça, le réel est le lieu du symbolique, il n’en demeure pas moins, et il le souligne, je l’ai rappelé la dernière fois, que, là, le signifiant est muet.Le signifiant a beau faire partie du réel — si on l’admet —, il n’en demeure pas moins que le réel ne parle pas. Cette proposition, le réel ne parle pas, me semble traverser tout le dernier enseignement de Lacan, ces deux derniers Séminaires que je triture. Ce n’est pas, comme d’autres, une proposition soumise à variations, ça n’est pas un essai de formulation, je vous ai montré, à l’occasion, comment des thèses contradictoires de Lacan devaient s’entendre à partir d’un parcours qu’il fait de solutions possibles essayées à une difficulté. Tandis que : le réel ne parle pas, c’est avec ça qu’il est aux prises. Je suis d’accord — enfin je suis d’accord avec vous, avec ce que je suppose venir de vous [rires] —, je suis d’accord que c’est très singulier, que c’est une notion qui nous prend vraiment à rebrousse-poil.C’est une proposition qui fait tomber une colonne du temple.Ca comporte déjà que nous n’avons affaire à ce réel que dans le noir, et non pas dans la lumière. Cela introduit la psychanalyse comme une pratique à tâtons, très loin, à l’inverse, de cette image de la psychanalyse comme algorithmique, qui était l’image donnée par l’“ Introduction ” de “ La Lettre volée ”, et qui promettait une opération interprétative, au fond, pleine d’assurance, gonflée d’une arrogance scientiste. Que dis-je, mon Dieu ! [rires] Il est certain que ce tout dernier Lacan nous amène à des critiques beaucoup plus sévères et même sauvages que jamais on n’en a essayées à son endroit.Cette pratique à tâtons, on peut dire qu’en donne un exemple le maniement difficultueux des nœuds et des tores — j’ai souligné que Lacan s’abstenait, là, de faire référence à ce qu’on avait pu élaborer d’algorithme sur les figures topologiques. Le réel ne parle pas — là, vous allez voir que j’arrive à dire quelque chose de clair, de simple, mais il faut arriver à cette simplicité —, le réel ne parle pas nous indique la valeur à donner à la primauté de l’écriture, qui chemine dans l’enseignement de Lacan, jusqu’à éclater dans son tout dernier. Puisque, si soupçonneux devient-il à l’endroit même de poser des thèses, qui apparaissent, dans ses deux derniers Séminaires, souvent des tentatives, des accommodements, transitoires, fragiles, il n’en demeure pas moins qu’il maintient, avec des accents différents, que l’inconscient a affaire avec l’écrit. Il donne, de ça, des énoncés, des propositions différents, mais le fil est celui-là : c’est de l’écrit. Ce n’est pas de la mathématique, c’ n’est pas de la logique, c’ n’est pas de la grammaire, c’ n’est pas non plus de la poésie, mais, tout de même, c’est de l’écrit.Eh bien ! cela veut dire que ce n’est pas de la parole.Et, si c’est de l’écrit, c’est au sens où ça ne passe pas tout naturellement dans la parole. Quel chemin parcouru ! 180°. J’ai rappelé la dernière fois la formule de l’inconscient structuré comme un langage, j’ai montré rapidement comment cette structure de langage était ébranlée, et puis effacée. Mais enfin il y a une autre grande formule lacanienne, colonne du temple, par quoi, par où, au seuil du temple, il fallait passer pour entrer : L’inconscient c’est le discours de l’Autre.Toute l’ambiguïté est sur le mot discours. Dans le contexte, il est difficile de douter que cela veuille dire parole, parole ordonnée, et en effet, l’inconscient lacanien — c’est de là qu’il est parti —, est fait, était fait, de parole. Si bien qu’il pouvait mettre en valeur la continuité entre le discours de l’inconscient et le discours de l’analysant, et, pour peu que l’analyste se situe au lieu de l’Autre, comme il s’exprimait, cette continuité était celle du discours de l’analyste et de celui de l’analysant. L’émetteur reçoit du récepteur son message sous une forme inversée, mais l’inversion, c’est le nom de la continuité. Ca veut dire que c’est le même. Au signe près — qui reste à interpréter : est-ce passer de la négation à l’affirmation, est-ce plutôt le contraire, est-ce un changement de direction, etc. ? Inversion suppose continuité. Et dès lors, s’ouvraient, en effet, une doctrine de l’opération analytique, une théorie, et le maniement, au tableau, de figures — et déjà les deux figures dont le modèle, la référence, était la communication. Le schéma L, le premier étage du grand graphe, le second graphe, tout ça, ce sont des schémas de la communication. Et ce qui, dans cet ordre d’idée, en effet, paraissait le comble donnant le paradigme de l’interprétation analytique dans ses effets transformateurs du sujet, c’était la proposition performative, dirions-nous, Tu es ma femme.
Miracolo et le sourire de la Joconde
La formule qui résume cette orientation, formule qui est presque une jaculation, c’est : ça parle. Moi, ça me fait penser à une réplique qu’il y a dans un film de Vittorio De Sica que je voyais enfant, où à un moment la population s’assemble en disant : Miracolo ! miracolo ! [rires]Ca parle !C’est cet enthousiasme qui est douché par la proposition : Le réel ne parle pas. Là, pas de miracle, pas de Dieu pour faire parler le réel.Le tout dernier Lacan est travaillé, est même accablé — moi je suis forcé de vous communiquer tout ça sur un ton joyeux [rires] à cause de Luis Solano qui m’apprécie quand je suis gai —, Lacan commence souvent ces Séminaires en disant : “ J’aimerais autant ne pas le faire ”. Parce qu’il n’est pas un messager de bonne nouvelle. La nouvelle qu’il apporte, c’est : Ca ne communique pas. Et, quand ça communique, alors vraiment on ne comprend pas pourquoi [rires] ni comment — là, on peut dire : Miracolo.Mais on ne nage pas dans le miracle on se raccroche aux branches de certaines exceptions. Et ça, ça chemine, dans la caboche de Lacan, si je puis m’exprimer ainsi, depuis au moins le Séminaire Encore et sa dernière leçon que j’ai rappelée la dernière fois — mais enfin c’est déjà en marche dans ce Séminaire. Dans Encore il dit déjà : Lalangue ne sert pas au dialogue. Mais ce qu’il veut indiquer avec le mot même de lalangue, écrit en un seul mot sans distinguer l’article et le substantif, c’est qu’elle sert à la jouissance. C’est à partir de la promotion de la jouissance dans l’enseignement de Lacan que la référence à la communication a commencé à se dissoudre — la jouissance est devenue un dissolvant conceptuel —, et ça se comprend, parce que, disons-le comme ça, la jouissance ne communique pas.C’est le paradigme que donne à cet égard le rapport, mis en exergue par Lacan, des femmes à leur jouissance : elles n’en disent rien, elles ne savent rien en dire. Bon, ce serait à vérifier. J’ai essayé, cette semaine encore, de supplier une personne de m’en dire quelque chose : il lui a paru suffisant de me faire le coup du sourire de la Joconde [rires]. Il faudrait, pour être plus assuré de la remarque de Lacan, se taper la littérature érotique féminine, qui connaît de nos jours un certain développement. De ce que j’ai pu en lire, qui n’est pas beaucoup, ça ne me paraît pas tranché. Ou ça ajoute un certain dégoulinage de douceur et de tendresse, si je puis dire [rires], ou ça en remet sur le sadisme des descriptions masculines. Si quelqu’un parmi vous a une référence à m’indiquer j’en serais ravi.En tout cas, pour Lacan, c’est quand même ce qui est le paradigme du rapport à la jouissance, à savoir : de ce côté-là, ça ne parle pas. Au contraire, sans doute, du côté de l’amour, ça parle, ça en remet sur les mensonges du symbolique.Oui, il faudrait ajouter le côté masculin, où c’est quand même très orienté vers la jouissance du Un, plus que vers la jouissance de l’Autre, c’est-à-dire orienté vers le phallus et vers la comptabilité.
L’amour est réciproque, pas la jouissance.
Si on y songe, les formules de la sexuation que Lacan a élaborées dans ses Séminaires XVIII et XIX — et aussi dans Encore — et qu’il a transcrites, développées dans son écrit intitulé “ L’Étourdit ”, ces formules de la sexuation montrent plutôt que la jouissance enferme chacun des sexes en lui-même. C’est d’ailleurs une des trois leçons que Lacan tire à la fin de cet écrit sous la forme : Pas de dialogue entre les sexes.C’est ce qu’il dit. Ca n’est pas l’évidence. On se cause. Ca ne manque pas de discours qui s’adressent indéfiniment et indifféremment aux hommes et aux femmes : Travailleuses et travailleurs ! [rires] Electrices et électeurs ! Vous remarquez quand même que l’idée qu’il y a deux espèces, là, progresse, ça embarrasse d’ailleurs énormément le discours politique : “ A toutes celles et à tous ceux ” [rires], dix fois de suite… (1)Pas de dialogue entre les sexes doit être entendu, me semble-t-il, à un niveau qui vise la jouissance qui ne communique pas, et où la jouissance de l’Un n’assure rien concernant la jouissance de l’Autre. De l’amour, Lacan a pu dire qu’il était toujours réciproque, ayant reçu, paraît-il, cette formule d’un de ses amours de jeune homme, mais on ne dira pas, sauf à faire rire, que la jouissance est toujours réciproque.Et donc la promotion, dans l’enseignement de Lacan, de la catégorie de la jouissance va contre la communication, en ébranle la colonne, les deux colonnes — oui, il y a les deux colonnes et l’arche du graphe du désir —, et met déjà à l’horizon l’autisme, dont il se pose la question dans son Séminaire XXIV pour démentir que la psychanalyse soit un autisme à deux. Mais enfin c’est sur ce fond qu’il se débat.On voit bien qu’il essaye, à un moment, de créer la catégorie de la jouissance de l’Autre — avec un grand A — sur le modèle du discours de l’Autre, et il arrive à la conclusion que cette catégorie de la jouissance de l’Autre, ça ne tient pas, ça ne va pas, c’est vide. Au fond, ça se soutient, fantasmatiquement, dans le rapport de la jouissance féminine avec la position de Dieu. Le caractère dissolvant de la catégorie de la jouissance à l’endroit de l’appareil conceptuel s’exerce aussi sur la notion de l’objet a, qui, comme je le disais la dernière fois, est moulé sur l’effet de sens.L’objet a, on le sait, a d’abord émergé comme objet métonymique dans le Séminaire V des Formations de l’inconscient, Lacan l’a intégré aux schémas de la communication, et il le replace comme une certain espèce d’effet de sens, peut-être un effet de sens réel, etc.Dans Encore, au chapitre VIII, qui est vraiment la porte d’entrée dans son dernier enseignement, Lacan trace un schéma où il dégage les trois lettres de l’imaginaire, du symbolique et du réel : I, S, R, et il donne un sens giratoire au vecteur qui relie ces trois points, celui-ci :
Déjà, j’attire votre attention sur la ligne horizontale, où le symbolique se dirige vers le réel : S—>R. C’est une ligne de fond : confronter le symbolique au réel, jusqu’à, dans son tout dernier enseignement, le voir défaillir, jusqu’à le mettre à certains égards au rebut. On a déjà, ici, cette direction du symbolique vers le réel, qui est le mouvement qui s’accomplit dans le tout dernier enseignement.C’est sur ce chemin que Lacan plaçait l’objet a comme ce qu’on peut appréhender de réel dans le symbolique, soulignant, déjà, par cette position, le caractère ambigu de cette catégorie. Si on regarde ses ailes et si on regarde ses pattes ça ne va pas du même côté. Côté ailes, ça vole avec le symbolique, ses discours et ses mensonges, et puis, avec ses pattes, ça reste ancré dans le réel. Et déjà dans ce chapitre VIII d’Encore, Lacan, c’est ça qui m’avait retenu jadis, même si c’était fait en deux phrases, récuse l’objet a. Il le récuse en prétendant qu’au regard du réel, il se révèle que c’est un faux être — ça ne peut pas, dit-il, se soutenir dans l’abord du réel.Sans doute, précisément, parce que ça conserve de l’effet de sens. Lacan, dans ce chapitre, est déjà sur la voie d’une scission entre le réel et le sens, qu’il explicitera dans son tout dernier enseignement en disant, je l’avais souligné un peu plus tôt dans l’année, que le sens est l’Autre que le réel — avec un grand A, pourquoi pas. Il pouvait, pour se raccrocher aux branches, reprendre et valider sa formule comme quoi l’analyste met l’objet a à la place du semblant, ce qui est le plus convenable à son mode d’existence — en tant que tel ça n’est qu’un semblant —, et il ajoutait que c’est à partir de là que l’analyste peut, je le cite, interroger comme du savoir ce qu’il en est de la vérité. Dans cette interrogation, il y a déjà ce qui surgira comme problème : comment, dans l’analyse, peut-on passer de la vérité au savoir ?
Le symbolique parle
Le symbolique parle. C’est la condition pour qu’il y ait vérité, cette vérité qui est entourée de mensonges, cette vérité à laquelle on n’accède que par le mensonge, cette vérité qui n’est qu’une espèce de mensonge puisqu’elle est variable. En tout cas, il y a de la vérité quand le symbolique parle, il y a ces éclairs qui zèbrent le noir, disais-je tout à l’heure. Tandis que le réel est muet. Y compris le savoir qu’il inclut. Et le savoir qu’il inclut, à son égard, on est dans le noir. C’est un savoir absolu. Absolument séparé de lui. Alors, ça n’est pas mal ce schéma ainsi orienté pour resituer des éléments qui appartiennent au tout dernier enseignement de Lacan. On pourrait dire qu’en effet l’imaginaire se dirige vers le symbolique : I—>S, au sens où il l’imaginarise, et c’est ce qui nous donne le fantasme, la poésie, le délire de toute construction symbolique. Je donnerais aussi une valeur au vecteur montrant le réel se dirigeant vers l’imaginaire : R—>I, dont j’ai dit que ça me paraissait être le mouvement qui anime Le Moment de conclure de Lacan. C’est ce qui m’a fait choisir comme titre du dernier chapitre : Imaginer — à l’infinitif — le réel. Oui, j’ai validé ce titre, mais je suis plus embêté avec le titre du premier chapitre, qui, lui, répond au vecteur imaginaire-symbolique : I—>S, qui montre une continuité entre l’imaginaire et le symbolique, qui traite donc de délire y compris la science, qui montre le caractère imaginaire de la géométrie euclidienne, pourtant paradigme du symbolique. J’avais fini par appeler ça : Fantasmes du symbolique — au pluriel. Ce n’est pas que ça n’est pas exact mais ça n’est pas dans le texte même de Lacan sous cette forme et donc je médite encore sur ce titre-là, j’aimerais faire mieux et qu’on sente aussi comment le dernier chapitre du Moment de Conclure fait écho à la position prise dans le premier chapitre. Alors, une colonne du temple qui est elle aussi ébranlée, c’est la colonne de la nécessité. Et son corrélat d’impossibilité. Disons, c’est la colonne de ce que Lacan appelait, dans la “ Lettre volée ”, la détermination symbolique, qui, donc, nous donnait, nous mettait à l’horizon le paradigme de l’algorithme. Qu’est-ce qui ébranle cette colonne ? C’est la promotion toujours plus accentuée dans l’enseignement de Lacan de la catégorie de la contingence.C’est déjà clair, dans Encore, quand Lacan, mécontent de l’adjectif d’arbitraire que Saussure décernait au signifiant, dit : Mieux eût valu avancer le signifiant de la catégorie du contingent. Et c’est ainsi qu’il a ébranlé lui-même la primauté, la nécessité du signifiant phallique, en essayant de démontrer que ça n’était que contingence, qu’avec la psychanalyse ça cesse de ne pas s’écrire — et donc ce qu’il appelle contingence c’est tout ce qui soumet le rapport sexuel à n’être que sous le régime de la rencontre. Vous savez aussi que, cette contingence, Lacan l’essaye sur différentes catégories ou concepts de la psychanalyse. La rencontre est un fait de hasard. Donner la primauté à la rencontre, c’est revenir à l’étage le plus bas des plus et des moins sur lequel on avait construit l’édifice de la détermination symbolique. Et donc, au fur et à mesure que Lacan promeut la catégorie de la contingence, au fond, comme Pénélope, il défait son tissage de détermination. Ca veut dire que la rencontre ça opère dans le noir.
La magie rétablit la communication
C’est là qu’on pourrait inscrire, que prend sa valeur, la thèse, fugitive sans doute mais qui hante le tout dernier Lacan, la thèse de l’analyse magie.Evidemment la question s’était posée dès longtemps à Lacan puisque c’est sous ce chef que Lévi-Strauss avait tenu à inscrire l’opération analytique, comparant le psychanalyste au chaman. C’était, à l’époque, une bonne manière qu’il faisait à son ami Lacan, qui ne s’était pas démonté pour autant, et qui avait, à cette occasion, mis en musique l’imaginaire, le réel et le symbolique. Mais c’est dans le dernier texte des Ecrits, “ La science et la vérité ”, que Lacan revient, en forme, sur la magie. Et il me semble que c’est ce qui l’inspire dans son tout dernier enseignement, à évoquer la magie à propos de la psychanalyse. La magie rétablit la communication. Elle rétablit une liaison entre signifiants. Lacan dit exactement : Elle suppose le signifiant répondant comme tel au signifiant, je vous renvoie là à la page 871 des Ecrits. L’hypothèse de la magie, c’est qu’elle a affaire à une Chose, qui d’abord ne parle pas, qui est malade, qui est en rapport avec un dysfonctionnement, et on suppose, en effet, qu’avec du signifiant, on va pouvoir faire répondre la Chose qui ne parle pas : Sa—>Chose. Ici la Chose prend la valeur de la nature et le signifiant doit prendre une forme incantatoire pour mobiliser le signifiant dans la nature : incantation—>nature. Et alors, explicite Lacan : La Chose en tant qu’elle parle, répond à nos objurgations. Donc, là, on arrive à faire parler le réel muet.Il est notable que Lacan, le tout dernier Lacan, rabat la psychanalyse sur une opération de ce type.Cela suppose que le chaman, du côté de l’incantation, y mette du sien, il faut qu’il s’active, comme moi ici [rires], qu’il mouille sa chemise. Donc, ça implique d’apporter le corps, de payer de sa personne, et par là, en effet, par le corps, il démontre faire partie de la nature ; l’émetteur fait partie de la nature.A cela, Lacan oppose, alors, le sujet de la science qui serait le supposé de l’expérience analytique, le sujet de la science qui n’appartient pas à la nature. Et l’analyste lui-même soustrait son corps plutôt que de l’ajouter — encore qu’il faille qu’il soit là, il y a quand même ce minimum. Son raisonnement de la page 871 est tout à fait valable si on met, en regard, le sujet de la science, mais c’est déjà une toute autre affaire quand on parle du parlêtre.Le parlêtre est une catégorie qui inclut le corps. De telle sorte que ce n’est pas suffisant d’évacuer le corps dans l’analyse en disant que c’est un résidu. Le corps, c’est, au contraire, s’il s’agit de parlêtre, un fondamental, comme on dit aujourd’hui. Et on pourrait dire aussi que, l’analyste, non seulement il fait partie de la nature par le support corporel qu’il amène, mais il fait partie aussi de la culture. Et c’est pourquoi Lacan donne leur importance à des facteurs comme le prestige ou le poids social dans l’efficace de l’interprétation. C’est sans doute aussi pourquoi il dit une fois : Pour savoir ce que j’entends par psychanalyse il faut entrer en psychanalyse avec moi [rires]. En effet, le tout dernier Lacan, côté prestige et poids, on ne pouvait pas trouver plus lourd. Il faut corriger ça par le fait que la débilité mentale est telle que le prestige se soutient très bien de semblants ténus. Enfin, vous le constatez dans l’élévation des grandeurs sociales, vous en prenez un comme ça dans le lot, vous le présidentialisez [rires], il fait exactement le même office que les autres, il est capable de faire le Tintin comme les autres. La place et le semblant, eux-mêmes, génèrent leur poids et l’admiration qui va avec.C’est cette opération, cette opération qu’on peut qualifier de magique — arriver à faire parler le réel —, que Lacan approche par le terme d’escroquerie, dont il décore, à un moment donné, la psychanalyse, pour poser la question : Comment surmonter la scission du réel et du sens, alors que cette scission est le contraire de la pratique psychanalytique qui suppose que les mots ont une portée dans le réel ?Donc, là, ce n’est pas l’échec de Lacan dont il s’agit, c’est une antinomie, une difficulté propre à la psychanalyse.
La promotion du corps
Un des essais de Lacan est, je l’ai signalé au passage, de surmonter la scission du réel et du sens par ce qui serait l’exception du symptôme, si le symptôme est la seule chose qui conserve un sens dans le réel. Donc, le symptôme, lui, pourrait répondre — comme la Chose du chaman à l’incantation —, pourrait répondre à l’interprétation comme le corps répond à sa résonance. Ici, il faut faire sa place à la promotion qui s’accomplit dans l’enseignement de Lacan et qui vient émerger dans son tout dernier, la promotion du corps, qui est, je vous le rappelle, situé, dans la triplicité de Lacan, au niveau de l’imaginaire.Et spécialement, Le Moment de Conclure est marqué par la promotion de l’imaginaire à travers les manipulations de figures que multiplie Lacan. Il y a comme un tropisme vers l’imaginaire, qui est une sorte de retour aux sources pour lui, puisqu’il est parti de l’imaginaire, et il y revient, sous une forme différente, beaucoup plus élaborée, d’ordre mathématique si l’on veut — je dis si l’on veut parce qu’en fait ces figures sont très éloignées des mathématiques.Disons, la promotion de la jouissance, celle de la contingence, celle du corps, se conjuguent dans une promotion de l’imaginaire, qui me fait penser que c’est ainsi qu’il répond à l’appel que lui-même lance à la fin de son Séminaire XXIV de L’Insu que sait de l’Une-bévue où il attend, où il espère un signifiant nouveau. J’avais déjà donné comme titre à cette partie, jadis, quand je l’ai publiée dans Ornicar ? : “ Vers un signifiant nouveau ”. Eh bien ! la réponse, la réponse ultime qu’apporte Le Moment de Conclure, c’est que ce signifiant nouveau ce n’est pas un signifiant, c’est bien plutôt une image.Je poursuis la semaine prochaine dans Le Moment de Conclure.
[Applaudissements]

(Tableau récapitulatif des schémas)
Sa ———> Chose incantation ———> nature
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(schéma 2) (schéma 1)

Note:
(1) Expressions entendues de la bouche des candidats à la présidence de la R.Française.(2) Deux derniers schémas en triangle, inspirés de celui de J.Lacan, Séminaire Encore, Livre XX, Chapitre VIII, page 83, Le Seuil, Paris, 1975.
Fiche technique :
Auteur/interprète : JAMDécryptage et saisie : Michel JoliboisSon et reproduction des schémas: Fabienne HenryProduction et Copyright : TLNDiffusion : amp-uqbarTLN remercie ces deux précieux collaborateurs, Fabienne Henry et Michel Jolibois

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