dimanche 16 septembre 2007

LES NOUVELLES CLINIQUES

dialogue issu de l'émission de France culture présentée par Jacques Munier
LE PASSAGE A L ACTE DES ADOLESCENTS

Philippe. LACADEE

Jacques Munier :
On a étudié les pratiques à risques des jeunes sous l’angle sociologique (D Le Breton), mais beaucoup moins la dialectique subtile et parfois destructrice de la construction de la personnalité, moment par nature de grande fragilité avec l’auto affirmation de soi surtout dans un milieu social hostile. Les explosions de violence urbaines régulières de puis quelques années et le taux élevé incompressible du suicide chez les jeunes devraient pourtant nous inciter à porter le regard sur ces réalités moins voyantes et plus intimes et pourtant décisives de la formation du sujet.

P. L : Ca nous permet de parler de ce qui a été un moment difficile et qui caractérise le moment toujours difficile pour l’adolescent, le moment où comme le disait Freud, il doit se détacher de l’autorité parentale, le moment à la fois nécessaire et douloureux. Nous préférons parler plutôt que de crise de l’adolescence, de la plus délicate des transitions en référence au poète écrivain Victor Hugo, qui permettait de saisir combien ce moment que Freud avait appelé métamorphose de la puberté, comment ce moment de transition effectivement ne va pas sans prises de risques. Freud disait que serait une vie qui ne comporterait pas de prise de risque ?

L’adolescent s’appuie sans le savoir sur ce formidable énoncé de Rimbaud qui au nom de la vraie vie n’hésita pas lui-même à prendre des risques. Conduites à risques dites-vous, ça a beaucoup intéressé David Le Breton qui le présentifie sous le nom je ne dis pas d’une nouvelle pathologie, mais d’une nouvelle approche de ce qui peut être difficile dans cette transition. Alors dans ces conduites à risques, on peut loger beaucoup de choses que nous appelons en clinique des nouveaux symptômes qui ont à voir avec des pratiques de rupture, Comme si ces conduites à risques -dans une certaine adresse à l’Autre, mais quel Autre ? c’est ce qu’il faudra déchiffrer-, pouvaient démontrer comment on pourra se passer de l’Autre et voir comment on peut même refuser l’Autre sur lequel l’enfant avait pris appui, pour effectivement mettre sa vie en jeu, sa vraie vie, sa vie authentique à laquelle tiennent ses jeunes de banlieue pour avoir accès à quelque chose d’autre, Autre, c’est un mystère que l’on essaiera d ‘éclaircir.

J.M. : On va essayer, ces conduites à risques on peut en dresser la liste, la toxicomanie, l’alcoolisme, la vitesse sur la route, les tentatives de suicide, les troubles alimentaires, les fugues. Ces explosions de violence en banlieue qui deviennent endémique aussi.

P. Lacadée : sur ces explosions de violence, il faut peut-être avancer en prenant appui sur la clinique analytique qui permet de pouvoir déchiffrer ces provocations langagières ou ces comportements de violence, qui sont inhérentes à ce moment de transition de l’adolescence. Pourquoi un moment donné, l’adolescent ne peut pas faire autrement que d’être pris dans cette attirance qu’en psychanalyse nous appelons l’acte. Faisons référence à une lettre adressée à Fliess, dans la Naissance de la psychanalyse où il écrivait : « tout excédent de sensualité empêche la traduction en image verbale », en fait tout excédent de sensations, de tensions empêche la traduction, avec Lacan on pourrait dire en mots. Par moment , certains adolescents qui sont confrontés à quelque chose de nouveau qui surgit en eux, qui peut être une sensation, une tension et s’ils n’ont pas les mots pour dire ça, peut arriver la provocation langagière. Provocation en latin provocare, c’est appeler vers, vers le dehors. La question est quelle modalité de réponse allons nous offrir à ces jeunes qui utilisent cette scène pour pouvoir dire quelque chose ?

P.M. : vous venez de citer Freud. Je vous fais écouter la réponse au plaidoyer d’un pédagogue. « Si les suicides de jeunesse ne concernent pas seulement les lycéens, mais les apprentis entre autres, cette circonstance en soi n’innocente pas le lycée, peut-être exige t’elle l’interprétation selon laquelle le lycée sert à ses ressortissants de substituts au traumatisme que d’autres adolescents rencontrent dans d’autres conditions de vie. Mais le lycée doit faire plus que de ne pas pousser les jeunes gens au suicide, il doit leur procurer l’envie de vivre, soutien et point d’appui à un moment de leur vie où ils sont contraints par les conditions de leur développement de distendre leur relation à la maison parentale et à leur famille. Il est incontestable qu’il ne le fait pas et qu’en bien des points il reste en deçà de sa tâche : offrir un substitut de la famille, et éveiller l’intérêt pour la vie extérieure dans le monde. Ce n’est pas une critique du lycée dans son organisation actuelle. Me sera-t-il permis de dégager un facteur, l’école ne doit jamais oublier qu’elle a affaire à des individus immatures auxquels ne peut être dénié le droit de s’attarder dans certains stades, même fâcheux de développement, elle ne doit pas réclamer pour son compte l’inexorabilité de la vie, elle ne doit pas vouloir être plus qu’un jeu de vie.

P. Lacadée : Je vous remercie pour ce texte. L’école ne doit pas vouloir être plus qu’un jeu de vie, ça ne veut pas dire qu’il faille jouer à l’école, que l’apprentissage est un jeu. Il s’agit que l’école n’oublie pas qu’elle a à introduire du jeu dans la vie de l’esprit du sujet, qu’elle puisse dans ce temps de détachement de ce à quoi il croyait, de ce sur quoi il avait pris appui pour se construire une identité, soit sa famille, quand il en a une, la façon dont les parents l’ont accueilli, les discours qui lui ont permis d’attraper sa dimension subjective. Tâche nécessaire mais douloureuse, dit Freud : il doit se détacher de cela, à ce moment là les enseignants offrent un substitut aux parents, et les ados calculent sur les enseignants quelque chose de différent, un point d’où ils se voient différents de ce qu’ils étaient comme enfant. L’école, c’est ça qu’elle doit introduire, effectivement Freud, en grand clinicien, rappelle que le sujet a le droit, (son terme, est d’époque, stade même fâcheux de développement). Freud dit qu’il ne faut pas oublier qu’il y a au cœur de l’être humain, une zone que Lacan avait appelé la jouissance, en lisant Freud, qui fait qu’au fond, des fois le sujet ne veut pas forcément son propre bien, il peut aussi se nuire à lui-même. Ce qui est vraiment l’illustration de la clinique de l’acte.

La clinique de l’acte suicidaire, c’est au fond le sujet qui illustre qu’il ne veut pas forcément son propre bien et qu’il y aurait donc une tension pour tout sujet, entre parier pour l’idéal et cette zone obscure, cette tâche obscure qui est au cœur de l’être humain et qui est d’une étonnante actualité au moment de l’adolescence parce que cette tâche correspond à quelque chose de nouveau qui surgit à l’adolescence, dans cette scène, que rappelait Carole Dewanbrochie, l’adolescent est travaillé par ses pulsions sexuelles dont il peut avoir honte et ça peut faire tâche dans le tableau et il peut au nom de ça s’attarder dans ce stade fâcheux du développement.

Vous parliez de mon implication dans le système scolaire, à BOBIGNY, c’est une implication interdisciplinaire, puisque avec Jacques-Alain Miller et Judith Miller a été créé le Centre Interdisciplinaire sur l’enfant : le CIEN qui permet que nous puissions travailler avec des partenaires d’autres disciplines par rapport à des impasses. Comme le disait Hugo Fredda hier, ça n’est plus l’époque du malaise dans la civilisations, nous sommes plutôt dans une époque où il y a des impasses, ce qui fait que certains partenaires d’autres disciplines sont confrontés à des points d’impasse par rapport à certains comportements d’adolescents qui peuvent utiliser des provocations langagières, des gestes déplacés.

La clinique de l’acte, tel que Lacan nous a permis de déchiffrer ce qui est en jeu à ce moment là, notamment dans son séminaire auquel vous faisiez référence avec Marie-Hélène Brousse e t Carole, l’angoisse. Il nous permet de faire la différenciation entre l’acting-out et le passage à l’acte. Il se sert de cela pour lire le cas d’une jeune patiente de Freud adolescente homosexuelle, qui au fond s’affichait dans les rues de Vienne avec une dame de mauvaise réputation, comme disait Freud. Ce comportement de provocation pour alerter son père et toute cette scène organisée, Lacan le lit comme un acting-out tandis que le moment où elle croise le regard du père qui est un regard de désapprobation, la jeune fille passe à l’acte et se suicide. Il fait la différence entre le passage à l’acte qui est une sortie de la scène du monde et l’acting-out qui est quelque chose qui s’organise et qui demande qu’on puisse en dire quelque chose à l’adolescent. Dans les échanges interdisciplinaires que nous avons au Collège Pierrre Sémard à Bobigny, où nous travaillons avec les enseignants, nous les aidons en utilisant les concepts issus de la théorie analytique à faire la différenciation entre les différentes conduites de provocation d’un enfant, pour nous d’ailleurs ça n’est pas forcément le trouble du comportement qui serait produit, c’est plutôt à prendre comme une pantomime, comme si c’était un texte qu’il agissait sans forcément savoir et que l’enseignant peut l’aider à déchiffrer la part de souffrance qui est incluse dans le comportement qui l’agit à son insu.

J.M. : Vous avez cité Lacan, je vous ramène à Freud et je vous fais entendre ces propos récents de Danielle Rapopport, en mai 2006, pour le 150e anniversaire de la naissance de Freud: « Freud est présent quotidiennement, par exemple, nous accueillons un certain nombre d’adolescentes pour des tentatives de suicide, d’une façon très fréquente, la problématique sous-jacente à la tentative de suicide est une tentative de séparation mère/fille, avec des relations d’une très grande proximité, et l’adolescente tente à l’occasion d’un conflit de se séparer de sa mère. La question qui va se poser sera de réintroduire une triangulation et donc la question oedipienne est souvent là présente dans notre esprit et nous sommes souvent amené à convoquer si ce n’est le père réel, la figure paternelle qui va aider dans ce processus de séparation. Et là, c ‘est tout Freud, le complexe d’Œdipe, les relations mères-filles, père-mère-filles, père-fils, même s’il y a moins de garçons qui font des tentatives de suicide. »

J.M. : elle insiste sur l’Œdipe, on va proposer une traduction lacanienne : le Nom du père et puis tout ces avatars, le père du Nom etc…. On vit dans une époque dans laquelle on constate un déclin de la figure de l’autorité paternelle, cela intervient dans la vie psychique des jeunes.

P. Lacadée : Danielle Rappopport utilise un terme très important, celui de séparation. La difficulté de séparation entre mère et fille. On pourrait prendre la pente de penser qu’il pourrait y avoir un suicide de séparation ou pour séparation. Mais se séparer de quoi, de quoi s’agit-il de se séparer pour la jeune fille qui passe à l’acte, la tentative de suicide est toujours à prendre au sérieux, s’agit-il de se séparer de la pensée qu’elle a de sa mère, pour apparaître pour elle-même différente, et donc de trouver un autre mot lui permettant tout d’un coup de se voir différente, ce fameux « point d’où » que Lacan développait très bien dans son Séminaire des 4 concepts fondamentaux, important au moment du déclin de l’Œdipe, l’adolescent doit prendre appui sur une fonction du père, qui est une fonction de l’idéal du moi, à partir de ce point-là l’adolescent ou l’adolescente utilisait ce point d’où il se voyait aimable voire digne d’être aimé. Donc un point utilisé à partir de la fonction de l’idéal du moi, ça fait référence au 3e temps de l’Œdipe, c’est pas forcément le père qui dit non, vous parliez du père du Nom, on pourrait jouer, c’est aussi le père qui dit non. Il y a aussi, JA Miller avait fait une bonne lecture du Séminaire des Formations de l’Inconscient comme il le fait souvent d’ailleurs, il montrait l’importance du Père qui dit Oui au nouveau qui surgit, que l’adolescent porte en lui. Rimbaud appelait cela nos « souffrances modernes ». L’adolescent est toujours moderne par rapport aux pulsions qui le travaillent et qui se réactualisent dans les métamorphoses de la puberté. Quelque chose de nouveau surgit. Alors que ce qui surgit, la mère ne veut peut être pas forcément le loger, elle ne peut pas l’accepter, elle voudrait que sa fille soit toujours sa petite fille, or l’adolescente est porteuse en elle de quelque chose de nouveau qu’elle veut faire authentifier par l’Autre, que l’Autre dise oui à ce nouveau. Il y a un très bel article d’Hannah Arendt, Crise de l’éducation en 1954 ou elle disait très bien : « les adultes ne sont pas responsables du monde qu’ils offrent à l’enfant dans le sens où ils ne savent pas accepter l’élément de nouveauté que l’enfant porte en lui ». L’enfant porte en lui un élément de nouveauté quand il naît, il surgit comme quelque chose de nouveau qui n’existait pas avant lui, mais il porte aussi un autre élément de nouveauté, ce qui surgit pour lui au moment de l’adolescence, et c’est cela qui est très compliqué pour l’adolescent. C’est pour cela que la très belle phrase de Victor Hugo, éclaire la plus délicate des transitions : « le commencement d’une femme dans la fin d’un enfant ».

J.M. : dans votre livre, qui s’intitule l’éveil et l’exil, vous posez des questions, pourquoi se mettre en danger, vous y avez en partie répondu, puisque vous évoquer ces transformations constantes que l’enfant est à lui-même, alors ce corps, le corps qui pousse, qui change est-il le lieu de l’identité ?

P. Lacadée : Il y a quelque chose qui surgit de particulier dans cette délicate transition, c’est la dimension du corps, la psychanalyse on dit c’est la parole, oui mais c’est une parole en tant qu’elle est supportée par un corps et comme le dit Lacan : « un corps, ça se jouit ». Et dans cette transition, quelque chose surgit dans ce lieu du corps, un élément de nouveauté, c’est très bien décrit par Robert Musil en 1906, qui nous donne une véritable leçon clinique dans le désarroi de l’élève Törless, comment l’élément sexuel rentre dans les pensées de l’élève Törless, comment tout d’un coup, en écoutant un camarade parler de son père, du coup son père lui apparaît bizarre aussi, mais surtout c’est les mouvements de mains de son camarade et il en éprouve un frisson de dégoût, dans son corps, ça démontre bien comment le corps est le lieu d’un éprouvé de jouissance, ce frisson de dégoût qui lui arrive là comme un événement dans le corps, il le dit très bien, il ne peut pas le traduire en mots, et alors lui arrive la solution de l’insulte ou du blasphème. Musil décrit ce désarroi, désaroyer, ça veut dire sans Autre, c’est le moment où l’adolescent est en difficulté pour traduire en mots son excédent de sensualité et à ce moment là, c’et pour cela que la psychanalyse est une chance pour les adolescents, on dit qu’ils ne parlent pas, c’est pas vrai, il suffit de savoir un peu les approcher, les apprivoiser, mais ils ont beaucoup de choses à dire, à condition qu’on sache entendre ce qui s’agite en eux et ils sont très sensibles à cela.

J.M. : De la psychanalyse comme l’une des voix possibles pour approcher l’art de l’insulte chez les adolescents comme une parole

Voici vagabond, le texte des illuminations d’Arthur Rimbaud
:
Pitoyable frère, que d’atroces veillées je lui dû
Je ne me saisissais pas de cette entreprise
Je m’étais joué de son infirmité,
Par ma faute, nous retournerions en esclavage, en exil,
Il me supposait un guignon et une innocence très bizarre
Et il ajoutait des raisons inquiétantes, je répondais en ricanant à ce satanique docteur et finissait par gagner la fenêtre, je créais par delà la campagne traversée par des bandes de musique rare les fantômes du futur luxe nocturne
Après cette distraction vaguement hygiénique, je m’étendais sur une paillasse et presque chaque nuit aussitôt endormi, mon pauvre frère se levait, la bouche pourrie, les yeux arrachés tels qu’il se rêvait et me tirait dans la salle en hurlant son songe de chagrin idiot. J’avais en effet en toute sincérité d’esprit pris l’engagement de le rendre à son état primitif de fils du soleil et nous errions nourris du vin des cavernes et du biscuit de la route, moi pressé de trouver le lieu et la formule. »

J.M. : Rimbaud, une figure symbolique de la modernité, travaillé par sa jeunesse

P. Lacadé ; absolument. Moi pressé de trouver le lieu et la formule, c’est la phrase paradigmatique de ce qui est en jeu dans ce moment de l’adolescence. Ce sujet pressé par la pulsion par ce qui gîte en lui et l’agite , pressé de trouver le lieu et la formule, le lieu où il pourra dire quelque chose pour attraper la formule de son existence. Je trouve intéressant que Rimbaud fasse référence à errer, car ces moments de fugue et d’errance au moment de l’adolescence sont importants. Lacan faisait référence dans les Noms d u-père à l’errance, il faisait remarquer qu’elle avait davantage à voir avec l’étymologie iterare, qui ne veut pas dire voyager, mais répéter, par sa fugue, le sujet répète quelque chose de sa jouissance parce qu’il n’arrive pas à trouver la formule, le mot qui l’en séparera, le mot qui lui permette de se séparer de la pensée qui lui prenait la tête, sans forcément avoir à marcher. « Je dû marcher pour distraire les pensées assemblées sur mon cerveau. ». C’est faux de dire je penses, on devrait dire : on me pense, il décrit par moment comment une pensée peut s’imposer dans la tête d’un jeune et que parfois pour s’en séparer, il peut ne pas hésiter à passer à l’acte. C’est pourquoi, il faut leur offrir des lieux de conversations où ils puissent attraper dans la conversation, une transition, -la transition est d’ailleurs une figure de rhétorique- qui permet de passer d’un mot à un autre, et quand vous passez d’un mot à un autre, l’énoncé qui vous prenait la tête permet de se séparer de la valeur de jouissance nocive qui vous assignait à résidence, vous faisait ruminer. Je voudrais terminer sur l’importance que Rimbaud accorde à la fenêtre, les ados pensent que la vraie vie est ailleurs, qu’il faut sortir et par le biais de la fenêtre, il situe comment par rapport au satanique docteur qui voulait s’occuper de sa santé (c’est sa mère, que Rimbaud appelait la bouche d’ombre qui le voulait), vous voyez alors comment c’est par la fenêtre qu’il attrapait la lumière de sa vie qui lui permettait de se projeter ailleurs, ce fameux point d’où, il se voyait ailleurs que d’être toujours pris dans la bouche d’ombre que pouvait incarner sa mère.

8 sept. 20006

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