mercredi 21 mars 2007

Hanane, une révoltée à l’affût d’un maître désir

Noëlle De Smet

Depuis 1979 j’ai travaillé dans une école d’un des quartiers le plus dégradés de Bruxelles, quartier situé dans une des 19 communes, Molenbeek. L’école est fréquentée à l’époque, par des filles uniquement. Celles avec qui j’ai travaillé le plus avaient de 12 à 16-17 ans. Dans une classe de 2eme secondaire, elles sont plutôt souvent comme des furies. « On nous prend pour des sauvages » Des collègues et le directeur me disaient : « Il faut les mater ».
Impossible pour moi de faire ça. Premier impossible.
J’étais, au début, assez seule. Face à une classe fière de se nommer « la ruina », les voyous ». J’y ai essayé de tout : de la correspondance avec une classe en France, de l’improvisation théâtrale, une rencontre avec un rappeur, la fabrication d’une revue. Tout s’organisant à partir du Conseil que j’avais mis sur pied, selon l’éthique et l’esprit de la pédagogie institutionnelle. Il arrivait qu’elles le sabotaient lui aussi « pour voir si c’est pour du vrai ou si c’est encore une arnaque pour nous avoir » m’ont-elles dit plus tard. Quand elles ont vu que la parole qui s’y disait était tenue comme gravée dans la pierre, elles ont commencé à y investir. Elles se sont donné comme nom, celui qu’elles ont aussi donné à la revue qu’elles ont fabriquée : LA BANDE DES COMPLICES.

Avec Hanane c’est souvent l’horreur : elle sabote tout, est toujours hors la loi, est despote et terroriste, révoltée contre les profs, elle monopolise la parole et est toujours au centre du groupe ; toutefois, elle a des qualités de leader, elle est aussi souvent lucide, franche et sensible.
Un vendredi, jour du Conseil, j’arrive dans la classe. L’ordre du jour de ce Conseil est déjà écrit au tableau en un seul point : « Hanane, un exemple » La classe est en pleine effervescence, « il faut parler de ça ». « Ca y est, je pense, encore elle ! »
Hanane, très en colère, entame le Conseil : un professeur lui a dit "pauv’conne". Les autres sont révoltées, veulent parler parce que les professeurs les insultent aussi, disent-elles et d’ajouter, « ils sont ici pour nous éduquer, pas pour nous insulter » Quelqu’un ajoute tout bas :
« Nous, on les insulte aussi »
Le flot de paroles est tel que malgré mon malaise de laisser parler les élèves de professeurs absents, je n’arrête pas leur parole de blessées. Mais je tente quand même de la porter plus loin. Avant la fin de ce Conseil je demande ce qu’on va faire avec tout ça. Les élèves voulaient d’abord faire venir tous les professeurs à leur Conseil pour leur dire « une fois pour toutes ce qu’ils pensaient d’eux » surtout Hanane qui allait « une fois bien leur dire toute leur vérité, à ces profs qui s’y croient ».
Je rappelle qu’il est écrit dans les lois du Conseil qu’il ne serait un tribunal pour personne, j’ai rappelé que cela protégeait chacun, elles aussi. Mariam propose alors de faire plutôt la liste de toutes les insultes déjà dites par les professeurs et par les élèves, puis de voir comment en parler avec les professeurs et les élèves. La proposition est adoptée à l’unanimité.

Au travail avec d’autres identités

Pour rappeler à la classe son identité neuve construite au fil des mois, pour tenter de sortir des envies toujours présentes de duel-dual entre élèves et enseignants, je prépare 3 affiches en vue du Conseil suivant :
La première affiche s’intitule « Notre classe pionnière » Elle souligne leur demande de parole reconnue, une demande qu’elles sont les premières à faire, dans cette école. J’ai aussi voulu les faire aller du côté d’une fierté et les détourner d’une certaine culpabilisation exprimée ainsi "notre classe si on parle, on va être encore plus mal vues".

La deuxième affiche s’intitule « Notre classe écrivante » Elle souligne l’expérience déjà acquise de la revue et rappelle les possibles de l’écriture.

La troisième affiche s’intitule « Un exemple » . Elle souligne la question du particulier et du général, du personnel et du collectif, du courant et de l’exception. : Hanane ? ou Hanane, un exemple d’autres ? Elle fait allusion à leur formulation du début. Elle permet aussi à la fois de prendre en compte la plainte de Hanane dans toute son exception et à la fois de la mettre à une place parmi les autres. Comment faire série sérieuse d’exceptions ?

Mon intention était, par ces affiches, de raviver des identités autres que
« voyous » et des chemins autres que des vengeances

Préliminaire : une élève lit tout haut ces affiches . Le silence est fort. Des relèvements de dos et de têtes se manifestent. Elles ont l’air fières d’être des pionnières et des écrivantes, comme prêtes à travailler quelque chose dont elles semblent sentir que cela va au-delà d’Hanane et même de leur classe
Sur base de ce qui avait été dit dans le Conseil, je propose de travailler en quatre groupes :
Un, à propos des insultes des élèves,
Un, à propos des insultes des enseignants,
Un, à propos de "les profs sont là pourquoi"
Un, à propos de « quoi faire avec ce travail. »

Chaque groupe travaille seul pendant une demi heure, et lors de la mise en commun, l’écoute est plus grande que d’habitude.

Voici des extraits du travail

Message aux professeurs et aux élèves

Il y a des élèves[1] qui disent aux professeurs des mots comme
" Crève, salope" (= mourir[2])
" Ta gueule" (= ferme-la, tais-toi)
" Tu piges du cul" (= Vous ne comprenez pas)
" Tu louches ou quoi" (= Vous ne voyez pas)
" Tu fais chier" (= vous m’énervez, vous m’écoutez pas)
" Pute" ou " Putain" (= fille qui baise pour de l’argent - prostitution)

Nous disons aux élèves qu’on n’a pas le droit d’insulter un professeur, de le tutoyer.
Il y a des professeurs qui nous insultent : "Pauvre conne", "Vous êtes chiantes", "T’es bête comme mes pieds", "Tu vas ramasser une claque », "Vous êtes des animaux", "Cette classe est un zoo", "Tu as nettoyé les trottoirs de Molenbeek avec ton T shirt ?", "Moi, habiter ici à Molenbeek, ? Avec tous ces marocains ?! Non. »
"Je me demande bien ce que tu fous ici dans cette classe"

« Ca nous tape la honte. Ca nous rabaisse et nous humilie.

Ensuite, on ressent de l’aversion pour ce prof.
Quand un prof. dit des injures elle nous rabaisse et nous humilie, ensuite toute la classe se moque.
Nous demandons que les professeurs gardent leurs réflexions ou leurs opinions pour eux. Ou alors, ils en font part à l' élève, personnellement et pas devant tout le monde.
Ou bien, au lieu de nous dire tout ça en face, le professeur nous sanctionne ou nous explique ou bien nous demande pourquoi on est comme ça ou comme ça. Et si c’est possible aussi que les professeurs pensent pas tout ça de nous.
Nous pensons que les professeurs existent pour nous éduquer. Pour nous, ça veut dire :
* nous apprendre à découvrir de nouvelles choses
* nous aider à comprendre ce que nous ne comprenons pas
* nous apprendre ce qu’on peut dire et ce qu’on ne peut pas dire
* que les professeurs doivent faire ce qu’il y a de mieux pour nous : s’occuper de nous mais pas, s’occuper de nous et nous abandonner ensuite.
Pour nous, c’est ça le rôle d’un professeur et alors nous ne comprenons pas quand il dit des mots et des phrases qui font mal

Nous demandons que les professeurs ne parlent plus sur notre dos par exemple à d’autres élèves.
Nous demandons d’être respectées donc que les professeurs ne parlent plus derrière le dos des élèves et que les mots que nous, les élèves, nous ne pouvons pas dire, les professeurs aussi ne peuvent pas les dire

Le groupe qui a travaillé au « Quoi faire avec ce travail », propose de d’abord le montrer à la réunion des déléguées du 1er degré[3] pour voir si les autres classes ont aussi des choses à dire à ce propos et pour voir ce qu’on va faire de ce texte.
Au Conseil des déléguées donc, les 2 déléguées de la classe en question expliquent et lisent leur texte, attendent une approbation rapide, une action (non encore précisée) auprès des enseignants. Mais les déléguées de ce Conseil-ci disent qu’elles doivent s’en référer à leur classe "sinon à quoi ça sert qu’elles nous ont élues ?" Chacune repart donc en mission.
Les déléguées de la dite classe pionnière ont peur que l’initiative ne leur échappe et insistent sur le fait qu"’il faut dire que "ça vient de nous"… "Mais les profs, comment le sauront-ils que ça vient de nous ?" Une élève propose : "écrit par les élèves de 2A1 et approuvé par toutes les classes du 1er degré" si elles approuvent.

Au cours du Conseil de délégués suivant, les déléguées rapportent que toutes les classes approuvent ce texte parce qu’elles aussi ont déjà été insultées ou insultent elles-mêmes ; toutes les classes trouvent qu’il faut donner ce texte à tous les professeurs et à toutes les élèves de l’école.

Les élèves discutent alors avec beaucoup de sérieux de comment remettre ce texte à chacun, personnellement : professeurs, sous-directeur, préfet de discipline et élèves. Elles décident d’écrire une lettre qui accompagne leur texte, pour expliquer le travail et son but, imprimer le texte sur du papier de couleur, déposer les enveloppes dans les tiroirs de chaque professeur. Et pour les élèves le texte sera imprimé sur une feuille A3 à pendre dans les classes ainsi que dans le hall d’entrée
Le tout fut fait avec fébrilité et rigueur.

Les réactions des enseignants

Elles n’ont malheureusement pas été le fruit d’une parole préparée, concertée. Chacun y est allé, dans son cours, de ses petites remarques et certains ont demandé que l’on parle de cette initiative au Conseil de classe des enseignants.

Fin mai, au Conseil des élèves qui a suivi la remise de cette lettre, certaines veulent mettre à l’ordre du jour « ce que des professeurs ont dit de notre lettre. » Voici quelques unes de ces paroles d’enseignants :

C’est dangereux de faire ça parce que les gens peuvent mal le prendre

Moi je ne me sens pas concernée : je ne dis pas des choses pareilles

Vous vous permettez de nous faire la leçon mais regardez comment vous êtes et ce que vous dites. Regardez-vous d’abord vous-mêmes.
(Je l’aurais tuée quand elle nous a dit ça, dit une élève)

S.. (lors d’un manquement des élèves : pas le matériel pour le cours). Le professeur sort la lettre et dit : "et là dedans qu’est-ce qu’il est mis ? Si vous reprochez des choses aux autres, faites d’abord tout bien vous-mêmes"

Je sens les élèves décontenancées et déçues mais pas violentes : " tout ce qu’on a fait et voilà ce qu’ils disent". Leur combativité et leur organisation sont un peu refroidies. Je vois des moues et des yeux baissés et des tristesses dans les yeux. Hanane dit : "Peut-être que certains se sont reconnus et que ça les a dérangés, peut-être qu’ils n’aiment pas ce que nous on dit"

Le dernier Conseil
Je trouve qu’il faut ne pas laisser les élèves sur cette impression de parole non entendue.
Je prépare un message pour chacune d’ elles et le met dans une enveloppe portant leur nom. Je le donne, à chacune, et leur demande de le lire. Pour aider à se concentrer et à réfléchir des réponses, je fais passer une musique tirée du film " La liste de Schindler". Chacune écrit ce qu’elle dira ensuite dans un micro parce qu’on enregistrera pour avoir une cassette souvenir (les élèves en sont ravies et chacune demande d’avoir une copie de cette cassette). Le silence a quelque chose de touchant. Après 15 minutes de réflexion, chacune à tour de rôle dit dans le micro ce qu’elle retient de notre année
Ania : Les professeurs nous aidaient à avancer, en particulier Mme D. et Mme E. Elles nous écoutaient comme des adultes pas comme des élèves. Les autres adultes ne pensaient pas qu’on était comme des adultes mais ils pensaient qu’on était comme des élèves, comme des gamines.

Dounia : Moi Dounia, j’ai appris que j’étais capable de faire dse bonnes choses et que je pouvais compter sur ma classe et sur le Conseil. J’ai appris que les élèves comptaient aussi sur moi ainsi que les profs.
Pendant deux ans, j’ai passé de merveilleux moments avec ma classe surtout quand il s’agissait de travailler en groupe, en se battant ensemble. Pour un projet et pour réaliser ce projet, on se battait jusqu’à la fin. Si je devais parler de ces deux années passées avec qui que ce soit, je parlerais de nous, nous la bande des complices, solide comme un mur

Fadila : Pour moi, je trouve que le Conseil pendant ces deux années se sont bien passées car nous avons pu raconter nos problèmes et on nous a toujours écoutés. J’ai aimé quand j’ai pu écrire les points du jour au tableau et quand on avait des travaux de groupe pour réfléchir

Moi Keltoum, pendant deux ans, nous avons tenu un Conseil, c’est bien. Nous autres on donne les idées de chacune, nous formons des textes. Nous avons fait une revue, elle était très bien avec les idées de tout le monde, des élèves et des professeurs.
Maintenant je vais parler de mon caractère ; il a un peu changé. Il est devenu mieux qu’avant. J’ai appris beaucoup de choses. J’avais beaucoup de difficultés et maintenant c’est mieux, je me suis un peu rattrapée.

Des suites inattendues
En octobre de l’année suivante, les déléguées des classes m’invitent à leur réunion. Avec un mélange de lassitude et de rage elles m’informent du fait que des enseignants insultent les élèves, que ça devient insupportable et dégueulasse.
Deux élèves de la 2eme A1 de l’an passé disent : « On a écrit beaucoup l’an passé, mais les profs ils en ont profité : ils ont vu que le papier, ils nous ont pas vu nous. S’ils nous voyaient et si nous on les regardait, ils vont peut-être mieux nous entendre. On doit maintenant parler. »
Elles s’organisent pour demander d’aller parler au Conseil de classe des enseignants.
A mon grand étonnement, elles obtiennent d’être entendues dans ce lieu. Le texte de l’année précédente aurait-il quand même fait un certain chemin ? Les élèves , malgré leurs airs « grandes gueules » paniquent un peu quand même. Je leur propose de jouer la rencontre entre nous pour qu’elles se préparent. Toujours en dehors des heures de travail.
Le jour venu, jour de congé pour les élèves, les 12 déléguées sont présentes. Les 4 qui vont parler et les autres qui les accompagnent.
Les enseignants sont surpris de leurs propos. Plusieurs enseignants prennent la parole pour s’excuser et expliquer les difficultés de leurs conditions de travail qui les rendent parfois trop fatigués, trop énervés et leur font dire alors n’importe quoi. D’autres interpellent les élèves en leur parlant de leurs insultes à elles. Elles répondent calmement, quasi dans le même registre : « Mais nous aussi on est énervées parce que c’est dur tous les jours »
« C’est chez les ministres qu’il faut aller » dit alors Hanane, pour les écoles, pour les maisons et pour les quartiers. »
Une enseignante propose de signer un pacte entre élèves et enseignants sur les insultes. Chacun est assez prudent. On ne s’est pas dit qu’on n’insulterait plus ! Une des phrases dit : « Si on insulte on parle autour… »
Après le départ des déléguées, des enseignants ont dit leur étonnement devant la maturité, la finesse et la correction avec lesquelles ces élèves ont porté leurs demandes.
Le lendemain, Hanane est venue me trouver : « On a bien fait hein Madame ? C’est grâce à moi hein ? » Je souris. « Mais pas que moi hein » Moi, ce que je voudrais dans le cours de français maintenant, c’est d’apprendre tous des mots compliqués de ministres. »

Une guerrière et sa bande contre la bande des profs : au milieu une prof qui parie non pas sur un matage comme on le lui conseillait, mais sur une offre qui suit les tournants de la structure.
Il est là ce prof avec un va-et-vient des « oui » et des « non ».
A l’entrée, une bande de filles révoltées le prennent quasi en ôtage.
A la sortie, il y a un collectif d’exceptions !
S’agit-il là d’une conversation ? Non. Au centre l’appareil du Conseil de classe avec au-moins un, dans ce cas-ci une-moins-une : qui s’oriente sur l’énonciation subjective pas d’une classe, mais d’une fille, à qui on fait une place, inaugurale :
Prof ou élève, quant au savoir, dans sa singularité le savoir est ignorant, inscientia.
Si au moins nous, les profs on savait que c’est le désir qui est le maître…Bien sur qu’il y a à être au pas de ce pour quoi nous sommes payés. Mais surtout à être au pas du désir.
Une classe au pas du maître désir.

[1] Ce sont les élèves qui ont choisi ces mots à mettre en caractère gras
[2] Elles ont trouvé bon d’expliquer leurs injures !!
[3]Il s'agit d'un Conseil que j'avais mis en place dans le cadre de l'obligation ministérielle du Conseil de Participation dans toutes les écoles. Participent à ce Conseil qui s'occupe de projet d'établissement, des représentants élus des divers groupes (enseignants, parents, élèves, témoins de l’environnement socio-économique et culturel de l’école). Estimant que les plus jeunes ont peu de formation à tout cela, j'ai aidé à organiser les élections des déléguées via une animation dans les classes du 1er degré et proposé aux déléguées et à leurs suppléantes (12 personnes) de se réunir régulièrement pour se faire part des avis des classes, des difficultés de la tâche de déléguée, de quoi dire au Conseil de Participation etc...)

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