jeudi 8 février 2007

Amélie a 14 ans

Amélie a 14 ans, elle est en classe de 3e. Elle est vivante, très présente au moment de l’appel et dans son corps, quelle que soit l’activité physique. Elle parle souvent, fait des commentaires pendant ses déplacements. La voix qui accompagne le mouvement. Jeune fille singulière également dans sa tenue vestimentaire : habillée en noir, cheveux noirs, ongles et maquillage noirs, et le teint très blanc. « Naturellement blanc », répond-elle à un garçon de la classe ce mardi, qui l’apostrophe à propos de sa blancheur de peau et de moments où il dit la surprendre à se scarifier: « C’est pour ça que t’es toute blanche, tu perds ton sang, tu te vides de ton sang ! » Quand je lui demande s’il est vrai qu’elle marque son corps, elle me fait signe que non.
Amélie m’interpelle souvent dans cette façon si singulière et vivante qu’elle a d’investir différents lieux. Ses élans se déclenchent souvent de façon surprenante, sans raison apparente, et toujours du côté de ce que j’appellerais une réaction pulsionnelle vers la vie, pour dire oui à la vie. Je vous donne l’exemple d’une séance de gymnastique. C’est un moment où il y a beaucoup d’obstacles matérialisés, qui sont à franchir en fonction de son style, avec de légères contraintes. Il y a notamment une sorte de cheval en mousse d’environ un mètre cinquante, à franchir en posant au moins une main sur le support. L’émulation monte, je palpe les cœurs accrochés au corps, qui hésitent, cherchent et foncent au-delà de leur trouille de rater, de tomber, de se ramasser parce qu’ils tentent quelque chose. Certains s’avancent timidement, m’interrogent du regard, tâtent l’objet avant de le franchir, soufflent, prennent une grande inspiration avant de se lancer, rient ou font « non » avec la tête avant de courir en avant. Amélie prend son élan, une impulsion juste avant l’obstacle et lance son corps en avant, sans appui, ni sur l’objet ni sur l’air, et se laisse tomber derrière lui dans un grand bruit. Silence. Je me penche pour la voir, elle se relève, éclatée de rire. Je lui demande si ça va, elle me dit que oui, grand sourire, regarde les autres et va dans la file d’attente. Les autres sont morts de rire, je me sens mal à l’aise, face à ce saut que je sais voué à la chute. Une chute qui m’a semblé lourde, dense, massive. Je lui dis juste une remarque du type : « fais attention quand même, au moins à la réception ». Je souris un peu. J’hésite à changer de situation, je sens que j’ai peur de quelque chose ; puis je me dis que non, qu’ils s’amusent. Amélie repasse, je me retourne et suis à nouveau saisie par sa chute, qui me fait violence, dans le bruit et l'absence de résistance du corps pour se retrouver sur ses pieds ou amortir l’atterrissage. Comme si Amélie voulait se faire mal. Je n’y comprends rien, je suis sidérée par ce que je crois être une prise de risque inconsidérée. Je la regarde, choquée et lui dis : « Ca va ? Mais qu’est-ce que tu fais ? » Elle me dit que ça va, elle rit. Clément devant mon regard étonné me dit qu’elle fait « Jaquasse ». Jaquasse est un de celui qui a lancé ce jeu complètement fou qui consiste à se mettre dans des situations délirantes où le corps par exemple brûle, parce qu’on s’est mis de l’essence dessus ; ou le corps se déchire car un jeune homme s’est mis un pétard dans les fesses et a allumé la mèche. Une sorte de pari avec la douleur et la vulnérabilité : je pose, au moyen de mon corps, la question de ma confrontation au réel, en franchissant les limites du bon sens et de ma peur. Je joue avec ma peur et avec l’idée du danger, au bord de la chute, de la blessure, de la cassure, de la mort.
Après coup, je saisis qu’Amélie rit car elle est vivante, son corps le lui dit dans la douleur (il me semble évident qu’il y a de la douleur dans ses chutes), et sa peur n’a pas fait barrage à son saut.
Avant l’intervention de Clément, je n’y saisis rien. Le décalage entre la vision du saut, qui génère chez moi la crainte d’une blessure, et le rire d’Amélie qui se relève doucement me laisse sans mot. J’ai l’impression d’avoir raté un épisode, que les deux scènes ne peuvent pas s’enchaîner. Comme si j’avais mal vu le saut, que je lui avais donné une gravité erronée. La remarque de Clément me fait comprendre déjà quelque chose : Amélie cherche a ressentir son corps par le choc, la douleur et c’est insupportable pour moi. Je lui dis d’arrêter ça, que ça ne me fait pas rire, que j’ai peur qu’elle se fasse mal. Elle ne recommence pas.
Quelques semaines plus tard, de nouveau à un cours de gymnastique, Amélie est présente à l’appel mais manifestement absente à son corps, à l’espace. Elle est assise sur un tapis, au milieu du monde qui bouge, s’échauffe, s’agite. Elle a le regard vide. Je m’approche d’elle, et lui demande : « Ca ne va pas ? » Elle : « Non. » Silence. Je la relance : « Que se passe-t-il ? » Silence. Tête basse. J’hésite, lui demande : « Tu n’as pas passé de bonnes vacances ? » Elle : « Non. » Silence. Je n’insiste pas, essaye de la remettre dans l’activité : « Tu sais que tu as un enchaînement de gym à finir là ? » Elle : « Ouais… mais en plus, Andréa ne fait pas sport, et je suis avec elle (c’est un duo qu’elles ont à construire) ». Moi : « Ah. Et du coup tu ne trouves pas la motivation, mais il faudrait quand même qu’il soit bouclé pour que je vous évalue la prochaine fois. Tu peux quand même t’entraîner seule. » Elle : « Mmmm. » Je ne sais plus quoi dire, elle n’a pas bougé d’un caramel. Je sens une incroyable inertie, une lassitude énorme. Je m’en vais, me dirige vers André et lui dis : « Il faudrait que l’enchaînement soit terminé pour la semaine prochaine, et là Amélie a le moral dans les chaussettes et peut-être tu pourrais aller la voir. » Elle acquiesce et se dirige vers Amélie. Elles parlent. Je laisse faire.
Amélie n’a pas bougé de la séance et cela me questionne. Je n’ai pas trouvé le temps de retourner discuter avec elle et ça ne me convient pas. Sur les quelques minutes qui bordent le trajet jusqu’au collège, je me mets à côté d’elle : « Alors qu’est-ce qui s’est passé durant tes vacances ? Qu’est-ce que tu as fait ? » « Rien. » Un rien plein de l’inertie de ses vacances, de cette séance de gymnastique passée à côté de la vie. Je suis étonnée : « Rien ? » Elle : « Ben non, rien. Je ne fais jamais rien pendant les vacances. » « Même pendant les grandes vacances ? » « Oui. » « Tu ne pars pas en colonie ? Ils font quoi tes parents ? » « Mon père travaille au Luxembourg. » « Et ta mère ? » « Rien. Elle ne travaille pas. » Ce signifiant « rien » qui revient pour traduire l’activité de sa mère. Je lui dis : « Et alors qu’attends-tu toi ? D’avoir le permis pour bouger un peu par exemple ? » Elle sourit. « Tu n’as pas un groupe d’amis avec lequel vous faites des choses ? Tu ne fais vraiment rien ? » « J’ai dû sortir trois fois à peine durant ces vacances. Pour avoir envie de sortir, il faut avoir quelqu’un. Je ne suis pas très « groupe », je ne me sens pas appartenir à une forme de groupe. » Je pense à ses vêtements qui la distinguent tant des autres élèves. J’acquiesce et lui dis : « peut-être qu’au lycée, il va se passer des choses, tu vas rencontrer… » Elle me coupe : « J’espère ! Oui j’aimerais bien… » J’acquiesce, façon pour moi de lui signifier qu’il y a du possible ailleurs, qu’il y a des lieux à venir, que le monde n’est pas figé. Elle enchaîne par un : « Bon appétit. » en guise d’au revoir qui me surprend, je regarde où nous sommes, nous venons de traverser le passage piétons, passage après lequel les élèves partent à droite vers le collège, et nous, enseignants, à gauche en direction de la salle des profs. Je lui fais un signe de la tête et lui dis merci.
J’ai un sentiment confus, mélange de tristesse et d’espoir. De la tristesse, face à une jeunesse qui me semble parfois privée de son droit à l’ouverture au monde, à la nouveauté, à la rencontre. Dans le discours d’Amélie, j’entends un contexte culturel et social empêchant. Elle vit dans une cité d’un village qui semble peu vivant. Andréa durant la conversation a dit à ce propos : « Vous connaissez son quartier ? Les seuls mouvements qu’on peut voir à la fenêtre c’est trois pépés qui ont traversé le passage piétons dans la journée, alors, c’est vous dire si c’est animé ! » Et j’entends aussi son désir d’autre chose, d’ailleurs, qui la tient en vie et la rend si présente au monde parfois. Et à travers ce jeu de « jaquasse », je perçois ce fil si fragile parfois qui nous tient à la vie, quand le corps exige de sentir le réel, de sortir de l’enfermement et qu’un sujet ne trouve parfois aucune autre porte de sortie qu’en en passant par des passages à l’acte, quand les lieux ne permettent plus d’advenir par la parole et l’adresse.

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