vendredi 9 février 2007

CLINIQUE DE LA PRECARITE

HUGO FREDA

Partons d’une remarque de Freud à Fliess, il écrit un petit mot pour le rencontrer, il voulait l’entendre parler de la marche du monde dans la mesure où elle intervient dans la subjectivité de chaque sujet. Je pense qu’il y a là déjà la première indication que l’on retrouvera ensuite dans les grands textes de Freud, entre autre, Malaise dans la civilisation où Freud met l’accent d’une manière très précise de la place de l’homme, de la subjectivité par rapport à l’époque. Lacan a pris cette voie là à maintes reprises, je pense toujours à son dernier enseignement, où il parle du social d’une manière encore plus précise, en indiquant que le social pouvait venir à prendre la fonction du Nom-du-Père et constituer des personnages tout à fait particuliers de notre civilisation. Donc le social fait partie de l’élaboration psychanalytique, c’est une partie centrale, jamais elle n’a été en dehors du monde, comme on veut le faire croire. La psychanalyse fonctionne dans le monde et avec le monde et dans les variables que présente la société actuelle. Reprenons le proverbe freudien dans la mesure où il intervient de manière directe dans la subjectivité. Voici ce qu’on peut dire du lien entre l’individuel et le social.

J.M. Alors lorsque le social se délite, qu’il connaît des ratés, ça a une incidence sur le psychisme des individus notamment sur ceux qui sont en première ligne de cette désagrégation du lien social.

Hugo Freda : absolument, on vit dans une époque où le lien social ne disons pas est complètement détruit, mais malmené, dans cette mesure là on voit apparaître beaucoup de pathologies liées à ce manque du lien social, de plus en plus. Les exemples sont multiples : la solitude, par exemple, se manifeste de plus en plus comme pathologie, des sujets qui ne peuvent pas sortir d’une solitude flagrante et accrue. L’individu qui est obligé de se référer aux machines, à tous les moyens de communication pour entrer en contact avec l’autre, les moyens de communications sont tout à fait importants à condition, il faudra savoir s’apercevoir que ces moyens de communications éliminent la présence réelle de l’autre. On peut prendre contact avec 2000 personnes en 5 secondes, mais ne voir personne en même temps. Et on le voit de plus en plus dans la clinique, les merveilleux appareils, on peut y faire une addiction, à l’ordinateur, des heures, des heures avec l’ordinateur et être dans la solitude la plus totale, au portable également. Il y a d’autres manifestations.

J.M. : certainement, notamment avec ce projet de Centre psychanalytique de consultations et traitements dans lequel vous travaillez et qui reçoit certaines de ces pathologies dont nous venons de parler, mais avant je voulais laisser la parole à Jacques Lacan dans un document de 1976 : « L’inconscient reste le cœur de l’être pour les uns et d’autres croiront me suivre à en faire l’autre de la réalité. La seule façon de s’en sortir, c’est de poser qu’il est le réel, ce qui ne veut dire aucune réalité. Le réel en tant qu’impossible à dire, c’est-à-dire en tant que le réel, c’est l’impossible, tout simplement, mais impossible qu’on ne se trompe encore à ce que je dis ici. Peut-il se constituer dans la psychanalyse la science de l’impossible comme telle, c’est en ces termes, que la question vaut d’être posée, puisque dès son origine Freud n’a pas défini la psychanalyse autrement. »

J.M. Voilà un extrait du discours sur le peu de réalité, version Jacques Lacan et donc la psychanalyse, qui serait cette science de l’impossible à dire.

Hugo Freda : C’est vrai, il y a un impossible à dire, l’expérience psychanalytique quand elle est poussée, je dirais au delà de certaines limites, elle confronte tout sujet à cette partie, à ce qui ne peut pas se dire mais qui ek-siste, qui est toujours là. C’est la partie la plus importante du sujet, ce qui ne peut pas se dire, c’est à partir de là, que le sujet aura la possibilité de créer quelque chose, de trouver des mots nouveaux pour dire ce qui ne peut pas se dire par définition, mais même en le disant, on constate qu’ on ne peut pas tout dire, en même temps, il faudra concevoir que ce n’est pas pouvoir tout dire comme la place, l’endroit où le sujet peut exercer sa plus grande liberté, étant donné que rien ne peut venir le signifier définitivement. C’est pour cela que Lacan parle du réel et même notre clinique est une clinique orientée par ce réel. Il y a une différence énorme entre la psychanalyse et l’ensemble des autres psychothérapies.

J.M. : La difficulté à dire, ou l’impossibilité à dire, ça s’applique vraiment à ces situations de déchéances sociales, d’exclusion que vous rencontrez dans votre clinique.

Hugo Freda : Là il faudra faire une petite différence, tout au moins celle qu’on pratique à l’intérieur de cette institution, nous trouvons plutôt d es situations impossibles, desquelles ils ne peuvent pas se sortir. Ils sont pris entre une réalité sociale, très difficile, très compliquée et en même temps une situation personnelle qui peut la rendre encore plus impossible. Ce n’est pas tout à fait la même définition de celle dont Lacan parle, mais il faut considérer qu’il y a beaucoup de gens se trouvant dans ces situations impossibles qui viennent rencontrer un psychanalyste.

J.M. : Alors justement dans ce projet de Centre (CPCT), l’idée est de rendre accessible la psychanalyse à des gens qui n’y seraient pas allé spontanément.

Hugo Freda : Disons que ce que nous rendons possible pour tout citoyen, la possibilité de rencontrer un psychanalyste, c’est la grande vertu de ce centre. Nous proposons à la cité un lieu ouvert, gratuit où l’on parle 6 langues : français, espagnol, arabe, italien, grec, anglais. Nous voyons une population tout à fait inhabituelle au cabinet de l’analyste et nous avons constaté que des gens étaient dans des situations impossibles, des gens qui passent des années dans un état de précarité dite sociale sans travail, sans pouvoir sortir de la maison pendant des années, avec des troubles de comportements marqués, accompagnés de problèmes d’addiction.

J.M. Il y a d’ailleurs toute une série d’addiction que vous traitez dans le centre, les difficultés scolaires, l’anorexie, la boulimie, et les effets psychiques de la précarité.

Hugo Freda. Nous avons été confrontés à des gens qui nous disaient : je suis Rmiste ou Sans domicile fixe, ou malgré que j’ai un endroit pour vivre, je peux me débrouiller dans la vie, mais je vie dans une situation de précarité majeure. Quelle est cette précarité, elle est double : la précarité réelle, due à la situation du monde, au chômage, et en même temps le sujet se voyait confronté à une impossibilité d’accéder aux possibilités que lui permettait la société actuellement. Une sorte d’interaction entre des facteurs sociaux existants que nous ne pouvons pas résoudre, ce n’est ni notre vocation, ni notre possibilité et de l’autre côté des facteurs psychiques qui rendaient l’insertion sociale beaucoup plus difficile encore. Et c’est à partir de là que nous avons approfondis cette sorte de précarité psychique, qui est l’impossibilité d’utiliser les moyens qui existent en tout sujet pour essayer de retrouver une place dans le monde.

J.M. : Dans ce Centre travaillent 50 psychanalystes bénévoles, vous êtes confrontés à une population variée. La précarité ne touche pas seulement ceux qui sont en bas de l’échelle sociale.

H. Freda : Absolument, ça touche l’ensemble de la population, nous avons des cadres, des Rmistes, des artistes, qui viennent nous voir parce qu’à un moment déterminé de la vie, ils se sont trouvés dans une impasse de laquelle ils n’ont pas pu sortir. Je me souviens de gens qui travaillaient dans les médias, une personne ayant des connaissances inouïes, un parcours professionnel remarquable, marqué par un effort de sa part pour dépasser une inhibition très très grande, il ne pouvait pas parler en public et son métier indiquait que c’était çà.

J. M. Il avait mal choisi son métier,

H. Freda : non, il l’avait bien choisi parce qu’il était confronté à un impossible à lui. A un moment pour des raisons économiques, il a été mis sur la touche, au chômage, et il espérait se débrouiller à nouveau très rapidement et en tenant compte de son symptôme, il a cherché ailleurs et au fur et à mesure dans d’autres postes de travail, il s’est trouvé dans une sorte de refus marqué par les différents partenaires, ce qui l’a conduit à une situation de déchéance de plus en plus marquée, en perdant toutes ses ressources, en laissant tomber famille et enfants. En 5 ans quelqu’un qui était très bien placé dans le monde se trouvait dans une situation impossible. Et en même temps, c’est ce que m’a appris la pratique, c’est qu’il attendait cela depuis des années, il attendait n’avoir plus rien. Le symptôme d’inhibition l’aidait à réaliser ce fantasme d’être rien, rien du tout. Je l’a appelé l’homme qui voulait être rien. Quand il s’en est aperçu, vouloir être rien, je me suis permis de lui indiquer ce point essentiel, il a pu alors remonter la pente, en trouvant dans ce « être rien », un point d’identification très important lié à son historie personnelle et pouvoir différencier ce qui était d’un passé psychique fantasmatique et de la réalité dans laquelle il vivait. A partir du moment, où il a pu différencier ces deux aspects, la réalité qu’il était en train de vivre, et sa réalité psychique, il y a eu un miracle. Il s’est retrouvé d ans un autre poste de travail qui au fond lui permettait, d’accepter une certaine difficulté et de ne pas être exposé constamment à l’Autre très difficile et très compliqué.

J.M. on vient d’avoir un résumé de cas clinique, on aura peut-être l’occasion d’en avoir d’autres, mais ce que vous avez constatés au cours de 4 années au CPCT, et dans l’unité précarité pour traiter ces problèmes, et vous parlez de l’irruption de nouveaux symptômes liés à ce sentiment de précarité.

H. Freda : Le problème est là, il y aura de nouvelles présentations de symptômes, plus redoutables, c’est quand la personne, le sujet, le patient, est identifié à la situation dans laquelle il se trouve. Je me souviens d’un cas, quelqu’un qui revendiquait le fait d’être chômeur, et qu’être chômeur était un travail et il avait des raisons précises pour le revendiquer, lui il faisait le nécessaire pour rester dans la situation dans laquelle il se trouvait. Ce qui rendait la tâche difficile, car il me demandait de cautionner le bien-fondé de la situation dans laquelle il se plaignait. Il y avait une contradiction. Ces patients là identifiés à la fonction de chômeur ne trouvent pas de travail parce que trouver travail pour lui, je ne veux pas généraliser, il fallait démonter cette identification, et chercher pour lui ce que représentait chercher un travail , et là les questions pour lui étaient beaucoup plus compliquées, il y avait alors une confrontation familiale, qu’est ce que c’était pour la famille le travail, le bon, le mauvais, celui pour les intelligents, les non-intelligents, il y avait une problématique familiale dans laquelle il était complètement compromis de telle sorte que trouver un travail était rentrer dans une polémique psychique qui pour lui était impossible à soutenir, de lui-même , une sorte de bagarre entre lui et les identifications au père. Choisir un travail c’était presque aller contre le père et alors, être chômeur le délivrait de cette problématique là. Comment le social donne un titre, le chômeur peut s’y identifier et ne pas vouloir sortir de cette position là.

J.M. : Là où vous faites porter votre travail, c’est le moment où à une précarité sociale, s’ajoute une précarité symbolique

Hugo Freda : Ce que nous essayons de mettre en évidence, c’est l’entrecroisement de ces deux variables, il y a une situation sociale, la précarité est très vaste à traiter, mais on voit aussi pour quelques cas jusqu’à quel point des variables psychiques, des modèles d’identification rendent en même temps la précarité psychique aussi grande que la précarité sociale. Ca veut dire qu’il y a des sujets qui ne sont pas près, ne peuvent pas accéder à l’élaboration de la situation dans laquelle il se trouve pour la dépasser. Ce qu’on essaye, c’est de donner des outils signifiants, des paroles leur permettant de se confronter à ces situations sociales d’une façon beaucoup plus adéquate.

J.M. Le risque de l’identification à son état provisoire, de chômeur, de Rmiste, ça peut devenir définitif ou un état chronique.

Hugo Freda : on peut constater cela qu’il peut y avoir une chronicisation du symptôme, le sujet identifié à son symptôme, il préfère vivre avec ce symptôme qui lui donne une définition de lui-même que sorti de cette situation là, qui le confronte à un impossible, là c’est plutôt une réalité des faits à laquelle il se sent identifié, avec de bonnes raisons. La question c’est de démonter les bonnes raisons et à ce moment là c’est pour le sujet un questionnement, pourquoi je me suis identifié à cette position là. C’est ce que comporte la rencontre avec un psychanalyste.

J.M. Le psychanalyste peut aider à dépasser ce risque de retour chronique de ces états, en comprenant la logique intérieure psychique qui conduit à ses états. Mais pour le psychanalyste, pour ce qui remonte du divan, les symptômes sont nombreux de ces états qui peuvent être différents mais qui ont tous en commun ce sentiment d’insécurité sociale, on connaît l’anxiété, la perte de l’estime de soi, le découragement, l’apathie, la honte, la peur, la perte de confiance en soi, l’isolement, vous en parliez, la peur de l’avenir. Est-ce que ce sont des symptômes pathologiques, n’est ce pas des symptômes de santé ?

Hugo Freda : Qu’est ce que c’est un symptôme au fond ? Un symptôme c’est ce qui décrit un sujet comme un symptôme, c’est de quoi la personne souffre et qu’au nom de cette souffrance vient nous voir. S’ils viennent c’est qu’ils ne peuvent plus soutenir cette identification indéfiniment, ils veulent trouver une certaine solution, c’est ce que nous essayons de faire comment sortir de cette situation d’identification pour qu’ils puissent trouver une solution autre, ces situations autres supposent le souhait d’aller au-delà de ça. Notre tâche, c’est de donner aux patients les moyens pour pouvoir sortir de la situation d’impossibilité dans laquelle ils se trouvent et en même temps, ouvrir un chemin pour lui, qu’ils puissent choisir s’ils le souhaitent d’entreprendre un travail analytique. C’est ça que comporte de rencontrer un psychanalyste.

· J. M. : le principe des analyses limitées dans le temps, très courte.

Hugo Freda : nous appelons pas ça une analyse courte. Nous essayons de produire des effets thérapeutiques le plus rapidement possible. On le voit déjà chez Freud, chez Lacan aussi, qui dit que les effets thérapeutiques peuvent s’obtenir très rapidement. Nous mettons notre attention sur ces effets, ça veut pas dire qu’on obtient toujours des effets thérapeutiques rapides. On peut dire que ceux qui viennent nous voir sortent de l’institution avec un sentiment de beaucoup moins de précarité qu’au moment où ils étaient arrivés.

J. M. Et puis la parole adressée à un psychanalyste spécialiste de l’écoute, est aussi une manière pour ces personnes de restaurer quelque part le lien social.

Hugo Freda : le point que vous venez de soulever est fondamental pour nous.

7 septembre 2006

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