jeudi 8 février 2007

Les troubles de la conduite, LE MONDE | 22.09.05

Pierre Delion, chef de service de pédopsychiatrie au CHU de Lille
"Cette notion moralise le débat là où, au contraire, il faudrait accepter la diversité"
Que pensez-vous de cette notion de trouble des conduites et de l'idée d'un dépistage précoce des enfants préconisé par l'Inserm ?
Je ne suis pas du tout adepte de ce genre de concepts. Le trouble des conduites implique une référence à une bonne conduite et à une mauvaise conduite. Cette notion moralise donc le débat là où, au contraire, il faudrait accepter la diversité de tous les parents et de leurs enfants.
Je préfère utiliser le concept de "souffrance psychique", qui indique, à un moment donné, qu'un enfant va mal. Cet enfant qui souffre dans l'interaction avec ses parents, et non à cause d'elle, tente par ce symptôme d'appeler à l'aide pour rééquilibrer son développement. Or il arrive que la fonction paternelle soit en défaut, pour des raisons très diverses : par exemple, le père (ou la mère) est malade, ou en prison, ou délirant... ; l'enfant, du fait de l'angoisse qu'il ressent, va alors réorganiser son comportement en fonction de ces éléments.
Que l'on puisse, dans certains cas, appeler cela des troubles des conduites, je ne suis pas contre, mais ce qui compte le plus c'est de dire à cet enfant que son appel a été entendu. A ce moment-là, l'important n'est pas de faire un dépistage systématique, de type Big Brother, mais de rendre possible, pour les parents, la rencontre avec des professionnels, pour accueillir cette souffrance de l'enfant et éventuellement la traiter.
Comment réagissez-vous à la préconisation de l'Inserm de familiariser le public aux concepts d'hyperactivité ou de troubles des conduites ?
Parler de souffrance psychique en ces termes peut avoir des effets délétères. Les enseignants, par exemple, se sont déjà emparés de ces catégories. Nous voyons très souvent des parents envoyés par des instituteurs qui "diagnostiquent" des troubles de type hyperactivité et déficit de l'attention. Ces notions ont envahi la société dans son ensemble, bien au-delà du milieu médical. Les parents arrivent maintenant en consultation avec une question : "Quel traitement médicamenteux prescrivez-vous pour notre enfant ?" On voit bien, en arrière-plan, se profiler les intérêts économiques des firmes pharmaceutiques.
Les enquêtes épidémiologiques en psychiatrie ne sont-elles pas légitimes ?
Il ne faut pas confondre ce qui est de l'ordre de la raison statistique et ce qui relève du travail psychique, en consultation. Quand on raisonne en épidémiologiste, on préfère compter tous les enfants qui présentent un même trouble. Tout ce qui est du côté de la raison statistique peut faciliter la compréhension de ce que cela veut dire du fonctionnement de notre société, de la place qu'on y accorde aux parents, et, surtout, de comment on peut les aider.
Mais cela ne peut remplacer l'autre plan, celui de la souffrance psychique de cet enfant qui vient me voir en consultation et dont je suis responsable, au sens de Levinas. Il me semble qu'aujourd'hui un mouvement s'organise pour conjuguer dans la clinique les concepts des deux ordres. Il y a là un problème d'épistémologie sur lequel il faut réfléchir et qui peut expliquer l'inutilité et surtout les apories d'un ouvrage comme Le Livre noir de la psychanalyse .
Que pensez-vous du violent débat qui s'est engagé entre les thérapeutes d'orientation comportementaliste et les psychanalystes à propos de la sortie de ce livre ?
La violence et l'obsolescence des arguments avancés contre la psychanalyse me paraissent totalement déplacées. Ce débat s'est organisé comme si on voulait absolument faire l'économie des liens à construire entre les statisticiens-épidémiologistes, les neuroscientifiques et les psychothérapeutes nourris de psychanalyse.
Les parents des enfants que nous soignons nous attendent sur ce terrain. C'est une démarche souhaitable et elle est possible : je fais ainsi des consultations conjointes avec Louis Vallée, le neuropédiatre du CHU de Lille, où l'on reçoit des enfants pour hyperactivité, pour des troubles autistiques, et bien d'autres... Je peux vous assurer que les parents nous sont reconnaissants de voir des médecins qui essaient de raisonner en termes de complémentarité, en tentant de dépasser le manichéisme stérile de l'opposition des orientations.

Propos recueillis par Cécile Prieur
Article paru dans l'édition du 23.09.05

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