jeudi 8 février 2007

Le bon sens …pourquoi ça s’oublie ?

Stéphane GERMAIN

Lors de notre rencontre du 14/02/06, Françoise et Marie-Odile revenaient sur cette question relative à l’oubli de ce « quelque chose » qui constitue les rapports humains et sociaux dans nos pratiques quotidiennes. Je cite les propos de Françoise : « Moins on repère la structure de la langue qui permet de créer le monde, plus le monde devient moralisateur. On perd son propre lieu d’énonciation pour avoir à la place un « bon sens » (…) Le transfert, c’est l’usage de la langue dans le rapport entre les hommes ». Et Marie-Odile de rappeler la nécessité pour FREUD d’en passer par une conceptualisation du fantasme et d’abandonner sa théorie de la séduction.
C’est dans l’écoute de ses patientes que FREUD en arrive à l’idée suivante que ces dernières ne parlent pas exclusivement à partir du lieu de leur vécu social et d’évènements traumatisants, mais que leurs propos témoignent d’un autre lieu, celui d’une réalité psychique (imaginaire, fantasmatique). Tournant, dans la théorie freudienne qui va donner un relief différent à l’écoute du sujet.
Ceci ne pourrait rester que du domaine de la pensée théorique et intellectuelle si toute personne ayant (fort) affaire à des enfants et/ou adultes au sein d’une relation pédagogique, éducative ou de soins, n’en faisait chaque jour l’expérience. Seulement l’expérience, à laquelle nous faisons référence, naît d’une rencontre, au sens où entre deux personnes il peut se dire, se parler des choses pour que des effets s’ensuivent. Avec ce bémol, aucune garantie à cela, ni d’assurance concernant les effets.

J’évoquerai sous forme de vignette, Rachel, rencontrée dans le cadre d’une pratique : Celle-ci vient consulter (terme qui fait pour elle sens, médical) pour des soucis d’angoisse. Elle se dit insatisfaite de ce qu’elle vit, précisant néanmoins avoir « tout pour être heureuse », mari gentil, beaux enfants, grande maison … Elle ne comprend pas qu’avec tout cela elle puisse souffrir, et en ressent même de la culpabilité. Son entourage ne manque pas, d’ailleurs, de le lui souligner ; il y en a tant d’autres qui auraient de « vraies » raisons de se plaindre.
En dépit de cela et du bon sens (celui des autres) elle vient parler. On lui a dit que parler lui ferait du bien. Elle n’y croit pas trop, mais elle veut bien essayer. Elle se sent ridicule d’être là face à un étranger, à ne savoir que dire, d’autres en auraient bien plus besoin qu’elle, précise-t elle, et pourraient parler de choses bien plus graves.
Au fil des semaines, elle égrène la litanie des : « c’est nul ce que je dis », « qu’est ce que je pourrais dire d’intéressant ? », « ce que je dis, je pourrais le dire à n’importe qui », « qu’est ce que vous pensez de ce que je dis, c’est intéressant ? », « si c’est pour dire ça, autant ne pas venir », « je dois être ridicule à vous parler comme ça ». Elle revient à chaque rendez-vous, pour interroger sans cesse ce que peut bien vouloir dire pour elle parler.
Ce qui faisait sens pour Rachel, dans sa vie (maison, mari, enfants…), n’opère plus. Son désir ne rentre plus dans les cases du sens qu’elle s’était forgée pour vivre. Rachel s’engage dans une Autre expérience, celle de « l’évidage » du sens de ses mots.

Rachel a connu une enfance heureuse (pas de maltraitances), ne relève ni des services sociaux (absence de précarité sociale et matérielle) ni de la psychiatrie (n’a pas de « troubles »), ses enfants suivent une scolarité normale et ne sont pas en danger (sans « troubles des conduites »), son mari (non alcoolique) ne la bat pas, ni ne viole leurs enfants. S’il fallait trouver sens à sa démarche à partir d’une codification médico-sanitaire, ou d’un protocole de soins, rien ne justifie qu’elle vienne consulter (et en plus gratuitement). Mais Rachel se montre tout à fait ignorante des textes et protocoles en tous genres, elle souffre, donc elle vient parler. Je pourrais moi-même tenter de lui prouver qu’elle va bien… au regard des dits textes. Après tout pourquoi ne le ferais-je pas ? Deux raisons à cela :
- Rachel n’y entendrait rien à mon discours. Là où elle me parle de la loi de son désir, je lui parlerais de la loi des « textes ».
- Ce serait oublier l’expérience de ma propre parole et des effets qui en ont découlés en terme de désir.
Dans le premier cas, le risque est de passer à côté de la rencontre, celle qui peut avoir lieu dans le transfert.
Or, le point commun de tous ces textes, rapports, guides méthodologiques, protocoles, circulaires, notes administratives, qui ont pour vocation de dicter un savoir faire de la pratique, est d’opérer une rupture d’avec ce type de rencontre orienté par le transfert. De là, il ne peut en résulter, de ces textes, qu’une succession de préceptes incompréhensibles, du point de vue de l’expérience, mais plein de bon sens de l’évidence pour le lecteur extérieur (étranger à ce type d’expérience). D’où peut être la réaction du lecteur de ces textes, que je nommerai extérieur, énoncée en ces termes : « Il n’y a rien à comprendre là-dedans. C’est clair. Ce qui est recommandé tombe sous le sens et relève de l’évidence !».
Pourquoi ces textes offrent-ils l’apparence de la bienveillance et de la simplicité au premier lecteur venu, alors qu’ils font crier d’horreur ceux à qui ils sont censés être destinés ?

A propos du bon sens. Le « bon » serait du registre de ce qui est présupposé être souhaitable pour tout individu. Le « sens » pourrait constituer celui qui fait cause commune. Ainsi ces écrits (rapports, protocoles…), pensés et réfléchis par experts et spécialistes, tendent à la conception d’un individu, pour lequel l’état de santé (mental et physique) souhaité, soit le meilleur possible, et le milieu social, dans lequel il évolue, exempt de violence ou de délinquance promptes à remettre en cause son équilibre.
De même tout professionnel, au plus proche de la lettre de ces textes et protocoles, relatifs à son domaine de compétence, ne devrait rencontrer de difficultés dans son travail et mener à bien sa mission d’éduquer, d’enseigner… dans la plus parfaite harmonie.
Qui pourrait remettre en cause le bien fondé d’un tel programme ? Certainement les sceptiques qui ne croient pas aux mirages (fantasmatiques) du bonheur pour tous.
Le bon sens ne relèverait-il pas de l’indiscutable, soit ce qui ne peut se contester et donc ce qui ne peut que s’imposer ?

Rachel se méfie du sens qui était jusqu’alors bon pour elle. Ce qui s’impose à elle, n’est contestable par personne, c'est-à-dire que quelque soit l’assertion explicative qu’un autre pourrait lui servir, celle-ci n’aurait aucun effet. Rachel le sait pour avoir épuisée toutes les (ses) théories du sens avant de se décider à parler.
De mon côté je ne peux donc recourir à la pratique du sens (ce que vous avez c’est…) puisque Rachel m’impose sa voix, dans la mesure où je décide de la suivre. Ne s’offre alors pour moi, que cette voix du transfert pour accompagner Rachel, voix sur laquelle toute bonne recommandation devient inutile parce que prise dans le non-sens.

Stéphane GERMAIN
05/03/06

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