jeudi 8 février 2007

L’enseignement d’une langue à l’épreuve d’un savoir sur son caractère de fiction

Sébastien Dauguet, Collège Politzer, La Courneuve


Résumé : A l’heure où nombre de jeunes enseignants découvrent non sans souffrance ce qui les sépare d’élèves en rupture avec l’Ecole, la didactique de l’anglais situe sa problématique autour de la question de la communication. Les avancées de la psychanalyse pointent cependant l’impossibilité de cerner l’outil langagier uniquement à partir du sens qui se transmettrait entre les sujets énonciateurs car le sujet s’exprime toujours à partir d’un rapport au réel qui lui est singulier. De telles intuitions obligent à reconsidérer l’enseignement des langues et à interroger la promotion par la linguistique du sujet énonciateur au détriment du sujet de l’inconscient. On relèvera à cet égard qu’un savoir sur le sujet du désir est particulièrement précieux dès lors que nous tentons d’enseigner, par exemple, ce qui distingue présent simple et présent BE + ing en anglais.

Mots-clés : langue ; linguistique ; réel ; didactique ; psychanalyse


L’impasse d’une didactique édifiée sur le sujet du sens

Actuellement, l’enseignement de l’anglais se fonde sur une approche dite communicationnelle ou communicative. Elle a eu pour grand intérêt de déstabiliser à une certaine époque des approches qui visaient l’appropriation de savoirs plutôt que la construction de savoir-faire par l’élève. Les objectifs grammatical, lexical et culturel étaient trop souvent enseignés sans que l’élève ne pratique la langue, sinon par le biais d’exercices structuraux dont les bénéfices étaient limités : les élèves étaient ensuite aptes à produire des phrases, mais n’avaient pas les outils ou les moyens de se poser en sujets énonciateurs capables d’assumer un discours propre et audible par des pairs anglophones. L’approche actuelle privilégie à juste titre le sens à donner aux activités à la forme à transmettre : les élèves doivent devenir, grâce à la figure tierce qu’incarne l’enseignant, acteurs de leur apprentissage avant de devenir des locuteurs de la langue étrangère autonomes. Le cours est avant tout basé sur les productions orales des élèves, que provoque un professeur-médiateur à partir de documents déclencheurs de parole, notamment des documents audio. Les objectifs sont mieux serrés : les objectifs linguistiques (grammatical, lexical mais aussi phonologique) doivent être intégrés et sont au service de l’objectif communicationnel, lequel doit être articulé aux objectifs méthodologique et culturel. Le travail oral préalable au travail de l’écrit permet en outre de développer la capacité des élèves à soigner la dimension phonologique de leur prise de parole : l’écrit n’est présenté que dans l’après-coup de l’appropriation de la langue orale.
Aborder la langue prioritairement à partir d’une perspective communicationnelle, c’est-à-dire sur la base du sens qui se transmet entre locuteurs, n’est pour autant pas un geste innocent. S’engouffrer dans cette voie va à l’envers de ce que la psychanalyse nous enseigne du sujet du signifiant : si le sujet humain n’a d’existence que s’il consent à s’aliéner aux lois du langage et de l’échange, ou plus exactement aux lois du symbolique, qui lui sont enseignées par une figure de l’Autre préalable, parent ou enseignant, le petit d’homme ne s’inscrit dans la langue de l’Autre et ne se lie à la communauté humaine qu’à partir d’un « trognon de parole[1] » qui a valeur de jouissance. La psychanalyse, et plus encore depuis Jacques Lacan, a détrôné le sujet du sens pour éclairer ce qui se joue dans la civilisation. Elle a ainsi pu démontrer que tout sujet parle à partir du mal-entendu d’avant le sens, la « lalangue », qui lui sert d’appui pour élaborer sa réponse au réel d’où il a pu surgir et son rapport à l’Autre social, et donc au langage, qui le soutient. Chaque civilisation fonde ses propres fictions et développe des solutions qui lui sont propres pour s’orienter dans une existence dont finalement personne ne détient La clef, et témoigne de la sorte que l’Autre est lui-même une fiction, une fiction nécessaire qui participe à la distinction des générations et soutient le désir de chacun de ses membres[2].
Très souvent aujourd’hui, l’acte de communication prévaut sur le plaisir des mots tandis que le lien phatique masque un refus de porter son attention sur le discours de l’autre. De même, sont négligés la valeur « troumatique » du signifiant, qui ne saurait être entendu du point d’où il est énoncé, et le malentendu de structure qui scelle le destin d’un sujet divisé entre le lieu de son énonciation et le lieu de son énoncé. Si le langage est perçu seulement comme véhicule de sens, il ne peut qu’être référé à un Autre préalable apte à sanctionner ce sens. Or, comment le sens pourrait-il atteindre quelque plénitude que ce soit quand le sens du message s’origine du point de réel hors sens qui détermine chaque sujet singulier et non un Autre extérieur qui serait apte à évaluer le message ? En effet, l’Autre préalable au réel n’existe pas et la question de l’origine du sens est vaine[3], d’où la tentation pour l’enseignant qui ne veut rien en savoir de se figer en Autre qui sait quand il est acculé à l’impasse du non-sens. La tentation est d’autant plus grande que là où Jacques Lacan nous a enseignés que la langue est une fiction qui « mi-dit » comment une civilisation s’y prend pour s’orienter dans l’existence, l’enseignant de langue est actuellement convié à percevoir une langue comme la « cible » d’un apprentissage. D’où la nécessité de se dégager de tout jugement quand le sujet ne sait pas ou ne comprend pas, et d’autant plus quand resurgit, face à des « sujets apprenants » en rupture scolaire, le désir fou d’inscrire La langue dans leur chair ou la tentation de fuir. Quand le sujet en manque de sens ne détient aucun savoir sur la jouissance qui l’oriente, ne parvient plus à échapper à la tentation de naturaliser son expérience, et se voue finalement à faire de Sa manière d’user de la langue La norme, ne devons-nous pas rappeler que l’invention définit le cœur même d’une langue :

[…] on ne fait que s’imaginer […] choisir [la langue qu’on parle effectivement]. Et ce qui résout la chose, c’est que cette langue, en fin de compte, on la crée. Ce n’est pas réservé aux phrases où la langue se crée. On crée une langue pour autant qu’à tout instant on lui donne un sens, on donne un petit coup de pouce, sans quoi la langue ne serait pas vivante. Elle est vivante pour autant qu’à chaque instant on la crée. C’est en cela qu’il n’y a pas d’inconscient collectif. Il n’y a que des inconscients particuliers, pour autant que chacun, à chaque instant, donne un petit coup de pouce à la langue qu’il parle.[4]

La didactique des langues a cru échapper au règne de la norme en se dégageant du concept de faute pour formaliser la notion d’erreur. Or, nous découvrons après quelques années que le passage de la faute à l’erreur équivaut au passage d’un Autre à un autre, de l’Autre de la religion à l’Autre de la dite science linguistique, et a fait le lit d’un nouvel Autre de la Vérité qui escamote la confrontation du sujet à la castration symbolique :

Dans la littérature didactique actuelle, erreur et faute ne sont pas synonymes. La faute dénote l’accident de parcours et ne se rattache à aucun système. Elle résulte d’un lapsus, d’une inattention, ou encore d’un travail insuffisant, et constitue tout simplement un écart par rapport à la norme.
L’erreur a un intérêt théorique beaucoup plus grand, car elle reflète le niveau de compétence atteint par l’apprenant à un moment donné de son parcours. Ce niveau de compétence, appelé aussi interlangue, est une grammaire provisoire et évolutive qui diffère plus ou moins de la langue de référence, la langue cible. Le processus de construction des règles internes par l’élève n’étant pas directement observable, la parole (la performance) est notre seule voie d’accès à cette interlangue, et les erreurs constituent des traces qui nous renseignent sur le stade d’appropriation atteint. Il en découle qu’un apprenant peut rectifier lui-même une faute, mais pas une erreur, dans la mesure où cette dernière émane d’une grammaire interne transitoire insuffisamment développée pour permettre l’autocorrection.[5]

Que le terme de faute soit mis à l’écart, après avoir permis de situer sur le même plan, et de bannir, des éléments qui « mi-disent » des vérités refoulées dont nous devrions justement tirer enseignement pour donner du jeu à la langue, est une heureuse nouvelle. Néanmoins, la référence à l’erreur, tout comme la référence à la faute, se fonde sur une croyance en l’Autre, qu’il s’agisse du maître enseignant ou d’un Autre de la langue imaginarisé, et ouvre donc la voie à une conception normative de la langue.
La psychanalyse pointe l’idée que le ratage est le destin du sujet mais aussi sa chance car il lui évite de se fondre dans le réel de la jouissance. Le texte de Kathleen Julié a le mérite de donner à lire les impasses d’une pédagogie qui a foi en l’existence et de l’erreur et d’une langue cible. Certes, l’adulte doit enseigner les semblants qui lui ont permis d’exister aux adolescents pour qu’ils puissent tracer leur chemin à partir d’un certain héritage culturel. Parce qu’elle est le lieu de la loi, la langue transmise fait nécessairement exister une certaine norme, à partir de laquelle le sujet peut se positionner et agir dans le lien social. Pour autant, cette norme est-elle un repère certain quand on sait qu’aucune civilisation ne peut se construire sans produire de déchet ? Que la linguistique ait choisi d’étudier la langue d’un point de vue synchronique ne signifie pas qu’il ne s’agit pas là d’une simplification, à la fois utile et artificielle. Parler de la langue à partir d’un point qui lui serait extérieur relève in fine du mythe. Le sujet baigne dans le langage, « il n’y a [donc] pas de métalangage[6] », seulement des bouts de métalangage. De fait, l’enseignant ne pourra jamais enseigner que des bouts de langue qui s’articuleront progressivement et que l’élève s’approprie pour se faufiler dans la supposée langue cible. L’erreur n’est une erreur que par rapport à un semblant, ce qui en relativise la gravité : elle permet de serrer ce qui cloche dans l’advenue du sujet dans le signifiant de l’Autre mais indique aussi que le sujet apprenant parle d’un autre point que le sujet enseignant.
La définition de l’erreur par Kathleen Julié vise à dédramatiser l’apprentissage, car l’erreur est indispensable à la maturation du petit d’homme. Elle a par ailleurs pour fonction de rappeler à l’enseignant que partir de l’erreur de l’élève, au lieu de la condamner ou de l’occulter, n’est pas dépourvu d’intérêt. L’analyse de l’erreur a l’immense avantage d’aider à cerner ce qui fait difficulté dans l’apprentissage et favorise donc l’invention de nouveaux outils didactiques et pédagogiques. Cependant, le travail de Kathleen Julié n’en repose pas moins sur l’existence de la langue cible, et l’on devine les interrogations qui menacent de surgir quand vacillent les semblants à partir desquels le sujet s’oriente. Quand le doute s’installe quant à l’existence de La langue, on entrevoit comment une civilisation peut en venir à chercher son être dans l’erreur ou dans la mort, et notamment dans l’erreur de l’élève. A notre sens, le problème de notre civilisation ne réside pas tant dans notre usage de La langue, qu’il s’agirait de sauver, que dans notre incapacité à assumer notre finitude et à nous faire responsables de l’infinitude de notre désir. Savoir justement, notamment grâce à la psychanalyse, que le « parlêtre » n’existe que de s’être séparé de son être de jouissance et que vouloir le récupérer, c’est risquer de voir se déchaîner la pulsion de mort, oblige à l’humilité. Au terme de l’analyse, ne devons-nous pas admettre que nous sommes tous condamnés à l’« interlangue », divisés entre les signifiants que nous tirons des Autres qui nous ont éclairés au fil de notre existence, et donc voués à rater l’être par le biais d’une langue que nous devons constamment réinventer à partir des conditions épistémologiques de notre présent, parce qu’elle ne saurait toucher que de biais au réel ? Le réel n’est pas tout dans la langue. Il ne fait que s’y « mi-dire », et est donc toujours en partie ailleurs. Ce n’est donc pas tant la langue qui est à transmettre que ce qui se « mi-dit » ainsi par le biais de la langue, à savoir la castration symbolique[7]. Elle ne peut s’enseigner sans un savoir sur la langue ni sans un savoir sur lalangue, et donc ne s’apprend que de se traduire toujours autrement pour chacun d’entre nous. N’est-ce pas pour cela que, quand l’artifice devient une valeur suprême pour être ensuite naturalisé, l’élève exige que du jeu s’introduise dans la relation pédagogique, au risque parfois d’être brutal ou maladroit ? Les interventions des élèves dérangent, car elles nous rappellent que nos conceptions du monde et du langage sont vouées au dépérissement si nous les laissons se figer.


De la possibilité d’un déplacement à partir de ce qui fait énigme

La psychanalyse a le mérite de poursuivre son élaboration à partir de l’idée que quelque part le sujet ne sait pas, mais soutire une satisfaction de son penser, de son dire et de son agir, bref jouit à partir d’identifications supportées par des signifiants de l’Autre. Fortes de ce savoir sur la jouissance et sur l’inexistence fondamentale de l’Autre, les figures qui ont marqué l’histoire de la psychanalyse ont pu pointer le fait qu’enseigner, de même que gouverner ou être analyste, est une tâche impossible[8] car le sujet apprend toujours à partir d’un point inattendu, là où nombre de philosophes de l’éducation soutiennent, au risque de masquer une certaine complexité de la pratique pédagogique, que l’enseignement de connaissances et la transmission d’une culture sont encore réalisables[9]. Qu’enseigner soit une tâche impossible devrait-il nous conduire au désespoir ? Le rôle de l’enseignant de langue n’est-il pas avant tout de permettre aux élèves de rencontrer de nouveaux signifiants, des signifiants étrangers, qui les décentrent et qu’ils font leurs en un même temps, pour façonner une place qui leur est propre dans un lien social qu’ils mettent au travail ?
Nos élèves demandent à mettre des mots sur ce qui les interroge et ne sont pas toujours aussi passifs que certains voudraient le faire croire. Les documents qui provoquent les élèves sont très précieux, notamment les documents publicitaires, les photographies et les affiches. Face à une affiche pour Moschino, qui montre une femme en bikini attachée à un mur comme les accessoires de la ligne de vêtements, les élèves mettront souvent un certain temps avant de dire qu’elle apparaît en objet sexuel, d’une part parce qu’ils ne le perçoivent pas toujours, d’autre part parce qu’ils sont à leur manière très pudiques quand il s’agit d’évoquer sérieusement le corps sexué. Face à une affiche publicitaire pour Ralph Lauren qui ne fait pas la publicité d’un objet, mais d’un cadeau offert en fonction de la quantité de produits achetés chez Macy’s, les élèves sont stupéfaits, presque dérangés, de découvrir qu’une certaine ambiguïté se dégage du document. Quel est le cadeau bonus : la serviette autour de la taille d’un homme athlétique dont on ne voit pas la tête, l’homme lui-même, ou la possibilité qu’il se donne en spectacle sans la serviette ? Et les élèves de prendre conscience, autrement, que la publicité ne vend plus des objets mais sa marque, de découvrir que l’être humain se fait l’objet de l’Autre à trop vouloir plaire.
Au fond, il est probablement plus pertinent de susciter le désir d’apprendre chez les élèves que de leur fournir un savoir qui se prétendrait complet et de suivre les trajets des élèves dans leur singularité plutôt que de s’en tenir à un supposé Savoir. La langue anglaise n’est en effet pas en reste quand les apparentes déviations au programme ou les méandres de la vie nous entraînent vers d’autres rivages. Au cours de la séquence sur le thème « fashion » que j’ai pu construire pour ma classe de 3ème, j’ai posé la question : « What are you wearing? », avant de glisser vers : « So what do you wear? Why do you wear those clothes? ». Détail intéressant, les élèves ne comprirent pas mes deux dernières questions, et commencèrent à répondre : « people always wear […] », pour dénoncer l’attrait pour les grandes marques de sujets qui ne vivent que par le biais du miroir de l’autre… Il est nécessaire de partir aussi souvent que possible du lapsus, pour montrer alors que chaque sujet dit plus sur lui-même qu’il ne le croit. N’est-ce pas quand les élèves ne peuvent plus parler d’eux-mêmes et de leur difficulté à assumer leurs propres contradictions, qu’ils passent du spécifique : « I am wearing […] » au générique : « People wear […] » ? Ne constate-t-on pas, en tout cas, que dès que le sujet de l’inconscient n’est pas prêt à toucher à ce qui l’oriente, ou refuse l’idée d’être aliéné au langage et agi par un réel à son insu, il court le risque de projeter sur l’autre ce qui fait tache en lui ?
A partir de ce détail, j’ai pu, pour la première fois, enseigner BE + ing de manière presque satisfaisante, du moins à mes yeux. Un ami canadien m’avait déjà témoigné son étonnement quant au fait que le présent BE + ing était souvent abordé dans les manuels scolaires français après le présent simple. En effet, n’est-il pas typique de notre culture d’enseigner d’abord ce qui touche au général quand les anglo-saxons accordent la priorité à la pragmatique et au situationnel[10] ? L’approche énonciativiste de la langue anglaise pose que le sujet de l’énonciation use de la forme en BE + ing pour commenter une situation là où il utiliserait la forme simple pour se désengager de son propre discours[11]. Il me semble que cette approche peut être complexifiée, voire même précisée, à l’aide d’un savoir non pas sur le sujet de l’énonciation, ce sujet conscient porté aux nues par la linguistique, mais sur le sujet de l’inconscient. Le présent BE + ing n’est-il pas avant tout employé par un sujet happé par un point de réel qui l’interpelle ou l’interroge, voire le sidère ? Quand le sujet emploie le présent BE + ing, ne dit-il pas, de biais, qu’il est plus regardé par le réel qu’il ne le voit, plus causé qu’il ne cause, et que c’est pour cela justement qu’il en cause ? Ceci expliquerait le lien analysé par les linguistes les plus éminents entre la forme BE + ing et l’idée de répétition, la notion de rappel anaphorique ou de reprise, l’arrêt sur image, ou encore l’agacement du locuteur, car si le sujet ne peut que causer de et sur ce qui le cause, manquer le réel qui le fait parler et qu’il imaginarise du fait de ne pouvoir le saisir, sa parole, forcément frustrée, ne peut que transpirer sa subjectivité. A l’inverse, la forme simple ne s'emploie-t-elle pas non pas tant lorsque le sujet ne fait pas de commentaire, ce qui tendrait à laisser penser qu’un sujet peut dire La vérité sur le réel, que lorsqu’il propose une approche plus généralisante, plus scientifique, plus factuelle, des faits observés, comme s’il tentait de se situer au-delà de la parole fantasmatique ?
J’ai choisi de faire conceptualiser par les élèves l’emploi de BE +ing, et plus précisément du présent BE + ing, à partir de la séquence intitulée « Fashion » et de la publicité pour la ligne Moschino évoquée plus haut. Face à la jeune femme qui s’exhibe sur fond bleu, les élèves ont à juste titre noté : « She is only wearing a swimsuit », avant de formuler l’idée autrement : « She probably never wears a swimsuit outside. » Il ne me semble pas anodin que ce BE + ing soit employé par des élèves confrontés de plein fouet à un corps sexué à un âge où ils s’interrogent tant sur leur propre sexuation. BE + ing ne donne-t-il pas à lire à l’autre la fantasmatique du sujet énonciateur ? Il y a en effet arrêt sur image, et les élèves ne voient que « ça ». Lors de la formulation de la valeur de BE + ing, les élèves et moi-même avons finalement opté pour une phrase simple mais qui me semble plutôt juste : « Le présent BE + ing s’emploie pour faire référence à des gestes ou des actions actuels qui nous interpellent et dont nous souhaitons parler[12]. » J’ai ensuite amené la classe à schématiser l’idée par le biais d’un œil qui observe une action, mais plutôt que de diriger la flèche de l’œil vers l’action, nous avons décidé de diriger la flèche de l’action vers l’oeil. Peut-être faudrait-il ensuite ajouter une flèche de l’œil vers une bulle de bande dessinée, pour rappeler que le détail perçu provoque la prise de parole, mais complexifier le schéma à l’excès rendrait difficile d’accès ce qui peut être compris de manière plus simple. Le rebrassage de la forme BE + ing, par le biais de la photographie d’un enfant en train de coudre des ballons de football Nike, apparemment au Pakistan, a permis plus tard d’introduire la forme simple pour tirer des généralités sur ce qu’ils ne voient pas dans l’image, mais qu’ils savent, à savoir l’exploitation des enfants à travers le monde, parfois par les grandes marques. Je ne suis alors pas entré dans les détails concernant l’imposture que comporte l’usage de la forme simple, quand on sait qu’elle est aussi le biais par lequel s’expriment des préjugés et des généralisations à l’emporte-pièce, nous l’avions cependant entr’aperçue plus tôt grâce à une méprise rapportée plus haut.
Ces analyses ouvrent, du moins pour moi, des pistes de travail, car la distinction présent simple / présent BE + ing recoupe largement la distinction « automaton » / « tuché » opérée par Jacques Lacan dans Les Quatre concepts fondamentaux de la psychanalyse[13], puis reprise par Jacques-Alain Miller par le truchement de la dyade « inconscient savoir » / « inconscient sujet » dans Les Us du Laps[14]. Elle pointe notamment la tentation du sujet de s’enfermer dans la répétition et la routine, c’est-à-dire dans un automaton, en réponse à son désir de ne pas trop savoir ce qui l’oriente. La tuché est ce qui surgit du réel, pointe ce que l’automaton a d’artificiel, voire de mensonger, et oblige à l’authenticité. La rencontre de nos élèves ne doit-elle pas être l’occasion de déjouer les pièges d’un savoir mort qui nous protège certes d’un réel traumatisant, mais peut nous couper aussi de la réalité ? De même, ne devons-nous pas déjouer la tentation de nos élèves de s’enfermer dans une jouissance autistique qui les couperait de toute vie sociale ? Le livre pour enfants qu’a pu écrire récemment Emily Gravett, Wolves[15], me semble précieux en ce qu’il peut nous aider à enseigner le présent simple d’une façon un peu originale, en classe de 5ème par exemple. Il raconte l’histoire d’un lapin qui lit un livre justement intitulé Wolves (le nôtre ? En tout cas, la couverture du livre dans le livre paraît l’indiquer…) afin de ne pas savoir qu’il est un mets de rêve pour les loups. Au fil des pages, le lecteur lit le livre du lapin. La lecture voyageuse du lapin autour du loup, que les illustrations rendent à merveille, témoigne de l’inconscience d’un petit animal qui déchire son ouvrage quand il découvre, après avoir cru maîtriser sa lecture, que la figure du loup le regarde : s’il a pu dans un premier temps négliger les détails descriptifs les plus dérangeants, concernant par exemple les griffes de son Autre, il perçoit maintenant sa petitesse et sa finitude, bref, le tragique de sa situation de vivant. Le texte ne porte-t-il pas finalement tout entier sur la castration symbolique ? Le lapin n’incarne-t-il pas notre destin d’humain ? Le texte sur la jaquette, qui exploite le procédé de la mise en abîme à la manière d’un Cervantès, le confirme, toujours de biais :

Too many rabbits believe everything they read in fairy stories.
A wolf’s favourite food is NOT small girls in red hoods.
Use this book to find out
- where wolves live
- how many teeth they have
- what they really like to eat

Le livre met en évidence que l’acte de lecture ne donne pas tant à lire un compte-rendu objectif, sur ce qu’est un loup, qu’une fiction qui mi-dit une vérité essentielle : le sujet ne lit jamais le texte à la lettre, car s’il le faisait, il ne pourrait exister. L’auteur réinvente d’ailleurs la fin de l’ouvrage, en recollant des bouts des corps du loup et du lapin, et en ajoutant qu’aucun lapin n’a été mangé pendant l’écriture du livre. Le présent simple ne dévoile jamais La vérité promise à distance. D’une part, il reste un semblant : en désincarnant le savoir, le sujet perd tout accès au réel, à moins d’y mettre, quand même, du sien. D’autre part, le texte touche toujours au réel qui fait mal et peut donc contenir un signifiant qui vous touche au plus vif de vous-même, comme le terme de « rabbits » pour le pauvre lapin démuni. Tout l’ouvrage démontre la nécessité de jouer des deux formes verbales que sont présent simple et présent BE + ing pour toucher au réel sans s’y effondrer, même si aucune forme en BE + ing n’est employée. Si la forme en BE + ing n’est jamais utilisée, n’est-ce pas parce qu’elle touche à l’insupportable ? Que les élèves décrivent les images, et ils emploieront naturellement le présent BE + ing pour aborder ce que le lapin se refusait à admettre : « The rabbit is walking around the wolf », ou encore : « The wolf is staring at the rabbit ». D’innombrables activités peuvent être constituées pour que les élèves puissent insérer leur être dans un texte qui touche à notre vérité, divisés que nous sommes entre savoir et jouissance. Je compte pour ma part distribuer le texte sans illustration, pour que les élèves créent leurs propres images à partir du texte, avant d’être confrontés au travail final d’Emily Gravett, et à un questionnement sur l’objet-livre. Une piste parmi d’autres, qui offre certainement une chance de vivre autrement le langage, de réinventer notre rapport à la langue, plutôt que de nous laisser fossiliser par un automaton toujours plus pesant. Car, au fond, en réinventant constamment notre métier, ne déjouons-nous pas aussi le risque de plaquer un cours tout fait, ce qui est particulièrement risqué concernant le présent simple… Etrangement, le cours sur le présent simple relève en effet souvent autant de l’automaton que ce que la forme elle-même exprime : combien de fois pendant leur parcours scolaire les élèves n’ont-ils pas répété qu’ils se lavaient tous les matins à 7h30, quand on sait que ce n’est pas vrai pour tous ? Or, chaque cours, de même que chaque instant, ne doit-il pas être l’occasion de réinventer le monde que nous partageons le temps de nos vies ? Une telle exigence est inaccessible sans le décentrement de l’enseignant lui-même, car elle n’appelle à rien d’autre qu’à « un effort de poésie[16] ». Pour autant, notre époque, qui promeut des figures de l’Autre toujours plus intolérantes, est-elle propice au déploiement d’une telle ambition ?
[1] Philippe Lacadée, Le Malentendu de l’enfant : Des enseignements psychanalytiques de la clinique avec les enfants, Paris : Payot, 2003, p. 100.
[2] Voir Eric Laurent et Jacques-Alain Miller, L’Autre qui n’existe pas et ses comités d’éthique, séminaire 1996-1997 inédit.
[3] Notons que c’est justement à partir de cette invention que la linguistique a pu se couper de la philologie. Voir Michel Foucault, Les Mots et les choses : Une archéologie des sciences humaines, Paris : Gallimard, 1966.
[4] Jacques Lacan, Le Séminaire, livre XXIII, Le Sinthome (1975-1976), Paris : Seuil, 2005, p. 133.
[5] Kathleen Julié, Enseigner l’anglais, Paris : Hachette, 1995, p. 132.
[6] Jacques Lacan, « La Science et la vérité », in Ecrits, Paris : Seuil, 1966, pp. 855-877, p. 867.
[7] Voir Jacques Lacan, Le Séminaire, livre XVII, L’Envers de la psychanalyse (1969-1970), Paris : Seuil, 1991, p. 141.
[8] Voir Sigmund Freud, Préface à August Aichhorn, Jeunes en souffrance (1925), Paris : Les Editions du Champ Social, 2000, et Jacques Lacan, Le Triomphe de la religion précédé de Discours au catholiques, Paris : Seuil, 2005, pp. 69-73.
[9] Voir la rencontre-débat organisée par la Maison des Enseignants le 11 janvier 2006 au Lycée Saint Louis à Paris : « Enseigner des connaissances et transmettre une culture, une mission impossible ? »
[10] Une fois cette réserve formulée, il me semble néanmoins important d’enseigner indirectement la forme simple par le biais de blocs lexicalisés dès le début de l’année, notamment quand elle sert à exprimer ses goûts, car la forme n’est pas étudiée en tant que telle, mais pour servir des besoins de communication primaires.
[11] Voir notamment les travaux de Janine Bouscaren.
[12] Je n’ai pas touché à l’emploi de la forme BE + ing pour évoquer des sensations (ex : « I’m liking it » ou « He is feeling sad »). Il me semble néanmoins possible, à partir de ce qui a été dit en classe, de cerner l’enjeu de la forme dans ces énoncés.
[13] Jacques Lacan, Le Séminaire, Livre XI : Les Quatre concepts fondamentaux de la psychanalyse (1964), Paris : Seuil, 1973.
[14] Jacques-Alain Miller, Les Us du laps, séminaire 1999-2000 inédit.
[15] Emily Gravett, Wolves, London : Macmillan, 2005.
[16] Jacques-Alain Miller, Un effort de poésie, séminaire 2002-2003 inédit.

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